Entretiens de Marcel Carné

1980 – Entretien AUDIO avec Marcel Carné par Edward Turk

en partenariat avec le site DVDCLASSIK

Edward Turk est professeur de Littérature française et de cinéma au célèbre MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Cambridge, Massachusetts. Il est également docteur en Lettres françaises de l’université de Yale. Il a publié notamment un livre sur le romancier français du 17° siècle Gomberville (Baroque Fiction-Making) en 1978 ainsi qu’une biographie en 1998 de l’actrice et la chanteuse d’opérette et d’opéra Jeanette MacDonald qui a débuté avec Ernst Lubitsch en 1929 (Hollywood Diva, a Biography of Jeanette MacDonald). En 1996, il a été nommé Chevalier des Arts et des Lettres en France. Il écrit en ce moment une étude sur le théâtre français contemporain.

Le livre qu’il a consacré à Marcel Carné (Child of Paradise, Marcel Carné and the Golden Age of French Cinema) a été publié en 1989 à la Harvard University Press avant d’être traduit en 2002 chez L’Harmattan (Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma français 1929-1945). L’ouvrage américain a reçu un prix de la Theatre Library Association en 1990, et la version française a gagné en 2003 le Prix du Syndicat de la Critique du cinéma pour le meilleur livre étranger.

Notons que cette traduction sauf pour un seul chapitre sur « Carné et la Nouvelle vague » s’arrête dans la carrière de Carné en 1945 et donc censure d’une manière regrettable toute la deuxième partie de l’original, de 1946 à la fin, c’est-à-dire des Portes de la Nuit à La Merveilleuse Visite renforçant l’impression désastreuse que les films de Carné après la guerre ont peu de valeur.

Il est donc révélateur que cela soit à un universitaire américain que l’on doit la première et la seule étude sérieuse sur toute la carrière de Carné, à croire qu’en France il n’intéresse personne.

Bref, les extraits de l’interview que vous allez pouvoir lire et entendre sont inédits et exclusifs. Edward Turk m’a très aimablement autorisé à les reproduire sur ce site (ainsi que sur celui de DVDCLASSIK que je remercie au passage).

Cette interview fut la première d’une longue série qui dura une bonne partie des années 80. Lors de l’un de ses voyages à Paris, Edward Turk se souvient avoir été invité par Roland Lesaffre à un déjeuner avec Carné et Arletty (qu’il avait déjà interviewée) et avoir été fasciné par l’amitié et la joie qui les unissaient. En 1981, il invita Carné à venir à Boston, où se trouvent les archives de Marcel Carné à la French Library, pour présenter le film Thérèse Raquin et débattre avec les étudiants.

Au début de l’année 1980, cela fait sept ans que Marcel Carné a tourné son dernier film La Merveilleuse Visite. Puis en 1977, il avait tourné un documentaire sur les mosaïques de la basilique de Monreale en Sicile et continuait à avoir des projets de films dont l’inachevé Mouche en 1992.

Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés auparavant et l’interview qui débute durant un dîner dans un restaurant de la rive gauche à Paris se poursuivra dans un taxi puis dans l’appartement de Carné et durera près de trois heures. C’est un document inestimable car c’est la possibilité d’entendre Carné parler plus librement de sa carrière, jusqu’à aller à se confier lors de rares moments comme celui où il parle de l’influence de la mort de sa mère (lorsqu’il avait cinq ans) sur sa sensibilité, sûrement le moment le plus émouvant de cette interview.

Edward Turk terminera son livre sur Carné par ses mots : « Les films de Carné corroborent la vision baudelairienne selon laquelle chagrin et mélancolie sont les composantes fondamentales de l’art. Ils confirment que les sentiments de perte, d’exil et d’impuissance peuvent engendrer des oeuvres d’une beauté profonde« .

 

Un dîner avec Marcel Carné dans un restaurant de la rive gauche à Paris le 07 janvier 1980.

Par Edward Turk

Table des Matières : Cliquez sur le chapitre pour vous y rendre directement.

