Paris-Cinéma présente un extrait du découpage
du film de Marcel Carné : Les Portes de la nuit,
scénario et dialogues de Jacques Prévert.
Cet article est paru à la sortie du film, Les Portes de la nuit, le dernier film de la collaboration entre Marcel Carné et Jacques Prévert.
C’est à notre connaissance le seul qui propose un extrait du découpage technique de Marcel Carné et l’on sait qu’il y attachait un soin très particulier.
Comme la fameuse revue l’Avant-Scène n’a pas consacré un numéro spécial à ce film et qu’il n’existe par conséquent pas d’impression de ce découpage , il nous paraissait important de mettre en ligne cet article qui fait référence à l’une des premières scènes du films.
Pour rendre ce découpage technique plus clair, nous avons intégré pour chaque plan des captures images de la version du film restauré admirablement par Pathé en 2007 (cf ici).
Malheureusement, nous n’avons pu respecter la mise en page de l’article pour un problème évident de largeur de ce site.
p.s
Signalons qu’une vision attentive du film contredit ce découpage technique.
En effet, certains plans ont été inversés ou carrément supprimés, sans que cela ne change vraiment la signification de ces scènes.
Retrouvez les photographies illustrant cet article ci-dessous.
Article paru dans le numéro 61 daté du 03 décembre 1946 de la revue Paris-Cinéma.
Un homme reçoit un message du destin. Il est condamné à mourir. Son angoisse lui suggère une échappatoire : il dit qu’il a rendez-vous ce jour « J » avec la plus belle fille du monde. Le Destin se Naisse fléchir… Or, quelque temps après, l’homme rencontre pour de vrai « la plus belle fille du monde ». Mais leur amour ne vivra que quelques heures. Par la force des circonstances, l’homme sera tué par son amie. Le Destin, par un habile détour, aura ainsi, quand même, fait sa tâche de Destin.
Tel est le thème d’un ballet de Jacques Prévert et Joseph Kosma, « Le Rendez-vous » qui fut créé au Théâtre Sarah-Bernhardt par Roland Petit.
Un ballet qui, pour la première fois sans doute dans l’histoire du cinéma, a donné naissance à un film, au huitième film de Marcel Carné : « Les Portes de la nuit ».
Son premier film coûta un million, le dernier revient à plus de cent millions…
Voici comment Prévert a transposé son ballet pour le cinéma. D’abord, il fit de la plus belle fille du monde « une jeune femme d’origine française, élevée en Amérique, qui revient à Paris dans le quartier de sa. jeunesse ». Mais à Marlène succéda Nathalie Nattier, ex-Bélaïef, jeune femme d’origine russe dont le coeur s’est naturalisé français… Et Gabin fut remplacé par Yves Montand dans les circonstances que l’on sait. Tandis que Jean Vilar, acteur et metteur en scène de théâtre, incarnait le Destin, sorte de vagabond au regard profond et au verbe rare…
Prévert a placé son histoire sous l’occupation et après la libération. Serge Reggiani est un milicien. Pierre Brasseur, Saturnin Fabre, Carette, Bussières, Sylvia Bataille, Fabien Lorris, Mady Berry, Jeanne Marken, autant de personnages actuels entourent un couple de légende.
Le décorateur est Trauner. Rappelons qu’il fut l’assistant de Meerson, décorateur des films de René Clair. Depuis 1931, il est le collaborateur attitré de Marcel Carné, c’est-à-dire de « Quai des Brumes » aux « Enfants du Paradis ». C’est lui qui réalise le fond des rêves de Prévert et des pensées de Carné.
Un des décors les plus importants des « Portes de la nuit » — film qui fut tourné pendant six mois — est la reconstitution de la station de métro Barbès-Rochehouart, ou plutôt de sa partie inférieure avec, en « découverte », la rue et ses immeubles. Il fut érigé dans la cour des studios de Joinville et couvrit une superficie de 4.250 mètres carrés. Il fallut trois mois de travail pour construire ce décor.
Six cents figurants circulèrent pendant des semaines, dirigés au sifflet par Carné et ses assistants, tandis que le mouvement de la rue était recréé par l’animation de véhicules divers, jeeps, voitures, etc…
Carné rudoie non seulement les « acteurs de complément » mais aussi ses vedettes, Yves Montand subit les colères du maître ; mais il déclare qu’on apprend plus en un seul film de Carné qu’en dix d’un cinéaste quelconque… Carette aussi fut souvent la tête de Turc de « Marcel »… Notre réalisateur est patient mais exigeant, « brave type » mais autoritaire. « Je veux que tu fasses ça comme ça », dit-il. Et aux producteurs — à qui il cache son âge — il sait parler un langage impérial « Je veux tant parce que tel est mon bon plaisir ». Cent millions… mais une œuvre qui, sans doute, fera date dans l’histoire du cinéma français.
On tourna dans d’autres décors intéressants, tels que celui de la rue de l’Evangile… et dans le décor réel de la gare de l’Est. Le chemin de fer, depuis « Jenny », est un des joujoux préférés de Carné. Mais, cette fois, il voulait des rails nimbés de lumière. Alors il les fit huiler… Et la locomotive qui devait écraser le milicien Reggiani — pour de rire ! fut lancée. Mais les roues patinèrent et les cameras s’écrabouillèrent… Ça n’empêcha pas Carné de recommencer et, les jours suivants, de réclamer à cor et à cri de la fumée blanche… Du rêve, quoi !… et non les noires émanations de l’enfer.
Armand Johannes
EXPLICATION DES ABREVIATIONS
Un scénario de film est découpé en plan. Il en comporte de 300 à 600.C’est ce qu’on nomme le découpage dont la rédaction possède sa technique propre et comporte un certain nombre d’abréviations dont on trouvera ci-dessous l’explication.
P.A. Plan américain (à mi-corps).
P.M. Plan moyen.
G.P. Gros plan.
P.R. Plan rapproché.
PANORAMIQUE. – Prise de vues circulaire ou semi-circulaire, la tête de la camera se mouvant sur son socle.
TRAVELLING. – Prise de vues mouvante, la camera se déplaçant dans n’importe quel sens par des moyens divers : grue, chariot (sur roues ou sur rails), etc.
PLONGEE. – Prise de vues de haut en bas.
STATION DU METRO « BARBES-ROCHECHOUART ».
20. – E.
En arrière-plan, l’escalier de la correspondance entre la ligne « aérienne » et la ligne souterraine…
Des voyageurs… Des camelots proposent leur marchandise…
Au premier plan, devant les grilles et entre les piliers soutenant la voie « aérienne », des musiciens ambulants sont entourés d’un petit peuple de badauds immobiles et sous le charme d’un air tendre et populaire…
…une chanson disant la simple histoire de deux enfants qui s’aiment et s’embrassent la nuit, dans un misérable quartier de Paris…
Des voyageurs se sont arrêtés derrière les grilles…
Ils écoutent et tendent parfois leur monnaie au chanteur à travers les barreaux…

