Écrivain et critique française, Danièle Gasiglia-Laster est spécialiste de Victor Hugo, de Marcel Proust et de Jacques Prévert. En collaboration avec son mari, Arnaud Laster, elle a publié les Œuvres Complètes de Prévert dans la bibliothèque de la Pléiade.
Elle nous fait l’amabilité de nous autoriser à reproduire une nouvelle inédite qu’elle avait écrit il y a quelques années en hommage à la collaboration entre Jacques Prévert et Marcel Carné : La Traversée de l’écran.
Nous la laissons vous raconter la genèse de son écriture.
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Marcel Carné s’est rappelé à mon bon souvenir un soir de mai 2011. Une nouvelle écrite il y a de nombreuses années, sortie d’une pile de papiers, m’a invitée à remonter un peu le temps.
Était-ce en 2000, année du centenaire de la naissance de Jacques Prévert que j’avais écrit cette nouvelle ? C’est bien possible puisque c’était un peu après notre installation à Créteil, qui date d’octobre 1997. Nous fréquentions assidument, comme aujourd’hui, les Cinémas du Palais, salles d’Art et d’Essai qui doivent leur nom à la proximité du Palais de Justice. Ils proposaient un concours de nouvelles ayant pour sujet… le cinéma. L’idée m’amusa et je décidai d’y participer. La spécialiste de Prévert que je suis décida d’évoquer des films qu’elle connaissait particulièrement bien pour les avoir maintes fois analysés : ceux de Marcel Carné sur des scénarios de Jacques Prévert. Mais il ne fallait pas, bien sûr, proposer un texte de critique.
J’inventai donc un conte qui, dans mon esprit, serait un hommage à Carné et à Prévert mais aussi à d’autres cinéastes que j’aime beaucoup, notamment Woody Allen et Luchino Visconti. Le point de départ en serait le petit chien du Quai des brumes, qui, dans le monde que je recréais, allait m’inviter à traverser l’écran et à entrer dans ces films que j’avais tant aimés.
Trois prix devaient être décernés : le premier prix gagnait un an de cinéma, le deuxième six mois, le troisième trois mois. Le nom du troisième fut donné ; puis celui du deuxième. Et à ma surprise j’entendis : « Premier prix : Danièle Gasiglia-Laster ».
Je traversai la salle sous les applaudissements, me prenant presque, quelques instants, pour une star du Festival de Cannes, afin d’aller retirer le « bon » qui me permettrait d’aller au cinéma gratuitement, une longue année durant, autant que je le voudrais. C’est Philippe Harel en personne qui me le remit. Il avait réalisé en 1997 un très bon film avec Isabelle Carré dans le rôle principal : La Femme défendue, entièrement tourné en caméra subjective. Son Extension du domaine de la lutte était également une oeuvre intéressante.
Je lui expliquai ma réticence à l’égard de Houellebecq qui avait tenu des propos imbéciles sur Prévert. Il répondit avec gentillesse et sagesse, expliquant qu’il connaissait le romancier depuis longtemps : c’était un être instable, déchiré, qui aimait la provocation mais pour lequel il avait de l’affection. Il me félicita à nouveau pour ma nouvelle et je partis avec mon « bon » pour une année de cinéma. C’est ainsi que grâce à cette « traversée de l’écran » je pus pénétrer dans quelques films de grande qualité, parmi lesquels American Beauty (Sam Mendes), Ça commence aujourd’hui (Bertrand Tavernier), Les Convoyeurs attendent (Benoît Mariage), Coup de foudre à Notting Hill (Roger Michell), Dans la peau de John Malkovich (Spoke Jonze), Rembrandt (Charles Matton), Sleepy Hollow (Tim Burton) ou Vénus Beauté (Tonie Marshall).
J’abandonnai ma nouvelle sur un fichier où elle a probablement disparu avec un vieil ordinateur et où elle serait morte avec lui si ces feuilles sorties par hasard d’une pile de vieux papiers ne m’avaient rappelé ce concours et cette intrusion imaginaire dans le monde du cinéma.