1 – NOGENT, LES EXPRESSIONNISTES et LES IMPRESSIONNISTES
2 – JENNY et FEYDER
3 – LES VISITEURS DU SOIR et DOMINIQUE ANDROGYNE
4 – LES PLANS NUS DE BARRAULT ET ARLETTY
5 – CARNE, SA MERE
6 – SON HYPER-SENSIBILITE
7 – CARNE, APOCALYPSE NOW ET VOYAGE AU BOUT DE L’ENFER
8 – CARNE ET SON DON
9 – CARNE ET JEAN RENOIR
10 – LA SCENE DU MEURTRE DANS LE JOUR SE LEVE

 

 

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1 – NOGENT, LES EXPRESSIONNISTES et LES IMPRESSIONNISTES

Ecoutez l’extrait de cette interview (activez le lecteur ADOBE FLASH pour écouter cette interview) :

Marcel Carné : Mais à propos de « Nogent », vous savez pourquoi j’ai fait ce film ? C’est parce que je voulais…J’étais critique, et un jour j’étais fatigué, exaspéré de gagner ma vie du travail des autres. Et je me suis demandé si j’étais capable de faire quelque chose dans le cinéma. Il n’y avait pas d’autres solutions alors que d’acheter un petit appareil pas très cher. Le tout m’a coûté 9 000 francs. Et j’avais pensé quand j’étais un peu plus jeune que c’était vraiment un spectacle très curieux et très beau. Ces centaines de milliers de gens qui quittaient Paris le dimanche qui s’en allaient dans les banlieues, danser dans les guinguettes au bord de l’eau, faire de la nage, de l’aviron et j’ai pensé à faire ça. Et ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai réalisé que finalement j’avais subi l’influence des Impressionnistes et de Monet, de Renoir, de Sisley. Et finalement les guinguettes de Nogent c’est un peu l’équivalent de la Grenouillère de Maupassant laquelle a été peinte par plusieurs impressionnistes. Mais ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis rendu compte de ça.

Edward Turk : Mais la structure même du film, c’est une variante sur « Berlin, symphonie d’une grande ville » de Walter Ruttmann non ? c’est un peu l’inverse où l’on quitte la ville et on montre les gens durant la journée.
M.C : Ça je n’ai pas du tout été influencé par Ruttmann. Si je l’avais été ça aurait été plutôt par « Rien Que Les Heures » de Cavalcanti… Alors, je l’ai d’abord fait pour moi pour savoir si j’étais capable de faire quelque chose. Je l’ai fait de A jusqu’à Z puisque j’ai imaginé l’histoire, j’ai pris moi-même le cadre, j’ai fait moi-même le montage et puis un jour il me l’a été demandé par des gens qui tenaient le Studio des Ursulines, qui était l’une des rares salles d’art et essai, c’était la plus connue, ils avaient ouvert avec « La Rue Sans Joie ». Et à ma grande stupéfaction, ils l’ont diffusé avec un film américain qui s’appelait « La Rafle » de Josef von Sternberg avec George Bancroft. Et le film a eu une presse extraordinaire. Il y a même Alexandre Arnoux qui dans les Nouvelles Littéraires a écrit « où je me trompe ou nous tenons un homme de grande classe ». le film a très bien marché et René Clair l’a vu et il m’a engagé comme 2°assistant dans « Sous Les Toits de Paris ».
La seule copie de ce film est resté chez moi dans des placards peut-être 30 ans, et puis un jour par Roland Lesaffre, je rencontre le directeur de la revue l’Avant-Scene qui me dit qu’il a un club qui s’appelle « le Club des Invisibles » qui projette des films tous les dimanches matins. Donc j’accepte, mais j’avais un peu peur, et j’étais plus ému le matin de la présentation que si c’était un film nouveau ! J’avais oublié le film et j’avais peur que ce soit très vieux, que ça déçoivent les gens, et il y a eu un enthousiasme extraordinaire que je n’ai pas compris. A tel point qu’à la sortie Pierre Prévert m’a dit : « mais t’as refait le montage?  Car tu étais drôlement en avance ». Finalement l’Avant-Scene m’a dit qu’ils pourraient exploiter ce film. Alors ils ont été très moches, en ce sens que sans rien me dire ils ont commencé à le passer dans des ciné-clubs et toujours sans rien me dire, ils l’ont sonorisé eux-même et brutalement je me suis trouvé devant le film avec des airs que je n’aime pas du tout. Dieu sait si je connais les javas, l’accordéon… Ça aurait pu être bien pire mais ça aurait pu être bien meilleur…

