« Un artiste, un homme… Jouvet » par Doringe
Article paru dans la revue Pour Vous n°498 daté du 01 juin 1938
Le voilà bien parti pour une carrière cinématographique !
Il vient de terminer La Maison du Maltais (de Pierre Chenal) en même temps qu’Un drame à Shanghaï (de G.W Pabst). Et Volpone (de Maurice Tourneur) va commencer, où il sera un Mosca plein de style, de verve et d’ironie.
Ce comédien, l’un des plus grands dont puissent s’enorgueillir la scène et l’écran français, est aussi l’un de nos meilleurs cerveaux : aiguë, rapide, sensible, son intelligence est de bonne compagnie; elle fait confiance à la vôtre, ne s’explique pas, ne s’étale pas, n’appuie jamais sur un effet. S’il s’aperçoit, chemin faisant, que certains détails vous sont demeurés obscurs, Jouvet se fera une joie de les éclairer, sans en avoir l’air. Mais s’il constate que vous n’avez rien « pigé » du tout, alors, sortez du champ! Qui que vous soyez, banquier ou cinéaste, poète ou ministre, courtisane, comédienne, comédien ou journaliste, vous ne comptez plus pour lui.
Car cet homme hait la bêtise opaque, le chiqué, le don de jouer faux, la vanité affligeante : tous attributs que l’on voit souvent se loger dans les mêmes cervelles. S’il les rencontre, à un moment quelconque son exaspération rompra les digues, s’échappera en bouillonnant, balaiera la bienséance… et il y aura de par le monde un jeune daim ou une prétentieuse pimbêche de plus pour affirmer que Louis Jouvet est un malotru et un brutal. Libéré de la peste, il retrouve aussitôt sa sérénité.
Si jamais on vous raconte qu’il est désagréable et malappris… commencez par vous méfier de votre interlocuteur, même si c’est une interlocutrice, même si elle est jolie ! Ceux qu’il classe bas, c’est généralement qu’ils ne méritent point, et parfois en dépit des apparences, d’être classés plus haut.
Si jamais on vous raconte — ce qui, à vrai dire, me surprendrait — qu’il est de caractère facile et d’humeur égale, n’en croyez que la moitié. Avec les gens qu’il connait peu, ou qui l’embêtent beaucoup, il est d’une décourageante, d’une glaciale courtoisie. il lui arrive d’être — et de bonne foi — fort désagréable avec ceux qui ont place dans sa sympathie, mais, assure Jules Romains, de qui l’expérience en la matière fait autorité, cela n’empêche pas les sentiments. Ceux qu’il n’aime pas ne sauraient l’ignorer. Ceux qu’il aime peuvent compter sur une peu démonstrative mais solide sympathie.
Très au-dessus de la vanité, n’aimant l’argent que pour s’en faire un serviteur, refusant de l’accepter comme maitre, Jouvet est un de ces hommes dont l’espèce diminue, que les « personnages en place » n’épatent pas, que les titres n’ont jamais ébloui, que les faveurs ne sauraient corrompre. Longtemps, il préféra être le premier dans son village de l’avenue Montaigne, et ne vint tout près des boulevards que lorsqu’il se sentit assuré d’y être plus et mieux, et autre chose, qu’un opulent second. Orgueil ? A peine. Amour de l’indépendance ? Indubitablement. Pour commander, peut-être, mais surtout pour servir en commandant; pour servir – à sa manière qui est noble, selon son tempérament qui est exigeant, suivant son goût qui (malgré des opinions démocratiques souvent exprimées, et, sans nul doute, sincères), est d’un aristocrate — un art qui soit l’Art, un art qui ne soit ni gaudriole ni flagornerie, mais quelque chose de pur, de clair, de grand même : un art qui n’ait pas désappris la pensée. Car il y a dans Jouvet plus de tête que de coeur. Ou tout au moins, ce coeur ne se prodigue-t-il pas, n’est-il point veule, sentimental, facile, exposé sur la manche : la facilité est la seconde bête noire de Louis Jouvet. Et l’amateurisme n’a nul droit à sa pitié.