LA TRAVERSEE DE L’ECRAN
Une nouvelle de Danièle Gasiglia-Laster
Le ciel était d’un bleu pervenche et le lac de Créteil, enluminé de reflets d’or, prenait des airs de lac italien. Sept cygnes d’un blanc éclatant avançaient dans le miroitement du soleil avec une lenteur majestueuse. C’était comme une invitation à la promenade. Mais mon cinéma d’Art et d’Essai préféré donnait une rétrospective des films réalisés par Carné d’après des scénarios et dialogues de Jacques Prévert. J’abandonnai donc les cygnes, le soleil et le ciel aux couleurs de mer, pour le Quai des brumes et son ciel plombé.
Le mot « Fin » et le générique apparurent puis la salle s’éclaira. « On projette Les Enfants du paradis dans une heure, j’ai le temps de flâner dehors », pensai-je sans que cette velléité fût suivie d’effet. Les spectateurs sortirent les uns après les autres et je ne sais pourquoi je restai rivée à mon fauteuil. Au moment où je me décidai enfin à me lever, un petit chien blanc à poil ras, avec une grosse tache noire autour de l’oeil gauche, s’avança vers moi et me fit des fêtes.
– On ne se connaît pas mais tu es bien sympathique. Tu as perdu tes maîtres?
Le chien me regarda en penchant légèrement la tête de côté. J’avais l’impression d’avoir déjà vu ce charmant bâtard.
– Mais oui… tu ressembles étrangement au chien du film… à celui qui s’obstine à suivre Jean partout et qui réussit à se faire adopter par lui…
A mes paroles, l’animal se mit à remuer la queue et à frétiller d’un air joyeux. Puis il se dirigea vers la sortie, s’arrêta à la porte et me regarda comme s’il voulait me signifier de le suivre. Ce que je fis.
Au lieu de déboucher comme d’habitude devant le Palais de Justice de Créteil près duquel se trouvait le cinéma, je me retrouvai sur un étrange boulevard. Les maisons étaient toutes très anciennes. Des gens déguisés passèrent devant moi, puis un fiacre surgit. Que faisait ce fiacre dans cette rue? Tournait-on un film? Je cherchai des yeux le petit chien mais il avait disparu. C’est alors que se produisit une suite d’événements étranges. Une femme s’avança vers moi en souriant. Elle ressemblait à s’y méprendre à Arletty dans Les Enfants du paradis. Elle portait la robe que Mayo a dessinée pour Garance, quand elle apparaît pour la première fois boulevard du Temple. Je ne voyais pas de caméra et je me demandais ce qui pouvait bien se passer. Je décidai d’interroger la jeune femme.
– Vous jouez Arletty?
Elle me regarda étonnée:
– Que voulez-vous dire?
– Vous êtes en train de tourner dans un film sur Arletty et vous incarnez l’actrice, n’est-ce pas? Vous lui ressemblez tellement!
– Qui est Arletty? Vous devez confondre… Moi, je m’appelle Garance, c’est un nom de fleur!
J’éclatai de rire. Non seulement cette femme ressemblait à Arletty mais elle avait aussi son sens de l’humour…
– Vous plaisantez!
– C’est mon prénom qui vous étonne? Mon vrai nom c’est Claire. Claire comme le jour. Claire comme de l’eau de roche…
– Je vous en prie, arrêtez de me faire marcher…
– Je ne fais marcher personne. Certains me courent après, c’est leur affaire. D’autres se contentent de me regarder. Mais ce jeune homme, de l’autre côté du boulevard, ne se satisfera pas d’un regard…
Le jeune homme, qui portait une redingote et un chapeau haut de forme, traversa la rue et se dirigea vers nous… enfin… vers elle…
– Ah!… vous m’avez souri! Ne dites pas non… vous m’avez souri…
Est-ce que je rêvais? C’était bel et bien Pierre Brasseur en Frédérick Lemaître…
Au moment où j’allais interroger ce nouveau sosie, le petit chien réapparut. Il s’avança vers moi et toucha ma jambe avec sa patte. Puis il se dirigea vers le coin d’un immeuble. Je compris qu’il voulait encore que je le suive. J’étais irrésistiblement attirée par ce guide à quatre pattes qui exerçait sur moi un pouvoir mystérieux et je m’éloignai de Frédérick. J’eus seulement le temps de l’entendre dire à Garance: « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour… »
Devant moi s’élevait un grand château du Moyen Age. Je me retournai et je constatai que le Paris du XIXe siècle dans lequel je m’étais un instant promenée s’était évanoui. A sa place s’étendait un paysage aride. Au loin, un homme faisait de grands gestes avec le bras droit: il semait, me semblait-il, des graines, et je me demandais ce qu’il pouvait bien vouloir faire pousser dans un pareil désert. Des gens vêtus d’étranges tuniques et de collants sortirent par le pont-levis du château. Je m’éloignai en apercevant un ours gigantesque tenu par un homme avec une chaîne, et je me retrouvai dans un paysage champêtre, où les fleurs frémissaient doucement au souffle d’un vent léger. Le murmure d’une fontaine se mêla au chant des cigales. L’air était doux et je me sentais enveloppée par une amicale chaleur.
