Cet entretien est paru dans le quotidien Le Monde daté du 15 mai 1992
par Danièle Heymann
Autour du petit homme rond, gravite une foule un peu obséquieuse et cosmopolite. Producteurs (il y en a plusieurs de diverses nationalités), décorateur et directeur de la photo prestigieux et italiens (Mario Garbuglia et Pasqualino de Santis), attachée de presse britannique. Le petit homme a l’air de trouver ça drôle et un peu inquiétant. Il vous regarde et lance sans préavis, comme un sésame, un code conjuratoire : « 13/7 ». C’est le résultat de sa plus récente prise de tension. A quatre-vingt-cinq ans, après huit ans de silence – son dernier film, la Merveilleuse Visite, date de 1974 – Marcel Carné a été jugé bon pour reprendre du service.
Il se prépare au tournage imminent de Mouche, d’après Guy de Maupassant. Cinq garçons amoureux de la même fille, les canotiers sur la Marne, Renoir et Monet dans le décor, le Moulin de la Galette reconstitué, musique de Michel Legrand, 52 millions de budget… On le félicite. Il bougonne, presque timide : « Je suis très heureux, mais un peu effrayé aussi. Le poids des Enfants du Paradis ne cesse de m’écraser. On attend de moi que je refasse le même film, aujourd’hui. Comme si c’était possible! On ne cesse de m’en proposer des transpositions en comédie musicale. J’apprends qu’il se danse un ballet sur le thème. En fait, les Enfants me gâchent la vie. Déjà, pour terminer le film, parce que c’était pendant la guerre et que le producteur, Painlevé, avait des ennuis, j’ai été obligé de vendre la maison de mes parents. Mais ça, je ne l’ai jamais regretté. »
« Ma tendresse pour les Impressionnistes »
Marcel Carné n’est pas aigri, pas amer, seulement acerbe, comme il a toujours été. Il avoue comment, lorsqu’il a arrêté de tourner, il a été presque content, craignant à cette époque de « tomber dans un académisme desséchant ». Mais il ne faudrait pas croire pour autant qu’il a chômé pendant huit ans. Non, il est devenu spécialiste de programmes audiovisuels de prestige commandités par les municipalités, Lourdes (pour un portrait de Bernadette), Albi et Toulouse-Lautrec, la Martinique… Ça s’est gâté en préparant Paris. « Le producteur voulait du classique, du chronologique, commencer à Lutèce, finir à la Défense. Très peu pour moi, qui allais plutôt vers des collages surréalistes…»
Quand à la genèse de Mouche, elle remonte selon Carné, aux années 30. « Ça ne me rajeunit pas, mais c’est vrai. A l’époque, j’étais critique de cinéma, pas méchant d’ailleurs. J’ai voulu faire un film, un petit, je n’avais pas d’argent, pour voir le paysage de l’autre côté de la barrière, juger de la difficulté de la chose. J’ai choisi d’aller me promener sur les bords de la Marne, où j’avais vu, adolescent, la ruée des dimanches. Bon, je ne vous raconte pas ce qu’il est advenu de mon petit film : René Clair l’a vu, m’a engagé comme assistant, etc. Mais c’est bien à ce moment-là que s’est éveillée ma tendresse pour les impressionnistes, ce sentiment que j’ai d’entretenir avec eux une sorte d’intimité, que l’on retrouvera dans Mouche j’espère. Ainsi je reconstituerai plutôt leur vision que la réalité. Je me suis aperçu que lorsque Monet et Renoir peignaient la Grenouillère, la fameuse guinguette dans l’île de Croissy d’où l’on voit la Seine dégagée, à perte de vue, ils trichaient, fermaient la perspective. Je tricherai aussi. Et puis j’ai eu un petit scrupule, je ne voulais pas qu’on puisse, dire que je « copiais » des toiles illustres. J’ai alors pensé à Jacques Feyder ; il ne s’est pas gêné dans la Kermesse héroïque pour faire des plans à la Franz Hals, et ça n’était pas mal du tout.»
Mouche, dont Marcel Carné veut faire « une étude de moeurs souriante, soulignez souriante », n’a pas été facile à mettre sur pied. L’adaptation et les dialogues avaient déjà été mis au point avec Didier Decoin lorsqu’un premier producteur déclare forfait : « Il voulait que je lui fasse un film Hermès au prix de Tati. » Les chaînes de télévision sollicitées se montrent « atroces », sauf Canal Plus. Enfin, cette fois-ci, tout est prêt. Et l’adorable, la troublante Mouche, qui supportera en bonne partie le poids du film sur ses épaules de seize ans, a été trouvée. Un délicieux brugnon velouté, qui fait des photos de publicité depuis qu’elle est bébé et séduisait récemment le Voleur d’enfants, Marcello Mastroianni. Elle s’apppelle Virginie Ledoyen et « n’a pas encore vu beaucoup de films de monsieur Carné ».
Monsieur Carné fut de tout temps un sacré découvreur de talents. Quand a-il su que Michèle Morgan… Il interrompt d’un geste : « Tout de suite, à la première minute de son essai pour Quai des brumes. Jean Gabin avait accepté de lui donner la réplique, elle était terrorisée. Elle n’a jamais été meilleure que ce jour là.»
Qu’a-t-il pensé du Van Gogh de Pialat ? Il n’aurait pas choisi, lui, de ne s’intéresser qu’aux semaines qui précèdent la mort du peintre, mais Pialat est certainement un des metteurs en scène français qu’il préfère, celui dont il se sent le plus proche. « Dites, vous croyez que ça ne le vexera pas que je dise ça? » Marcel Carné, à nouveau, s’intimide. Que tournera-t-il après Mouche ? Il sourit : « Rien, vous savez bien que ce sera mon dernier film.»
DANIÈLE HEYMANN
La photo suivante a été prise par jean-christian bourcart/ agence rapho.
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