Article paru dans le numéro 24 du mensuel Nous Deux le 15 mars 1959
PIERRE BRASSEUR a fait revivre FRÉDÉRICK LEMAITRE
Lorsque Marcel Carné, dit Pierre Brasseur, me demanda d’incarner Frédérick Lemaître dans ce film où l’acteur s’oppose au mime, j’ai vu, dans le sujet qu’il se proposait de traiter quelque chose qui ressemblait à la lutte du cinéma parlant et du muet. La rivalité artistique, entre ces deux géants du théâtre, n’ayant pu les départager dans la faveur populaire, ne peut-on en conclure que deux formes d’art essentiellement différentes ont également leur raison d’être ?
– Comment avez-vous composé le rôle de Frédérick ?
– Frédérick Lemaître, je l’ai retrouvé à travers les chroniques du temps et dans les Mémoires de Victor Hugo, ainsi que la façon dont il marchait, dont il mangeait… Je me suis efforcé, en tout, de régler mon comportement sur le sien.
Lorsque Frédérick regagne sa loge, après la première scandaleuse de L’Auberge des Adrets, les spectateurs sentent l’eau leur venir à la bouche. Sur un guéridon, un souper est préparé : pâtés, poulet rôti, friandises de toutes sortes, flocons remplis d’un vin généreux… Rien de tout cela n’est faux, je vous prie de le croire. Marcel Carné laisse à d’autres les accessoires de carton. Pour la réalisation de cette scène, plusieurs poulets furent nécessaires, Frédérick Lemaître devant empoigner le volatile et arracher avec ses dents une aile, puis la cuisse, dévorées en donnant ses répliques. Oh ! l’agréable rôle !
La scène fut recommencée plusieurs fois ; à chaque nouvelle prise de vues, le régisseur apportait un poulet entier et Pierre Brasseur recommençait de bonne grâce. Les restes de ce festin étaient ensuite apportés dons la loge de l’acteur :
– Et le soir, je les partageais avec mes amis machinistes… Nous étions en 1943, ne oublions pas !
Une image du film, parmi tant d’autres, fait sensation. Une clairière près d’un lac, dans une aube voilée de brouillard, fait ressentir physiquement la fraicheur du petit matin. Les auteurs qu’il a offensés attendent Frédérick Lemaître à l’heure fixée pour le duel au cours duquel le comédien sera blessé.
– Ce que les gens applaudissent dans cette scène, dit Pierre Brasseur, nous l’avons nous même ressenti. Artifices, je le veux bien, mais nous étions véritablement dans l’ambiance qui donne, à ce passage de la réalisation de Marcel Carné, son cachet et son atmosphère.
A l’hôtel où nous étions descendus — le type même de l’hôtel de province — notre accoutrement fit sensation. J’avais lié connaissance avec un honnête voyageur qui manifestait la plus vive inquiétude au sujet du duel que je devais avoir avec Marcel Herrand, avec lequel il me croyait au plus mal, ayant lu dans quelque feuille régionale une information erronée… le brave homme confondait une fois de plus le cinéma et la réalité en assistant aux préparatifs d’une rencontre à laquelle Lacenaire — c’est-à-dire Marcel Herrand — ne participe qu’en qualité de Témoin.
Le rôle de Frédérick Lemaître vous a-t-il inspiré quelques regrets, quelques désirs ?
– Il m’a donné surtout l’envie de jouer Othello !
Depuis, Pierre Brasseur a incarné, à la scène, Kean, le plus célèbre auteur anglais, mais il a gardé toute sa tendresse à Frédérick Lemaître… et aux Enfants du Paradis.
– C’était le premier film intéressant, montrant l’acteur dans la vie et au théâtre, et son expérience humaine au service de son art, à l’enrichissement duquel contribuent ainsi largement toutes ses joies et toutes ses douleurs.
J’aime aussi le mélodrame dans tout ce qu’il a d’excessif. Pour le faire admettre, une qualité au moins était essentielle la jeunesse. La vraie, celle qui n’est pas une question d’âge. Frédérick Lemaître la possédait au plus haut degré, il la garda jusqu’à sa mort.
Pierre Brasseur est bien capable, lui aussi, de garder, à travers les années, l’enthousiasme, l’amour passionné de son métier, qui sont les apanages de la Jeunesse du coeur.
Pierre Brasseur dans le Don Juan de Montherlant.
Avec Jules Berry,Louis Salou, Marcel Herrand,Simon et Jouvet, Pierre Brasseur est un des plus grand acteurs qui as tourner pour Carné, quelle chance qu’il as eu toutes ces années, de pouvoir travailler avec la crème du cinéma de l’époque!