Je m’approchai de la fontaine et me penchai sur l’eau. Mais au lieu d’y voir se refléter mon visage, j’y aperçus ceux d’Alain Cuny et Marie Déa, ou plutôt ceux de Gilles et Anne, les amants des Visiteurs du soir. Puis j’entendis une voix et un bruit que je ne pus identifier. A quelques mètres, un homme vêtu de noir, avec une veste richement brodée de fils d’or, des collants serrés sur ses jambes maigres, cravachait les deux amants qu’il venait de figer en statue et hurlait: « Mais c’est leur coeur que j’entends… » Puisque j’étais enfermée dans ce monde, autant participer aux conversations… ou du moins, dans le cas présent, briser un monologue pour le moins hystérique.
– Vous ne pouvez rien contre eux! Ils s’aiment d’un amour plus fort que la mort…
L’homme en noir s’arrêta de hurler et de cravacher la statue. Il me regarda en fronçant les sourcils. Je pensai, après mon échec précédent, qu’il était inutile de lui demander s’il était Jules Berry… Il considéra d’un air affligé mes jeans et mon tee-shirt puis me dit :
– Comment oses-tu me narguer, ridicule créature?
– Pourquoi ridicule?
– Parce que tes vêtements sont ridicules! Regardez-moi ça! Quelle mode suis-tu?
– Tu n’es pas très futé pour un diable… Je suis habillée à la mode du XXe siècle finissant…
Le diable se conduisit vraiment en diable. Il se jeta sur moi avec sa cravache et tenta de me donner un coup. Mais curieusement, ses coups semblaient me traverser, comme si j’étais faite de vent.
– Qui es-tu, pour me défier ainsi? cria-t-il. C’est l’autre qui t’envoie?
– Qui, l’autre?
– Le grand prétentieux… celui qui s’imagine avoir tout créé…
– Mais non, voyons! Je suis un être réel, voilà tout. Toi, tu n’existes pas.
Jules Berry, ou plutôt le diable, émit des cris aigus, m’insulta, tenta sur moi quelques farces et attrapes qui échouèrent. Je commençai à être rassurée. J’avais, par je ne sais quel prodige, traversé l’écran, mais ces créatures imaginaires ne pouvaient rien contre moi. On dit d’un acteur de grand talent qu’il crève l’écran… moi, simple spectatrice je l’avais crevé de l’autre côté… et sans doute n’étais-je pas la seule. On rit, on pleure, on a peur pour ces êtres qui sont censés ne pas exister, et un beau jour on se retrouve parmi eux, parce qu’on a trop ressenti, vu, écouté à travers eux, parce qu’on les a haïs ou aimés comme s’ils étaient faits de chair et d’os.
Le petit chien du Quai des brumes refit son apparition et je compris qu’il me conduisait dans un autre film. J’identifiai très vite le bistrot des Portes de la nuit, surtout après avoir aperçu Jean Vilar…je veux dire le personnage qui se prétend le Destin…près du comptoir, regardant les clients de ses yeux sombres et fous, jouant avec son harmonica une musique douce comme une caresse, tout en contraste avec son air terrible. Diego, attablé près de la fenêtre avec ses amis, reconnut cet air. Il l’avait entendu autrefois… Le Destin se dirigea vers la table de Diego et échangea quelques mots avec lui. Une voiture s’arrêta devant le restaurant et Pierre Brasseur fit son entrée. Je me souvenais… Il allait boire un verre et repartir aussitôt. Moi qui savais comment finissait le film, je me demandais si je pouvais prévenir Malou et Diego, leur permettre d’éviter ce qui les attendait. Je n’avais que quelques secondes pour aller jusqu’à la voiture pendant que le Destin, tirant les rideaux, montrerait à Diego le visage de la jeune femme à travers la fenêtre… Je gagnai en hâte la sortie pour tenter d’expliquer à Malou ce qui risquait de se passer si elle ne se méfiait pas de Pierre Brasseur… je ne me souvenais plus du nom de son personnage…
L’homme à l’harmonica surgit devant moi.
