Jean Gabin

1957 – article paru dans Cinérevue par Robert Chazal


Jean Gabin par Robert Chazal paru dans le numéro 43 de Cinérevue le 25 octobre 1957

Retouches pour un Croquis :

Le déserteur de « Quai des Brumes » est devenu l’inspecteur Maigret, mais Jean Gabin reste Gabin l’acteur le plus solide du cinéma français.

« Je n’ai tourné que deux films avec Jean Gabin « La vérité sur Bébé Donge » et « Le Plaisir« . J’avais toujours rêvé de faire un film avec lui : maintenant que c’est fait, j’ai encore envie d’en faire un autre. Ceci pour dire à quel point je me suis entendue avec lui et combien j’aime la façon dont il travaille. Jean Gabin c’est un bourru parfois un peu ours, mais c’est une façade : il s’en sert pour cacher son extrême timidité, sa très grande délicatesse. Cet aspect renfermé lui sert également à refouler les curieux. Il aime le calme, il a besoin de calme pour travailler. Sur un plateau où tout le monde s’énerve, où tout le monde crie à propos de tout et de rien, il est le seul à rester toujours calme… J’aime beaucoup Jean Gabin, j’aime beaucoup ce genre de caractère. Je dirais même que j’aime ses défauts, mais ça, c’est peut-être parce que je crois les avoir moi-même… »

Cette opinion sur Jean Gabin, c’est Danielle Darrieux qui l’a donnée en 1954 dans Ciné-Club l’organe de liaison des Ciné-Clubs français qui avait consacré un numéro spécial à Jean Gabin, pour ses 50 ans d’âge et ses 25 ans de cinéma. Cette opinion est essentielle et c’est pourquoi elle est placée au début de ce nouveau portrait de l’acteur n°1 du cinéma français. C’est un heureux hasard que ce soit Danielle Darrieux, dont justement Ciné-Revue vient de publier un « croquis 57« , qui nous permette de jeter des lumières nouvelles sur ce demi-dieu vers qui montent depuis plus de vingt ans les fumées de l’encens populaire.

Avec Danielle Darrieux

Relisez bien ce qu’a écrit Danielle Darrieux qui parle si peu qu’elle ne peut pas le faire pour ne rien dire : « C’est un bourru mais en façade… j’aime ses défauts… parce que je crois avoir les mêmes« . Ce qui dit Danielle Darrieux de Jean Gabin, tous ses camarades le pensent aussi. Avec cette apparence de mauvais caractère, cette habitude qu’il a de dire bien tranquillement non quand il n’a pas envie de dire oui, et cette façon d’être encore plus brutal si, malgré son refus, on insiste, il est très exactement ce que tous ses camarades voudraient être… s’ils en avaient le courage et la volonté, si les fausses règles de la courtoisie ne venaient les contraindre à l’hypocrisie, au sourire qui cache l’impatience, à la main tendue sans envie, à la conversation forcée alors qu’il est si bon parfois de se taire.


Je connais Jean Gabin depuis longtemps. Je l’admire depuis toujours. Je crois faire partie de ceux qu’il a plaisir à voir de temps en temps, mais il m’arrive souvent d’aller sur un plateau pour lui parler et de repartir sans lui avoir adressé la parole. Pas par crainte d’un mouvement d’humeur de sa part (il en a beaucoup moins qu’on ne le dit) mais parce que ce jour-là je me suis rendu compte que tout n’allait pas comme il le désirait ou encore qu’il avait des scènes trop difficiles pour avoir le goût de bavarder entre deux prises de vues. Beaucoup de malentendus et d’incidents auraient été évités si certains de mes confrères avaient eu avec Jean Gabin la même élémentaire délicatesse… celle qu’on doit avoir dans la vie courante avec tout le monde.

Avec Madeleine Renaud dans « La Belle Marinière »

Jean Gabin n’aime pas toujours répondre aux questions qu’on lui pose à tout propos et hors de propos, c’est vrai. Mais, vous qui me lisez, êtes-vous disposé à répondre quand on vous interroge et que l’on choisit mal son moment ? Vous qui êtes comptable, cela vous amuse-t-il d’avoir à parler au milieu d’une opération ? Vous qui êtes étudiant, cela vous plait-il d’être interrompu en pleine dissertation ? Vous qui êtes ménagère, supportez-vous sans impatience les amies qui viennent vous voir au beau milieu de la préparation d’un repas ? Alors ? Pourquoi en serait-il autrement pour Jean Gabin ?