E.T : Le dernier plan, celui de l’accordéoniste, me paraît être la clef du film et l’une de vos films. C’était un véritable aveugle ou c’était un acteur ?
M.C : Non, c’était un acteur, plutôt un camarade…

E.T : Et pourquoi terminer le film avec cet accordéoniste ?
M.C : C’était pour terminer sur une note nostalgique, c’est la fin d’une journée, le lendemain on va voir…déjà dans le train on va penser…au travail du lendemain, c’est fini. Vous comprenez ?

E.T : Mais lui probablement reste à Nogent, non ?
M.C : Oui mais ça n’a pas d’importance qu’il soit de Paris ou de … d’ailleurs dans mon idée ce n’est pas véritablement un aveugle, c’est un vrai garçon qui a la vue très faible et met des lunettes noires…

 

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2 – JENNY et FEYDER

Ecoutez l’extrait de cette interview (activez le lecteur ADOBE FLASH pour écouter cette interview) :

E.T : Nous en arrivons à Jenny. Vos mémoires servent de contradictions à tout ce qui a été écrit concernant la genèse du film parce que la plupart des sources disent que vous l’avez réalisé mais que c’était avant tout vraiment le projet de Feyder qui avait tout préparé…
M.C : Absolument pas ! Il n’y a qu’une chose ou deux. On m’a demandé, le producteur, que Feyder soit superviseur. J’ai dit : « oui j’aime beaucoup Feyder, c’est un grand honneur pour moi mais c’est mon premier film. S’il est supervisé par Feyder, si le film est bon on dira c’est Feyder si il est mauvais on dira que c’est Carné donc je veux courir ma chance ». Mais sans me prévenir le producteur a signé un contrat avec Feyder pour que sans rien dire il vienne voir sur le plateau et il est venu deux fois. Et Feyder ne m’a rien dit. Mais de vous à moi il avait quelques difficultés d’argent donc ça l’arrangeait. Une fois je tournais à la sortie de la Comédie Française. J’avais en tout et pour tout dans le cadre deux colonnes et une porte dans le fond, Feyder a mis son oeil au viseur et a dit « ah oui, ça fait de l’effet, c’est bien » et il est parti en emmenant Françoise Rosay dîner. Et puis une autre fois il a demandé à voir la projection et en est sorti très mécontent en me disant « Rosay a l’air de Raimu déguisée en femme ! » alors le producteur était furieux et a dit « si vous venez démoraliser mon metteur en scène je n’ai plus besoin de vous » et il est jamais revenu. Et alors, vous allez voir la malveillance des gens, on a dit que le film était bien mais c’était du Feyder. Or Feyder ne pouvait pas sentir l’esprit de Prévert. Il en parlait péjorativement. D’autre part je peux vous assurer que Feyder ne connaissait pas les endroits où j’ai tourné « Jenny », le canal de l’Ourq tout ça, il n’y est jamais allé.

E.T : Mais il était jusqu’à un certain point votre mentor ?
M.C : Oui, je crois qu’il m’a communiqué sa passion pour faire jouer les acteurs, pour leur tirer le maximum. C’est la seule influence que je reconnaisse. Ça s’explique pas. Faut que je vous explique tout de suite que je suis le contraire d’un théoricien, je tourne les scènes comme je les ai au bout des doigts, je les sens je peux pas expliquer pourquoi. Pourquoi là y a un travelling ? pourquoi là un panoramique ? ça s’explique pas. Je travaille uniquement par intuition, par instinct. Alors évidemment au bout de ces années j’ai acquis du métier mais dès le début, j’ai fais les scènes comme je les sentais. J’aurais pas pu les faire autrement. C’est pour ça qu’on dit que j’étais impossible à travailler car quand je demandais l’appareil là, c’était pas l’appareil dans le fond !