– Tu veux me faire concurrence, n’est-ce pas? C’est impossible… tu ne peux pas changer le cours du destin…
Il essaya de me saisir le poignet mais il fut aussi impuissant que le diable. Sa main se ferma sur le vide.
– Je comprends, me dit-il… Comment ai-je pu me laisser prendre… tu n’existes pas…
Vexée, je lui répliquai:
– C’est vous qui n’existez pas! Vous n’êtes qu’un personnage de film, un être fictif!
– Erreur, me dit-il avec un sourire ironique. Ici, c’est toi, qui es un personnage fictif, puisque tu ne fais pas partie de notre histoire. Vas-y… Préviens Malou! tu verras…
– Vous êtes jaloux, lançai-je, vous voudriez mener l’intrigue à votre guise et je vous gêne…
Je me précipitai vers la jeune femme.
– Madame, Pierre Brasseur est dangereux…zut… comment s’appelle donc le personnage ?…l’homme avec qui vous êtes est malfaisant… il vous tuera…Vous allez tomber amoureuse d’Yves Montand… de Diego, l’homme qui est dans le bistrot et qui vous regarde. Partez avec lui très loin. Le film finit mal. Vous allez mourir si vous n’échappez pas à Brasseur.
Il est vrai que mes propos étaient assez incohérents.
– Pauvre folle! dit Malou en haussant les épaules.
Brasseur revint. Je vis la voiture s’éloigner et l’homme qui disait s’appeler le Destin partir du même côté. Je me décidai à le suivre. Il sentit immédiatement ma présence et il se retourna.
– Que veux-tu, encore ?
– Je vous en prie, aidez-moi à la sauver. Ce film est si triste.
– Nous n’y pouvons rien, dit l’homme, cela doit être ainsi…C’est comme si tu voulais changer le passé…
– Il ne s’agit pas du passé… le film est loin d’être fini.
– Il est écrit et tourné. Mais réfléchis un peu… Malou ne meurt pas puisqu’elle est destinée à renaître. Malou vivra la même histoire d’amour et mourra tuée par Georges -celui que tu t’obstines à appeler Pierre Brasseur- puis revivra et mourra à nouveau. Tant qu’il existera des hommes et des femmes qui aimeront le cinéma, tant qu’il y aura des salles où on projettera le film, Malou vivra…
– Mais…vous, les personnages de films, vous n’avez pas d’autre vie que celle qui est racontée sur l’écran? Vous paraissez si vrais…
Le Destin sourit. Il me semblait moins terrifiant, vu à l’intérieur du film.
– Nous avons une autre vie… celle que nous invente chaque spectateur.
– Vous voulez dire que… si j’imagine l’enfance de Malou, Malou va vivre l’enfance que je lui inventerai?
– Celle que tu lui inventeras mais aussi celle que d’autres lui inventeront… Les êtres humains oublient trop souvent de rêver, d’inventer des histoires…Les rêves ont pourtant un pouvoir extraordinaire… Pourquoi ignorez-vous à ce point la force des rêves?
– Merci, vous m’avez beaucoup aidée.
Le Destin me regarda sans un mot. M’approuvait-il? Je ne sais…Il avait compris ce que je voulais faire. Puisque notre imagination, à nous spectateurs, est si puissante, je pouvais changer le sort de Malou. Je me dirigeai vers un banc, j’enfouis ma tête dans mes mains et je me concentrai.
Pendant que Diego marche désespéré dans la ville, à l’hôpital une infirmière pousse un cri. Elle vient de s’apercevoir que le coeur de Malou bat encore. Les autres infirmières et le médecin accourent autour de la jeune femme Elle n’est pas morte. Ses yeux s’ouvrent…
– Ce n’est pas bon, comme fin, s’esclaffa le Destin qui était resté auprès de moi et qui avait lu dans mes pensées.
– C’est que… j’ai très peu de temps… j’aurais besoin de réfléchir, de travailler mon rêve…
Il haussa les épaules.