« J’arrive au studio à l’heure. Je suis prêt à l’heure. Je sais mon texte avant d’être sur le plateau… Je ne joue pas au génie. Je fais mon travail consciencieusement« . Cette déclaration de Jean Gabin fait comprendre pourquoi il n’aime pas bavarder inutilement quand il est au travail. Son personnage, il le prépare dans ses plus petits détails et c’est justement par ces petits détails qu’il arrive à cette vérité de tous les instants. Ce n’est pas en bavardant à tort et à travers qu’il pourrait, au moment de tourner, avoir ce contrôle absolu qui est un des aspects de son talent. René Clair expliquait l’autre jour à quelques journalistes qu’à Hollywood, l’entrée des studios est bien gardée et qu’on n’y pénètre pas aussi facilement que dans les studios français. Cela s’explique parce qu’à Hollywood il y a près de 600 journalistes mais cela s’explique aussi parce que, là-bas, on estime que l’on ne peut pas travailler au milieu des curieux, des indiscrets, des importuns et même des amis.


« Si un copain me regarde tourner« , disait récemment Pierre Brasseur, « j’ai tendance à en faire trop, à exagérer les effets pour que mon copain soit content de moi… » Et c’est vrai. C’est donc Jean Gabin qui a raison quand, comme le dit Danielle Darrieux « son aspect renfermé lui sert à refouler les curieux… »
« Ce dur au coeur tendre« . On a écrit cela des milliers de fois au sujet de Gabin. C’est un cliché commode mais il n’est pas exact. Ce n’est pas être un dur que de refuser de parler lorsque l’on n’en a pas envie. S’il est un dur dans ses rôles et cela n’est plus vrai pour le Gabin actuel, il ne l’est pas dans la vie. Il a simplement le courage tranquille de ses sympathies et de ses antipathies, le courage tranquille de défendre sa vie privée : « Propriété privée, défense d’entrer« . Qui pourrait songer à lui reprocher cette attitude alors que tant d’autres étalent sur la place publique des fluctuations sentimentales qu’ils auraient intérêt à cacher ?

Avec Doriane, sa deuxième femme

Et pourtant cette vie privée de Jean Gabin est celle d’un chic type. Il y a eu dans son existence pas mal d’aventures, plusieurs mariages. Mais, à part son divorce avec Jeannine Mauchain, dite Doryane qui provoqua quelques remous, il eut toujours le soin d’éviter la publicité déplacée. Et il est resté l’ami de toutes ces femmes. Sa fidélité à Gaby Basset qu’il fit souvent engager malgré leur divorce, montre, s’il est besoin d’un exemple, que Jean Gabin, dans la vie, est un chic type.


Les légendes sont difficiles à détruire et je n’aurai sans doute pas réussi complètement à vous convaincre que chez lui le coeur est beaucoup plus tendre que l’écorce est dure. Alors j’appelle à la rescousse d’autres gens de cinéma qui, toujours à Ciné-Club, ont fait en 1954 des déclarations sur Jean Gabin. « Lorsqu’il m’arrive de le rencontrer« , dit Madeleine Renaud qui fut cinq fois sa partenaire (« La Belle Marinière« , « Le Tunnel« , « Maria Chapdelaine« , « Remorques« , « Le Plaisir« ) « Je suis folle de joie. La conversation avec Jean est rassurante, calme et reposante« . Arletty dit de lui : « Il sait être drôle et sans vulgarité. C’est un charmant garçon« . Michèle Morgan précise : « Quand j’ai su que Marcel Carné m’engageait pour « Quai des Brumes », que j’allais avoir comme partenaire Jean Gabin, je fus très impressionnée. On ne m’avait pas présenté le caractère de Gabin sous un jour très flatteur. En réalité, j’ai découvert un homme charmant, très simple, très compréhensif ; il m’a beaucoup aidée dans mon travail, a été plein d’attention pour moi et cela avec une grande discrétion« .