 

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3 – LES VISITEURS DU SOIR, DOMINIQUE ANDROGYNE et LACENAIRE HOMOSEXUEL

Ecoutez l’extrait de cette interview (activez le lecteur ADOBE FLASH pour écouter cette interview) :

E.T : Est-ce qu’il faut lire dans la poursuite par le baron Hughes de Dominique, est-ce qu’on joue un peu avec l’ambiguïté sexuelle là ? Car il y a le coté androgyne de Dominique
M.C : Pas pour le baron Hughes! Pour lui c’est une femme, non, ça joue pas du tout. Le coté androgyne de Dominique ne joue en aucune façon auprès de n’importe qui.

E.T : D’après le scénario des « Enfants du Paradis » il y a une scène qui a été coupée dans la version sortie où Garance parle avec Lacenaire à un café après le vol de la montre et il y a des propos assez ambigus entre les rapports de Lacenaire avec les femmes, alors est-ce qu’on a conçu Lacenaire comme homosexuel à l’origine ?
M.C : Il était homosexuel ! Historiquement. Et Avril est son ami.

E.T : Mais dans le film ce n’est pas trop clair…
M.C : Oh! c’est très clair « oh monsieur Lacenaire » (Carné le dit d’un air efféminé). C’est très clair enfin il me semble. Mais sous Vichy on ne pouvait pas aller beaucoup plus loin. Faut pas oublier ça !

E.T : Donc c’est là mais c’est un peu atténué. Parce que ce n’est pas clair pour la plupart des gens.
M.C : Mais il y a tout de même des allusions, Arletty/Garance prononce certaines phrases tout de même ambigües. Elle lui fait certaines reparties tout de même très ambigües. Comme « qu’est-ce que vous en connaissez des femmes ? Pierre-François ? »

 

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4 – LES PLANS NUS DE BARRAULT ET ARLETTY

Ecoutez l’extrait de cette interview (activez le lecteur ADOBE FLASH pour écouter cette interview) :

E.T : Vous savez aux USA, pour « Drôle de Drame » nous n’avons aucune copie qui montre la scène nu de Barrault. C’est peut-être notre puritanisme américain…
M.C : Non, parce qu’on a fait trois ou quatre prises de ce plan. Et il n’y a qu’une seule prise où il est complètement nu. Les autres, il a un slip. Mais le plan qui a été exploité était celui où il était nu.

E.T : Alors c’était quelque chose de très audacieux je suppose à l’époque ?
M.C : Oui et c’est pourquoi on avait pris des plans avec slip en cas où la censure nous coupait. Si on avait pris Barrault de face ils auraient coupé.

E.T : Bien sur, et Arletty on a coupé quand elle est dans la douche dans « Le Jour se Lève » ?
M.C : Oui, c’était sous Pétain. Et c’est resté comme ça de même que Vichy a interdit le film aux moins de 16 ans et le film l’est toujours !

E.T : Est-ce que Barrault hésitait à tourner ce plan ?
M.C : Pas du tout.

E.T : et Arletty ?
M.C : Elle a simplement demandé à ce qu’il n’y ait aucun photographe. Et j’ai fait descendre les électriciens des passerelles et tout. J’étais plus gêné qu’elle finalement. J’aime pas tourner ce genre de scène.

