« Marcel Carné a livré lui aussi sa bataille du rail »
Article paru dans Cinévie n°49 daté du 3 septembre 1946
Le cinéma français se place décidément sous le signe de la S.N.C.F.
Le dépôt des locomotives, derrière le pont Cardinet, est devenu le studio des Batignolles. Nous y avons trouvé Marcel Carné et son équipe, mêlés aux cheminots qui furent pour le film des collaborateurs d’une conscience et d’une gentillesse au-dessus de tout éloge.
Vingt-deux kilomètres de cables courant le long des voies, cinquante projecteurs du plus fort calibre aux emplacements stratégiques, une bonne douzaine d’amplificateurs destinés à porter jusque dans les régions les plus éloignées placées sous son commandement les ordres du metteur en scène dirigeant au micro sa Bataille du rail, représentent une partie seulement des effectifs engagés dans cette bataille qui ne dure pas moins de quinze nuits et s’achèvera par une des plus grandes victoires de l’histoire du cinéma.
La figuration pesait 1 440 tonnes.
Carné passe en revue le front des troupes. Douze locomotives sont en ligne et chacune d’elles est doublée. Grâce à cette précaution, toutes les fois qu’une machine devra s’absenter pour motif de service, la doublure prendra sa place. Tout cela réglé comme un ballet dont les étoiles ont un poids moyen de 120 tonnes. Le jour se lève sur 300 mètres.
La clef des songes.
Un charbon dans l’œil, Carné, de l’œil qui lui reste, surveille le chantier en pleine activité. Lui-même se dépense avec ardeur. Il est partout à la fois, engueule, encourage, admoneste, adjure ou menace. Avec le sourire. Il sourit trop. Chacun pressent l’éclat inévitable. Le deuxième assistant a rêvé de locomotives : — Carné prenait la plus grosse et s’en servait pour m’assommer.
— Au moins, tu sais ce qui t’attend, lui dit l’opérateur en manière de consolation.
Bussières joue, dans Les Portes de la nuit, le rôle d’un cheminot. Mais ce n’est pas seulement le costume maculé de graisse, les chaussures de travail, les gants spéciaux et le béret qui le font si pareil à ses nouveaux amis, les hommes du rail. Entre eux et lui, une confiance à base d’estime réciproque s’est établie dès la première nuit passée de compagnie.
« N’abusez pas du sifflet ! »
L’énorme écriteau fait pour être vu de loin se trouve placé juste au-dessus de Carné qui dispose d’un vrai sifflet de chef de gare et dont l’énervement se traduit par des trilles et des roulades d’un effet irrésistible.
Brillant d’un éclat atténué, les projecteurs dispersés ne sont plus que des pastilles lumineuses. On voit pâlir le ciel. Tous les hommes sont à leur poste.
Des équipes d’arroseurs ont parcouru les voies. Les rails luisants d’eau dessinent dans l’ombre un tracé lumineux et parfaitement photogénique. Tous les haut-parleurs rugissent en même temps :
— Donnez toute la lumière !
Les Portes de la nuit s’ouvrent tout à fait sur une vision que les cheminots qui nous entourent contemplent sans un mot.
— Le signal ! s’impatiente Carné.
Une fusée monte et retombe comme une pluie d’étoiles. Des ombres se démènent dans des nuages de vapeur ; le souffle des locomotives domine tous les autres bruits. — Partez, bon Dieu ! Mais qu’est-ce qu’ils attendent ?… La seconde fusée !
Le film des malheurs.
Blondy presse de toutes ses forces sur la détente d’un gros pistolet. Rien. Il pleure de rage. Carné se prend la tête à deux mains :
— C’est le film des malheurs… On tourne avec six mois de retard, à l’époque de l’année où les nuits sont les plus courtes… Pendant deux mois, il a plu toutes les nuits, alors que nous tournions en extérieurs. Je me suis cassé les orteils en sautant d’un praticable. Un machiniste, moins heureux, s’est fracturé le talon. Tous mes films réunis m’ont coûté moins de peines que celui-ci…
Serge Reggiani attend sans impatience, et, semble-t-il, sans excessive curiosité, de voir la Mort en face.
C’est au studio qu’il a rendez-vous avec elle.
— Le truquage est au point, dit Carné, qui ajoute, l’air préoccupé : — Mais personne n’est à l’abri d’un accident…
J’écris ces lignes en sachant que Serge Reggiani les lira après sa mort.
Les phases de son exécution se dérouleront suivant un plan arrêté plusieurs mois à l’avance. La locomotive qui l’écrasera comme une bête nuisible est venue tout exprès pour cela, à la demande de Carné.
(Le reportage photograhique est crédité : Choura-Cinévie).
L’encart suivant, qui figure dans ce numéro de Cinévie, est intéressant car il signale qu’Arletty allait jouer dans le film de Carné qui a suivi Les Portes de la nuit, sur un scénario de Jacques Feyder. Le journaliste doit vouloir parler du film inachevé La Fleur de l’âge que Carné a essayé de tourner en 1947, avec Arletty effectivement. Mais le scénario de ce projet était signé de Jacques Prévert et non de Jacques Feyder. Est-ce une bourde ou s’agit-il d’un autre projet ? En tout cas il n’est nulle part dans toute la filmographie de Carné question d’un projet de Carné sur un scénario de Feyder.