– A mon avis, tu perds ton temps. Il faudrait changer les dix dernières minutes: Georges tirant sur Malou, l’opération à l’hôpital, les infirmières regardant Diego avec un silence désespéré. Et cela est impossible…Tu peux imaginer une suite au film mais tu ne peux pas en modifier le cours… Ce qui est tourné est tourné… Tous les films ne peuvent pas avoir une fm heureuse. Mais je te laisse…j’ai beaucoup à faire…
Je le vis s’éloigner dans l’ombre et le chien apparut dans la nuit. J’étais fatiguée. Si je ne pouvais rien pour ces êtres de pellicule, que faisais-je dans leur monde? Je commençai d’ailleurs à avoir peur. Comment retourner de l’autre côté ? J’étais à la merci de ce petit chien imaginaire…
– S’il te plait, lui dis-je, ramène moi dans mon univers…je me sens perdue…
Pour toute réponse, il pencha la tête comme à son habitude, avança de quelques pas et se retourna pour voir si je le suivais. Je n’avais pas le choix. Il était bien décidé à me conduire où bon lui semblait. Comme il ne respectait absolument pas l’ordre chronologique, je me demandais si j’allais être propulsée dans les décors de Jenny, de Drôle de drame ou du Jour se lève. A moins que mon facétieux petit cabot ne me conduisît dans les paysages de La Marie du Port, ce film de Carné que Prévert n’a pas signé mais auquel, dit-on, il a beaucoup contribué.
« J’aurais dû aller plutôt voir la rétrospective des films de Visconti, pensai-je. Je me serais peut-être retrouvée à Venise… »
A l’instant même, je perçus une musique belle et triste. Un chant de femme s’éleva, comme une lamentation. Aschenbach, le personnage incarné par Dirk Bogarde, était devant moi, sur sa chaise longue, livide sous son maquillage outré. Il regardait le bel adolescent assis sur le sable, parlant à un autre adolescent, brun et vigoureux. Puis les deux garçons se battaient et Aschenbach voyait le beau jeune homme se faire malmener par son adversaire, dans un combat à la fois brutal et érotique. La jeune brute plongea le visage de Tadzio dans le sable mouillé…
Aschenbach souffrait dans son corps et dans son coeur, voulait porter secours à Tadzio mais n’avait même pas la force de se lever. Puis le garçon brun voulut consoler Tadzio qui le repoussa et s’avança lentement vers la mer. Alors, l’adagietto de Mahler commença à occuper l’espace, à participer au mouvement des vagues. Tadzio paraissait comme un dieu antique surgi de la mer, sa silhouette se découpait sur les flots illuminés par le scintillement du soleil. Ces éclats de soleil, faisant feu de tout miroir, transformaient une bande d’eau de mer qui stagnait sur le sable en ruisseau de diamants. Et la plage, la mer et le ciel, fondus dans une vaporeuse chaleur échangeaient leurs couleurs et leurs formes comme dans un tableau impressionniste. Ebloui, Aschenbach se mourait. De son chapeau coulait la teinture noire de ses cheveux, semblable à un filet de sang, et sur son visage se dessinait un léger sourire triste. Il regardait vers la mer lumineuse, vers ce bel adolescent fragile dont l’ombre se détachait sur le rivage comme celle d’un oiseau prenant son vol. Le jeune homme gracile fit un mouvement avec la main qui me rappela La Création du monde de Michel-Ange…
Il montrait l’infini, le ciel, il semblait lointain et mythique, il paraissait éternel. Le musicien esquissa lui aussi un geste avec la main, comme pour effleurer cette main levée vers l’horizon puis s’écroula sur l’accoudoir de sa chaise. Il venait de mourir mais, devant moi, la mer, devenue soudain d’un bleu profond et vif qui tranchait avec la caressante clarté du ciel, me susurrait doucement: « Ce n’est pas la fin… tant que tu aimeras ce film et les autres, ces personnages continueront à exister. La beauté est immortelle, l’imagination et les rêves des hommes peuvent réinventer la vie. »
(c) Warner Bros.