E.T : C’était l’idée de Prévert d’inclure ce plan ?
M.C : Ben c’est la scène ! Qu’est-ce qui donne l’idée à Gabin de faire l’amour avec Arletty ? Parce qu’il arrive, il la voit nue ! Bon c’est un dimanche matin il arrive peut-être avec l’idée que …. mais ça le décide si vous voulez. Maintenant on comprend plus rien ! Il arrive et tout de suite il va au lit ! On croit qu’il arrive dans un bordel ! Et ce plan n’a jamais été rétabli ! Je sais pas où il est ce plan.
Mais 8 jours après, alors qu’à ma connaissance il n’y avait pas de photographes, que mon photographe de plateau était à coté de moi, Huit jours plus tard dans une revue paraissait la photo nue d’Arletty ! Et il y a un livre qui s’appelle « L’Erotisme au Cinéma » de Lo Duca dans lequel il y a cette photo. Et j’ai jamais su comment malgré toutes nos précautions prises. Mais je dois dire qu’Arletty ne m’en a jamais parlé. Et ce n’est pas un photogramme qu’on a pris de la pellicule car c’est trop net ! Vous savez une image de film n’est pas net. Pour qu’elle le soit il faudrait un centième de seconde je sais pas, or l’image passe à 1/48° de seconde, on dit 24 images secondes plus l’obturateur ça fait 1/48 et c’est pas suffisant pour avoir une netteté absolue dans un geste. Il y avait donc un photographe qui était là et en plus qui n’était pas loin de la caméra, moi je soupçonne un assistant opérateur. Mais il a été adroit car je ne l’ai pas vu.

E.T : Mais quand le film est sorti à Paris la première fois, la scène avait déjà été coupée ?
M.C : Mais, non ! Il est sorti avant la guerre, peut-être 2 mois avant la guerre. Et quand la guerre a éclaté, tous les cinémas ont fermé et on a retiré le film, pour beaucoup de raisons d’ailleurs, parce que Gabin et Morgan étaient parti en Amérique, parce qu’il y avait des collaborateurs juifs dans le film comme Trauner

 

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5 – CARNE, SA MERE

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E.T : J’ai une question sur votre vie personnelle, et vous n’avez pas à répondre si vous ne voulez pas. Vous racontez que votre mère est morte quand vous aviez 5 ans, alors quel âge avait-elle et de quoi est-elle morte ?
M.C : Écoutez, j’étais très jeune pour savoir de quoi exactement elle est morte. Elle avait peut-être 25, 26 ans, elle était toute jeune. Moi on m’a toujours raconté, étant enfant (et je n’ai jamais demandé par la suite) on m’a raconté qu’elle avait de très beaux cheveux, de très long cheveux, noir de bretonne, et elle s’est lavé les cheveux étant indisposée, et je ne sais pas ça a causé un traumatisme quelconque. Elle avait lavé ses cheveux, à l’époque c’était au savon pas au shampoing, et elle avait sans doute pas bien séché ses cheveux, elle a eu froid je sais pas ce qui s’est passé exactement et a attrapé une sorte de congestion pulmonaire, j’ai dit qu’elle était indisposée, elle avait ses règles et voilà tout ce que j’ai su.

E.T : Et vous, vous avez des mémoires d’elle ?
M.C : Je me souviens de deux choses. Je me souviens de mon baptême, parce que j’avais 5 ans, c’était quelque mois avant sa mort, je me revois distribuant les dragées, et je me souviens d’elle quand j’ai été la voir, à l’hôpital Beaujon, je revois l’entrée, la cour, les trois marches qu’on gravit, la porte à gauche, la grande salle commune, à l’époque y avait pas de chambres, et je vois le deuxième lit à gauche, je la vois…

E.T : Mais ça a dû être …
M.C : Très sincèrement j’ai pas réalisé. Je crois même que j’ai pas très bien réalisé quand je suis allé au cimetière quelque temps après. Je me revois encore aller sur sa tombe où mon père m’avait amené. Je revois l’endroit mais je peux pas dire que ça m’a causé un désespoir immense.

