« Clouzot vu par Jouvet » par Roger Régent
Article paru dans L’Ecran Français n°197 daté du 05 avril 1949
Les bureaux des directeurs de théâtre sont, dans la plupart des cas, le prolongement de la scène voisine. On y accède par un labyrinthe de couloirs étroits. Comme les décors, ils ont des fenêtres, par lesquelles n’entre jamais la lumière du jour, donnant sur de fausses cours ou sur d’autres appartements; au coeur de ces constructions bizarres est enfoui le directeur.
Voici le plus illustre d’entre eux. Il vient de passer, presque sans s’en apercevoir, de la scène de l’acteur à celle du directeur accrochant au portemanteau la défroque de Knock et enfilant la robe de chambre de Louis Jouvet. Que peut-il bien penser, lui qui est l’un des plus intelligents et des plus perspicaces metteurs en scène de théâtre, de ceux entre les mains de qui il se remet quand il tourne un film ?
Nous parlons tout de suite de Clouzot, naturellement !
– Ce qui domine surtout chez Clouzot, metteur en scène, dit Jouvet, c’est la lucidité. Il explique la scène que l’on va tourner avec une clarté extraordinaire. C’est comme s’il la projetait devant vous sur un écran avant même qu’elle soit enregistrée. Il a, en outre, le don de supprimer complètement la technique dans ses explications. Quand il indique une scène, on ne voit plus l’appareil, ni les lumières, ni le microphone : tout a disparu ! Pour le comédien, cette suppression de la machine du cinéma donne une grande sécurité.
Cède-t-il parfois à l’inspiration spontanée sur le plateau ?
– Jamais. Il entre au studio avec un découpage précis, où tout est soigneusement noté. Quand il commence à tourner, tout est déjà dit.
Jouvet évoque à ce propos Jacques Feyder qui fut son premier metteur en scène pour La Kermesse Héroïque. Feyder aussi ne commençait un film qu’après avoir minutieusement travaillé son scénario.
– Clouzot, poursuit Jouvet, se réfère d’ailleurs souvent à lui. Il m’a dit plusieurs fois : « Je dois tout à Feyder ! » Celui-là aussi était un monsieur! C’est de tous les réalisateurs de films que j’ai connus, celui qui savait le mieux écouter une scène… Quand on répétait, et même quand on tournait, il s’embusquait sous l’appareil, fermait les yeux rien ne lui échappait… »
Louis Jouvet a vu Manon. Il en pense du bien et retrouve dans ce film ce qu’il croit avoir appris sur Clouzot en travaillant avec lui :
– Sa maîtrise de metteur en scène est complète; il est sûr de lui et il vise juste. Mais je crois qu’il est en grande difficulté avec lui-même. Il est aussi auteur, ne l’oublions pas, donc il a d’autres préoccupations et d’autres inquiétudes que celles suscitées par les seuls problèmes de technique. Je pense qu’il trouvera en lui-même sa propre stabilité; alors, j’espère, il pourra s’exprimer complètement.
Jouvet vient d’achever pour Retour à la vie le sketch qu’a mis en scène H-G. Clouzot.
– C’est une histoire atroce, dit-il. Ce drame d’un quart d’heure traite une question de philosophie : le double problème du bourreau devant sa victime et de celle-ci devant son bourreau…
A ces mots, mes yeux se sont portés malgré moi sur cette grande photographie de Giraudoux qui orne le bureau de Jouvet. L’imperceptible sourire de l’auteur d’Ondine flotte toujours dans cette pièce où il vint si souvent s’asseoir. Ces mots de bourreau et de victime, résonnent étrangement ici où Eglantine et Bella circulent sans crainte. Ce n’est vraiment pas le lieu pour parler de ces choses !…
Roger REGENT