Musique. Bruits de la rue. Sonnette d’un cinéma tout proche.
Grondement sourd du métro qui, à intervalles réguliers, passe au-dessus du groupe des badauds.

21. – P.M. Travelling arrière (grue).
L’homme en gris, venant du quai supérieur, s’engage sur l’escalier conduisant vers la sortie.
L’appareil recule et le précède.
L’homme arrive à hauteur d’un camelot debout sur l’une des dernières marches de l’escalier.

L’appareil s’immobilise pour cadrer en P. M.
…Le camelot. Il vend « à la sauvette » des lampes de poche et interpelle les voyageurs avec une véhémente bonne humeur, d’une voix traînante, désabusée.

LE CAMELOT, DONT LA VOIX COMMENCE « OFF » AU DEBUT DU PLAN.
– Pas d’histoire, pas de grands mots, pas de boniments, pas de vessies, pas de lanternes… « une lampe », tout simplement… la lampe Liberator, fabrication française, modèle américain…
Une dame s’approche.

LA DAME.
– C’est combien ?
LE CAMELOT, faisant fonctionner la lampe et parlant à toute vitesse.
– C’est pour rien… une merveille. « Fluctuat nec mergitur »… et la lumière fut… avec la pile de rechange… le black-out vaincu… 85 francs…

La dame cherche dans son sac. Durant ce temps, le camelot ajoute sur le ton de la confidence :
… Et si vous voulez des croissants, tout au beurre, adressez-vous à la succursale en face… rayon pâtisserie fine… c’est ma fille qui tient le magasin…
Il désigne de la tête…

22. – P. M.
…une très jeune et très jolie fille assisse sur le rebord de pierre des grilles du métro…
Près d’elle, sur la pierre, est posée sa petite mallette de carton avec ses croissants. La jeune fille tourne à demi la tête et écoute les musiciens, le bras droit élevé au-dessus de la tête, tenant un barreau de la grille.

23. – P. M.
Debout, immobile, de l’autre côté de la grille, un mètre en avant du cercle formé par les badauds, un tout jeune homme, assez pauvrement vêtu, regarde…
…la jeune fille.

24. – P. A.
Celle-ci, se sentant observée, tourne la tête vers le jeune homme et sourit, sans aucun doute heureuse de plaire…

25. – P. A.
Le jeune homme.
Il sourit également…

26. – P. A.
La jeune fille.
Reprise du n° 24.
Elle détourne la tête et regarde en direction des musiciens.

27. – P. A.
Le chanteur de face.
Il fait signe aux musiciens.
Arrêt de la musique.
Ceux-ci s’arrêtent de jouer.
Le chanteur commence son boniment.