Avec Michèle Morgan

Pierre Mac Orlan qui connut Gabin au moment où il tournait « La Bandera » avec Julien Duvivier à écrit de lui, toujours dans le cadre de l’enquête faite par André G. Brunelin dans Ciné-Club : « Jean Gabin ne se jette pas dans les bras de n’importe qui, comme il est d’usage dans un certain monde où l’amitié me semble superficielle… Jean Gabin tend la main quand il le faut. Sa correction, son tact sont évidents. Quand il ne connait pas quelqu’un, il dit « vous » comme les gens bien élevés. Et s’il s’adresse, par exemple, à une actrice universellement connue, mais qu’il rencontre pour la première fois, il dit : « Madame ». Hé oui ! Madame, comme il est courtois et élégant de dire« .
Nous voici bien loin, n’est-il pas vrai, du Gabin de la légende, de la mauvaise légende : du Gabin hargneux, mal élevé, qui ne parle qu’argot ?

Avec Marlene Dietrich

Une revue mensuelle à fort tirage lui avait montré au dernier moment un article qui allait paraitre sur lui et dans lequel on le faisait si souvent parler qu’il était impossible de le publier sans son accord. L’auteur de cet article avait cru bien faire en rédigeant en argot toutes les interventions (imaginaires) de Gabin. Il refusa net de donner son accord et, malgré les prières des rédacteurs en chef, la revue dut attendre, pour paraitre, d’avoir un article plus conforme à la vérité. D’ailleurs on dit plus souvent « M.Gabin » sur les plateaux que Jean. Chose curieuse : c’est la même chose pour Arletty que l’on appelle bien plus souvent Mme Arletty qu’Arlette. Les apparences sont trompeuses.

Avec Arletty

Mais il ne faut pas non plus aller vers l’exagération contraire. C’est vrai aussi que Jean Gabin a souvent un parler pittoresque. C’est bien lui qui a surnommé Marcel Carné « le Môme », Jean Renoir « le Gros », Julien Duvivier « Dudu » ou « Tête de lard », Edwige Feuillère « Mme Pons » (depuis qu’il a tourné avec elle « Golgotha » où il était Ponce-Pilate et où elle jouait sa femme), Gaby Basset, sa première femme, il l’appelait « Tonton », la seconde « Dodo ». Marlène Dietrich c’était « la Grande » ou même « Titine ». Et maintenant sa femme Dominique Fournier qu’il a épousée le 23 mai 1949 et qui lui a donne trois enfants c’est « la Gisquette ».


Tout cela n’est pas vraiment de l’argot; c’est plutôt la façon qu’il a de se créer un monde à lui. Il a son univers et il le garde comme il peut et de la façon la plus simple : il se ferme au reste du monde.

« Les cinquante ans sont passés et j’ai trois gosses pas bien grands. Ça n’est pas le moment de raccrocher… » Ça, c’est maintenant le véritable univers de Gabin. Il y a eu dans sa carrière le même flottement que dans celle de Danielle Darrieux. A la même époque mais pour des raisons différentes. Il était parti, en plein succès, pour Hollywood où Michèle Morgan s’était déjà réfugiée. Il ne fit rien de très bon là-bas et reprit assez tard de l’activité après la libération puisqu’il avait pris rang dans les Forces Françaises Libres en 1943 et qu’il ne fut libéré qu’en juillet 1945 avec médaille Militaire et Croix de Guerre.


Il n’eut pas de chance pour ses films de reprise : « Martin Roumagnac » en 1946 et « Miroir » n’eurent pas beaucoup de succès. Le premier où il avait Marlène pour partenaire utilisait trop les tics Gabin. Le second, par contre, où jouaient Daniel Gélin et Martine Carol montrait un Gabin trop inhabituel. En 1949, cela s’améliora avec « La Marie du Port » où il retrouvait Marcel Carné. Mais surtout en 1953 c’est le fameux « Touchez pas au Grisbi » de Jacques Becker qui l’impose à nouveau à son rang : le premier. Il ne l’a plus quitté.

« Jean Gabin est un acteur unique« , a écrit Jean Renoir, »il possède le don, il possède la grâce au sens religieux du mot… L’étendue des émotions que peut fournir Gabin est immense, tant son art est de n’en donner que l’essentiel… Ce qui me plait chez Gabin, c’est qu’il est un acteur qui travaille et qui transpire en travaillant« .