Une âme ainsi modelée condamne parfois au pain sec et à l’eau claire celui qu’elle habite : il n’en est que moins alourdi par la matière, cette éternelle ennemie de l’esprit. Longtemps, Jouvet a connu le pain et l’eau. C’est peut-être pourquoi rien n’est moins matériel, plus dépouillé, plus spirituel que le jeu de Jouvet. Physiquement, il a pour lui un surprenant sourire qui a le prix des choses rares, le charme des choses réticentes, demi-voilées, un je ne sais quoi de doux malgré son ironie, et de pudique à jamais ignoré par les grandes coquettes des deux sexes. En dehors de ces courtes minutes lumineuses, son masque conquiert plutôt par le caractère, qui est vigoureux, par l’expression de l’oeil, narquoise et subtile, que par la mobilité qui est restreinte.
Jouvet est un acteur avare de ses gestes, auxquels vous demanderiez en vain cette solennité, cette ampleur par quoi les médiocres tentent de paraître grands. Il a de la flamme, de la vraie : elle se décèle dans son regard. Volontiers elliptique, sa parole est toujours chargée de sens : jamais il ne parle pour ne rien dire, pour entendre sa propre voix — qu’il a plutôt sèche, aux inflexions brèves —, pour s’écouter parler.
Comme ses manières, son jeu est sobre : qu’il soit Knock, l’énigmatique, le charlatan surhomme, que sa longue silhouette mince sert à merveille, qu’il soit, d’une façon tellement imprévue chez ce citadin invétéré, le contrebandier naturel, flegmatique et noble comme un paysan basque, de Ramuntcho, qu’il soit, à la scène, le délicieux Jean de la Lune ou ce charmant contrôleur-des-poids-et-mesures, dont il a réussi, tout entouré qu’il était de jeunes filles (parmi lesquelles Odette Joyeux), à faire le personnage le plus vraiment jeune, le plus paradoxalement rêveur et précis d’Intermezzo, et qui, de tous ses rôles, est peut-être celui où je l’aime le mieux — ou qu’il soit tout uniment M. Louis Jouvet — l’acteur, pas plus que l’homme, n’est jamais sur le plan du vulgaire. Sa supériorité éclate aux yeux mêmes de ceux qui – l’exècrent et l’exècrent peut-être à cause d’elle, précisément; elle est faite de ces choses infiniment rares que ceux qui en sont dépourvus honnissent par-dessus tout : l’absence de toute bassesse, la retenue, le style, la classe.
Vertus pour forts, vertus pour puissants qui font de lui un chef de troupe exceptionnel, et qui auraient fait de lui un chef dans toute voie où sa destinée eût pu s’engager. Elle n’est pas spontanée, mais le fruit d’une volonté lucide et ferme. Non que Jouvet ait rien d’un pontife : nul ne parle moins que lui, n’est plus concis en ses propos, plus allusif en ses indications. Mais il a un don de juger, de déceler le fort et le faible de chacun, de persuader en peu de paroles. Il ne se sert du mot de Waterloo qu’à titre d’exclamation jaculatoire, et n’en fait point la matière de ses discours, si discours il y a.
Son langage et ses attitudes sont dépourvus de trivialité ; son jeu refuse les effets faciles, et, même dans le comique, n’accepte pas d’être gros ; comme sa mise en scène, il ignore les surcharges, et jusque dans la fantaisie, cherche la ligne, l’harmonie, l’équilibre. Moderne, et de façon aiguë, Jouvet repousse de son époque le débraillé, la veulerie, la camaraderie banale. Le « bongarçonnisme » de brasserie n’est pas plus son fait que l’encensement mutuel des petites chapelles où chacun à son tour est pontife de semaine.
Or, nul n’est plus cordial que lui… dans ses bons jours, bien entendu ! Impossible d’être moins « parvenu » que cet homme à la fois simple et distant. Lettré, il ne se croit point obligé de paraître ignorant ou primaire ; il ne sent pas davantage le besoin de faire parade de ses connaissances. Jadis, on l’eut considéré comme le type de l’« honnête homme » ; aujourd’hui que cette appellation constitue à peine un brevet de probité élémentaire, disons que c’est le type de l’homme de goût.
L’autorité de Jouvet n’a pas d’autre cause ; il a retrouvé ce secret qui paraissait définitivement perdu : on n’est grand que dans la mesure où l’on sait se contraindre.
Louis Jouvet est un homme de qui l’amitié est désirable, étant de celles qui grandissent leur objet. Quand on la possède, on souhaite la garder. « Difficile à séduire » dit encore de lui Jules Romains. « difficile à oublier, difficile à remplacer. »
Doringe