Le film était, semble-t-il, terminé, mais la musique se poursuivait et j’étais restée dans ce cadre splendide, de soleil et d’or. Le jour faisait place à la nuit, lui laissant en souvenir son baiser de rose rouge. Dans quel univers le petit animal allait-il à présent me plonger? Voudrait-il me faire savoir ce qu’est une vie de chien pour Charlie Chaplin ? me faire cueillir la rose pourpre du Caire de Woody Allen? mais dans ce film, puisque le personnage sort de l’écran, où allais-je donc, moi, me retrouver si je le suivais? Est-ce que j’allais connaître l’incroyable vérité de Hal Hartley, savoir comment un homme peut-être héros malgré lui chez Stephen Frears? Partirais-je dans une soucoupe volante vers des rencontres du 3ème type avec Spielberg? A moins que Kieslowski ne me fasse voir la vie en bleu, en blanc ou en rouge, ou que je ne me retrouve parmi les paysages enneigés et feutrés des rêveurs de Tom Tykwer ou dans le monde sans pitié des héritiers de Stephan Ruzowitzky?
Dix minutes s’écoulèrent. Je continuais à entendre le flux et le reflux des vagues mais j’étais à présent plongée dans la nuit. Alors je fermai les yeux et je vis une fillette blonde aux yeux clairs marcher sur la plage ensoleillée en éclatant de rire.
– Qui es-tu, lui demandai-je?
Sa réponse me parut énigmatique:
– Ce que tu veux… Je suis un miroir… je suis la face cachée du destin… je suis la clef des songes… je suis un souvenir… je suis le présent et le passé… je suis le hors temps…je suis la vie et la mort… la présence et l’absence…le réel et l’irréel…
Elle regarda vers la mer et se mit à fredonner Les Feuilles mortes : « Tu vois je n’ai pas oublié… »
J’ouvris les yeux. Devant moi le visage de Leonardo di Caprio, cadavérique, s’enfonçait dans l’eau. Des gens pleuraient, criaient et s’agitaient tandis que Le Titanic, lugubre, agonisait et les entraînait avec lui. Cette fois ça tournait au cauchemar. Mais je réalisai tout à coup que j’étais dans un fauteuil face à un écran de cinéma.
– Ce n’est pas le bon film!
– Taisez-vous! Chut! Silence!
Des têtes se tournèrent.
Je sortis, obligeant tous les spectateurs qui étaient sur la même rangée que moi à se lever. Je dus essuyer des murmures de désapprobation et quelques soupirs. J’allai interroger la caissière qui me connaissait bien.
– Que se passe-t-il, lui dis-je? On ne donnait pas Les Enfants du Paradis, cet après-midi?
– Vous n’y êtes pas du tout! Les Enfants du paradis, c’était la semaine dernière… Cette semaine on donne une rétrospective des films racontant le naufrage du Titanic. En ce moment, c’est le dernier, celui de Cameron.
– Mais… je n’ai pas le souvenir d’avoir pris un billet pour ce film… je croyais être venue voir Les Enfants du Paradis…
La caissière me regarda avec perplexité.
– Vous êtes fatiguée, peut-être…un peu d’air frais vous fera du bien…
Dehors, le ciel était gris et une pluie fine et nonchalante tombait sur les passants et dans la rue. Que s’était-il donc passé? Je n’avais pas pu dormir pendant une semaine dans cette salle de cinéma, tout de même… On m’aurait chassée…
Je retournai voir la caissière.
– Dites-moi… Il faisait un temps magnifique, n’est-ce pas, ce matin, avant la première séance?
– Vous voulez rire! Il pleut depuis des jours… Quand je pense qu’il faisait si beau la semaine dernière…
Je rentrai chez moi pour me faire une tasse de thé, savourer quelques madeleines et me coucher de bonne heure. Soudain je me rappelai avoir pris un somnifère… hier soir …ou peut-être avant-hier soir… Je n’avais guère l’habitude de ces drogues-là… ça m’avait sans doute un peu troublé l’esprit. Dehors la pluie continuait à tomber. Je me penchai vers la fenêtre et j’aperçus, assis au coin de la rue, le petit chien à l’oeil cerclé de noir. Oui, pas de doute, c’était bien lui. Il regarda dans ma direction, se leva, remua la queue, pencha la tête sur le côté et fit quelques pas. Je descendis en courant. Il avait disparu.
« Arrête de te faire ton cinéma, tu as sans doute rêvé tout ça. Mais tout de même… le petit chien…je l’ai bien vu de ma fenêtre! comme c’est bizarre… » J’avais dû penser tout haut car la gardienne montra le bout de son nez et de sa pantoufle et me cria:
– Vous avez dit bizarre?
FIN