 

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6 – SON HYPER-SENSIBILITE

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E.T : Parce que je me demandais si cet évènement triste avait eu un impact sur votre vision artistique ?
M.C : Vous savez on a écrit des centaines et des centaines de livres sur l’influence qu’a sur un enfant, l’absence de sa mère ou de ne pas avoir de mère. Moi j’ai connu deux femmes admirables qui m’ont servi de mère, mais je voudrais pas dire la moindre chose en leurs défaveurs, ça devait être autre chose la mère à mon avis. J’adorais ma grand-mère comme ma mère mais je crois qu’il existe une chose avec la mère que je n’ai pas eu, que j’ai pas connu, et je crois que ça m’a, c’est prétentieux de dire que, ça m’a communiqué une espèce d’hypersensibilité… Je ne sais pas mais c’est peut-être ça… C’est vrai que je suis un hypersensible, c’est vrai que je suis resté malgré mon âge, enfin j’ai la sensation d’être demeuré hypersensible, alors que je suis devenu moins nerveux, moins impulsif qu’il y a 10 ans par exemple, c’est tout juste si cette espèce, cette hypersensibilité ne s’est pas encore plus développée, ne s’est pas accentuée avec l’âge. J’ai conscience de ça , encore une fois c’est peut-être un manque de modestie de ma part de dire ça, c’est un manque de vanité peut-être mais il me semble, il m’arrive de lire un livre, de voir un film et d’avoir la larme à l’oeil, surtout un livre, plus qu’un film. Il m’arrive de voir une émission de TV (malheureusement elles ne sont pas très bonnes), je suis seul chez moi, et il m’est arrivé d’être ému…

Mais je ne sais pas si c’est pas une faiblesse biologique ça, parce que la larme à l’oeil à un certain age, il y a des gens qui prétendent que c’est une forme de vieillissement, alors ça je peux pas vous dire, j’ai jamais consulté un docteur pour ça, moi ça date de très longtemps ça, mais ça n’a fait que s’accentuer. Je sais plus je vous ai dit tout à l’heure, il y a deux passages au cours de notre entretien où je ne sais plus ce que je disais mais il y avait deux minutes durant lesquelles j’étais un peu ému, je sais pas si vous vous en êtes rendu compte ? alors est-ce une faiblesse biologique ou résultant de l’age ?

 

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7 – CARNE, « APOCALYPSE NOW » ET « VOYAGE AU BOUT DE L’ENFER »

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E.T : Je crois que c’est plutôt un don, c’est une qualité d’être sensible, non? Surtout si on est artiste.
M.C : Par exemple, je vais vous dire, j’ai eu une conversation singulière avec un ami hier, nous sommes allés voir « Apocalypse Now », il aimait beaucoup et moi je lui dit que je préférais « Voyage Au Bout de l’Enfer ». Mais lui dit qu’Apocalypse Now lui semble plus vrai, et que alors que la guerre fait rage qu’ils peuvent se faire tuer d’un moment à l’autre, cherchant à se distraire, tout d’un coup c’est le capitaine qui veut faire du surf à 2 km de l’ennemi, et il lui semble (à cet ami) que la guerre du Vietnam c’était ça, et j’ai répondu que dans ce domaine il avait raison, mais aucun personnage ne m’a touché dans « Apocalypse Now », je trouve déjà l’histoire très petite pour ce style de film aussi important, alors que les personnages m’ont infiniment plus ému dans « Voyage Au Bout de l’Enfer ». Autrement dit, cet ami juge peut-être parce qu’il a 22, 23 ans mais moi je juge sur un plan beaucoup plus sensible que lui. Lui c’est une sorte de raisonnement, d’analyse psychologique à laquelle il se livre, alors que moi je suis ému plus par des sentiments, par des réactions, des êtres, par leur psychologie propre, leur tempérament propre, et ça je sais pas si c’est l’âge, si c’est le fait que je suis plus sensible que lui, j’en sais rien.

 

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8 – CARNE ET SON DON

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M.C : Mais ce qu’il y a qui m’étonne, c’est quand même qu’après des années et des années de métier, chaque fois que je fais un film j’apprends quelque chose.

E.T : Dans quel domaine ?
M.C : Dans le domaine de mon métier, dans la façon de présenter les choses, de placer les gens, de faire jouer, dans le rendu cinématographique , dans ce que ça va donner à l’écran, dans ce qu’il faut faire ou ne pas faire, c’est pas seulement le métier ça ou alors c’est que c’est un métier constamment perfectible.