LE CHANTEUR, il annonce.
– Le recueil… Paroles et musique… 20 francs… Rien que des succès… chansons d’amour… refrains de Paris libéré… « Le Chant des Partisans »,.. « Quand les pavés se soulèvent »… « Tu étais la plus belle »… Le refrain du prisonnier : « Mon coeur t’attend à la maison »…
28. – P.M. Travelling arrière.
Perdu dans la foule comme dans le métro, le clochard apparaît en bas des marches…
Il approche de la grille et vient se placer un peu en retrait, entre le jeune homme et la jeune fille.
VOIX OFF DU CHANTEUR.
– …Et sur de vieux airs de chez nous : « Bon voyage, messieurs les Frisés » et « Quand s’en ira-t-il le temps des tickets ? »

29. – P. A. puis P.M. par travelling arrière.
Le clochard de face, puis les deux amoureux.
Tout en donnant l’impression d’écouter les musiciens, le clochard observe autour de lui, en apparence indifférent…
Soudain, son attention semble attirée par…

VOIX OFF DU CHANTEUR.
– Et, pour finir, la dernière nouveauté : « Les Enfants qui s’aiment », créée ici même à Barbès-Rochechouart… (Aux musiciens) : Allez-y, les virtuoses !… ça va vous réchauffer…
(Reprise de la musique, refrain.)
30. – P. M. Panoramique
…le manège du jeune homme.
Celui-ci, glissant insensiblement sur sa gauche, s’approche de la jeune fille et vient poser sa main sur le barreau de la grille, exactement au-dessus de la jeune fille.

31. – P. A.
reprise du n°29.
La lueur vue précédemment apparaît dans le regard du Clochard. Il s’approche…
L’appareil recule, le précède et découvre…
…le couple.
Le clochard pose soudain…

32. – G. P.
…sa main sur celle du jeune homme tenant la barre.
La main du jeune homme se retire brusquement
et vient frôler celle de…

33. – P. R.
…la jeune fille. Etonnée, elle regarde…

34. – P. R.
…le jeune homme.
Il la regarde, gêné.
Puis il lève les yeux vers…

35. – P. R.
…le clochard.
Il feint l’indifférence.

36. – P.R.
Le jeune homme
reprise du n° 34.
Il regarde à nouveau…
37. – P. R.
…la jeune fille
reprise du n° 33.
Elle lui sourit…
38. – P. R.
Le jeune homme
reprise du n° 34.
Enhardi, il sourit à son tour à la jeune fille.
39. – P. A. puis P. M., par travelling arrière et panoramique.
Le clochard.
Il regarde successivement le jeune homme et la jeune fille.

L’appareil recule et découvre…
…Le couple qui se regarde en souriant.
Le clochard s’éloigne et se perd dans la foule.
L’appareil panoramique et le suit.

40. – P. A.
Le jeune homme et la jeune fille, de face.

LA JOLIE FILLE.
– C’est pour moi, hein, que tu viens tous le jours ?…
LE JEUNE HOMME.
– Oui.. (haussant la voix) …Ça t’embête ?…
LA JOLIE FILLE.
– Non… (changeant de ton). T’es du quartier ?
LE JEUNE HOMME.
– Je suis d’Aubervilliers.
LA JEUNE FILLE.
– C’est pas loin, Aubervilliers.
LE JEUNE HOMME.
– Non, c’est tout près…
41. – P. A.
Le chanteur.

LE CHANTEUR, il chante.
– Les enfants qui s’aiment
S’embrassent debout contre les portes de la nuit
Et les passants qui passent
Les désignent du doigt.
42. – P. A.
Le couple,
Reprise du n°40.

VOIX DU CHANTEUR OFF :
Mais les enfants qui s’aiment ne sont là pour personne. Et c’est seulement leur ombre qui tremble dans la nuit, excitant la rage des passants.
VOIX DU CHANTEUR OFF :
Leur rage, leur mépris, leur rire, leur envie.
LA JOLIE FILLE. Qu’est-ce que tu fais ? Tu travailles ?
LE JEUNE HOMME. Oui… Un sale boulot.
La jeune fille le regarde un temps, puis…
LA JOLIE FILLE. Tu veux un croissant ?
…elle lui tend un croissant. Le jeune homme commence à le manger tout en souriant tendrement à la jolie fille.

LE CHANTEUR :
Les enfants qui s’aiment
Ne sont là pour personne.
Ils sont ailleurs
Bien plus loin que la nuit…
43. – P. A.
Le chanteur. Reprise du n°41.
…Bien plus haut que le jour
Dans l’éblouissante clarté
De leur premier amour.
Photographies illustrant cet article de Paris-Cinéma
La couverture de ce numéro exceptionnel de Paris-Cinéma.