E.T : Mais vous n’avez pas l’impression de recommencer de zéro à chaque fois ?
M.C : Ah non ! Mais tout de même si je reste 2,3 ans sans faire un film, ça m’est arrivé, j’ai pas une certitude, une assurance complète les 48 premières heures, ça vient au 3°jour. Mais je vous disais tout à l’heure que je sens la scène, je pourrais pas la faire autrement, j’ai une espèce de sûreté dans ma façon de voir la scène, de cadrer. Ça je crois, que si j’ai un don, c’est celui là, d’exprimer quelque chose par l’image, faut que l’image parle d’elle même, et je déplore qu’aujourd’hui? dans le cinéma français tout au moins ? que le dialogue prenne autant d’importance, mais il n’y a rien à faire, ça c’est les scénaristes français, qui font dialoguer les gens, mais ne montrent pas les choses, qui les explique mais ne les montre pas…

 

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9 – CARNE ET JEAN RENOIR

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E.T : À propos de Simenon, que pensez-vous de l’adaptation de Renoir de « La Nuit du Carrefour » ?
M.C : J’aime beaucoup, je vais vous dire, j’aime beaucoup même si on comprend rien, ça m’est égal, ça, on comprend rien du tout ! Voyez j’adorais le talent de Renoir, un immense metteur en scène, et une grande tristesse dans ma vie c’est que l’homme, je peux le dire, n’était pas à la hauteur de l’artiste. Dans le livre je dis ce que je pense de Renoir, comment je lui ai facilité des films, à commencer par « La Grande Illusion », à commencer dans l’ordre par « La Vie est à Nous », « la Bête Humaine ». Il a toujours eu une sorte de mépris pour moi, je le sentais.

E.T : Parce que vos conceptions du cinéma était tellement différente ?
M.C : Non, on était un peu dans le même domaine, les drames psychologiques que j’ai fait c’était un peu …

E.T : Tandis que son style sur le plateau c’était beaucoup plus quoi ? il permettait l’improvisation à ses acteurs, non ? c’était pas vrai ?
M.C : Beaucoup moins que…c’était un très mauvais comédien à l’écran mais sur un plateau un comédien extraordinaire, vous savez qu’il disait « bon, coupez! c’est parfait, merci, (tout juste s’il ne prenait pas la main de l’actrice) on ne pourra pas faire mieux, vous avez été géniale, mais tout de même c’était tellement bien je voudrais le voir encore une fois, on va le tourner à nouveau, faites moi plaisir » et ça n’en finissait pas ce genre de chose, c’était pas comme on dit, un élève des jésuites pour rien !

E.T : Mais vous êtes d’accord que « La Règle du Jeu » et « La Grande Illusion » sont des grands films ?
M.C : « La Règle du Jeu » oui, je me suis battu avec des spectateurs pour « La Règle du Jeu » au cinéma Colisée parce qu’ils chahutaient, ils hurlaient, et je les ai traité de bandes de cons, malgré que je n’étais pas très content de Renoir, mais je l’ai fait parce que…et « La Grande Illusion » moins, je trouve qu’il y a un coté poujadiste, à vouloir faire plaisir à tout le monde, il y a le bon juif, il y a le bon officier sorti du rang qu’est Gabin, le bon officier de carrière qu’est Fresnay.
Vous savez qu’au début de « La Grande Illusion », moi je le sais bien puisque c’est le producteur qui a fait « Jenny » et c’est comme ça que je lui ai parlé de Renoir, qu’il l’a vu et qu’il a fait « La Grande Illusion », au début, et c’est lui qui me l’a raconté plusieurs fois, l’histoire c’était l’antagonisme de l’officier de carrière, noble enfin d’un certain rang, et l’officier sorti du rang, et c’est quand ils ont eu l’idée d’engager Stroheim pour faire l’officier allemand que tout a dérapé et que Gabin finalement fait de la figuration ou presque, il fait pas grand chose, mais le véritable sujet du film c’est l’antagonisme entre Stroheim et Fresnay, mais je vous dis, ce désir de plaire enfin pour employer un terme un peu odieux, cette putasserie…

E.T : Mais c’est Octave dans « La Règle du Jeu » qui dit que « tout le monde a ses raisons » et c’est un peu ça que Renoir essaie de montrer , il n’y a ni méchant ni bon.
M.C : Non, ça justement y avait pas toujours. Vous me direz c’est un scénario de Prévert, regardez dans « Le Crime de Monsieur Lange », Jules Berry est vraiment un salaud.

E.T : Oui mais ça c’est un cas unique car c’était le moment gauchiste de Renoir, n’est-ce pas ?
M.C : Oui je sais, à l’époque du front populaire il a flairé le vent, enfin je vous raconte pas, tout ça vous le lirez dans le livre.

 

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10 – LA SCENE DU MEURTRE DANS LE JOUR SE LEVE

Ecoutez l’extrait de cette interview (activez le lecteur ADOBE FLASH pour écouter cette interview) :

M.C : …le meurtre dans « Le Jour se Lève » n’est pas gratuit. Est-ce que vous avez compris dans quel intention vient Jules Berry ?

E.T : Il a un revolver et il vient pour le tuer, pour tuer Gabin ?
M.C : Vous croyez que c’est ça ? Non ce n’est pas ça. Il venait pour que Gabin le tue. Il voulait être tué par Gabin. Parce que ça ne l’intéressait pas de tuer Gabin, je sais que tout le monde n’a pas compris, c’est pas assez clair, il y a une faute de mise en scène.
Imaginons qu’il vienne pour tuer Gabin, mais il ne va pas jeter son revolver comme ça, il le garde dans sa poche la main dessus et le moment venu il tuera Gabin. Qu’est-ce qui arrive s’il tue Gabin ? Il va aller en prison pour au moins 15,20 ans et finira ses jours en prison. Mais imaginez une seconde, sa vie est finie, il n’a plus la petite, il n’a plus Clara non plus, la vie ne l’intéresse plus, il imagine donc de se faire tuer par Gabin, car s’il se suicide, les autres vivront heureux, la petite et Gabin, et lui sera mort pour rien, mais imaginez si Gabin le tue ? Gabin finira ses jours en prison et sera séparé de la petite, et c’est pour ça que quand il vient il lui dit, quand Gabin a tiré sur lui, « tu es bien avancé maintenant ? » c’est ça la phrase clé. Mais peu de gens l’ont compris comme ça.

E.T : Mais pourquoi voulait-il se tuer ?
M.C : Mais pourquoi quelqu’un veut-il se suicider ? Parce qu’il savait que c’était trop tard, qu’il n’aura jamais la petite, il n’avait même plus Clara, un homme aussi habile que lui, aussi diabolique ne jetterait pas son revolver à un mètre de Gabin voyons ! Mais ce que j’aurais dû faire, c’est faire un plan de lui quand il a jeté le revolver, pour qu’on comprenne qu’il le faisait sciemment…

E.T : Le film étant comme il est, si on cherchait une motivation, ce serait qu’il vient de dire qu’il aimait les jeunes filles etc…
M.C : Oui mais pourquoi il lui dit tout ça ? Sinon pour le provoquer. Jusqu’à ce qu’il tire sur lui. Quelle autre raison a-t-il de venir ? Parce que venir le provoquer sans rien, s’il n’a pas d’armes sur lui, Gabin est un homme plus fort que lui, il sait que s’il le provoque Gabin peut l’étrangler, peut le flanquer par la fenêtre, seulement je vous le dis il y a quelque chose qui manque dans la mise en scène que j’ai pas suffisamment souligné. C’est ça qui est bien plus fort. Et Gabin lui n’a pas compris, puisqu’il lui répond « et toi ? » quand l’autre lui dit « t’es bien avancé maintenant ? ».

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Si vous désirez approfondir la lecture de cette interview, nous vous rappelons que l’édition définitive des mémoires de Marcel Carné sortie en 1996 est toujours disponible aux Editions de l’Archipel : Ma Vie à Belles Dents.

 

De même est toujours disponible le livre d’Edward Turk chez L’Harmattan : (Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma français 1929-1945).

 

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