Ce jugement de Jean Renoir est important. Il faut pourtant y ajouter une dernière citation du scénariste Louis Chavance qui écrivait en 1954 également : « Gabin sait qu’il est le héros de toute une génération. Sa jeunesse est la nôtre. Elle est plus durable que la nôtre car elle est fixée pour toujours. Maintenant il se demande avec angoisse quel héros il peut incarner… N’hésite plus, Gabin. Le héros que tu as créé n’a pas d’âge. L’homme seul, tranquille et fort a toujours tes traits. Ne cherche plus et laisse-toi porter. Tes amis sont là pour t’aider…« 

Louis Chavance peut être content. Jean Gabin n’hésite plus. Il ne se pose pas de questions sur la couleur de ses cheveux (l’a-t-on assez embêté avec cette histoire de cheveux blancs, pas cheveux blancs !) sur l’âge de ses personnages, sur les rôles qu’on lui propose. Il sait maintenant qu’il peut aller facilement du gangster du « Grisbi » au manager de « L’Air de Paris », du camionneur de « Gas-Oil » au héros de « La Traversée de Paris », du juge de « Crime et Châtiment » au Jean Valjean des « Misérables ». Et il est en ce moment avec la même aisance un parfait « Maigret ». Il va retrouver Edwige Feuillère et Brigitte Bardot dans « En cas de malheur ». Après cela, il a l’intention de se reposer un peu parce qu’il commence à trouver fatigant le rythme qu’on lui a imposé de quatre films par an… quatre parce qu’il n’est pas possible vraiment d’en faire davantage.


Il a 53 ans, a tourné 65 films et reçu un peu partout des prix, pour différentes interprétations. Venise en particulier l’a couronné pour « La Nuit est mon royaume », cette même Venise qui devait décerner à Bourvil, son partenaire de « La Traversée de Paris », le prix de la meilleure interprétation quelques années plus tard.
Il est célèbre dans le monde entier. Il est populaire dans le plus petit village. Il est le premier.
Marcel Carné le considère comme le plus grand du siècle avec Raimu et Pierre Fresnay. D’autres le comparent à Harry Baur. Il lui suffit d’être lui. On le connait tellement et chacune de ses attitudes est si expressive que n’importe qui le reconnaitrait s’il jouait seulement de dos. Ce n’est ni un cas, ni un pnenomene. C’est un acteur né. Il est fait pour le cinéma comme Danielle Darrieux ou Michèle Morgan.

Et le cinéma français n’aurait pas la place qu’il a si le jeune Jean n’avait pas été présenté par son père, Mr Moncorgé, à Frejol, l’administrateur des Folies Bergères un soir de 1923 (il avait 19 ans et après avoir fui l’école avait fait plusieurs métiers manuels et pénibles) ; si en 1930, à l’avènement du parlant on ne lui avait proposé de tourner un film dont lui-même a perdu le souvenir : « Chacun sa chance ». Il se rappelle seulement qu’il y chantait « Méphisto ». Tout cela, et le reste de sa carrière, la plus prestigieuse du cinéma français, toute cette gloire accumulée, tous ces succès et ces satisfactions d’avoir fait du bon boulot, Gabin n’y est pas insensible, loin de là. Mais il y a, dans sa vie, autre chose qui l’aide sans doute à supporter tout ce qu’il faut accepter dans ce métier de comédien, malgré tout, trop public.

Et cette autre chose c’est l’amour de la terre et plus précisément de cette terre de Normandie où Gabin agrandit régulièrement sa ferme de morceaux de terre qui pourraient chacun porter un titre de film. Ce serait une aimable géographie que cette terre morcelée en « Grisbi », « Maigret », « Les Misérables », « Le Rouge est mis », « Gas-Oil » etc…
Il s’est bien rencontré pour cela dans « La Traversée de Paris » avec Bourvil qui fait la même chose et dans cette même Normandie. On pourrait presque faire un concours entre les deux compères. Lequel aura le plus de terrain dans cinq ans ?


Mais cet amour de la terre est significatif et donne le climat exact de l’univers Gabin. La terre c’est du solide, comme son jeu. Les efforts que l’on y fait sont payés comme dans la comédie. Il ne faut rien brusquer dans la nature mais s’armer de patience. C’est la même chose pour la composition d’un rôle. Ce qu’il faut à Gabin, c’est du solide, c’est du réel. 11 l’a trouvé dans son mariage. Il l’a trouvé dans ses fermes. Il le donne dans son jeu.

Et c’est pourquoi il est une force du cinéma. De ce cinéma où il y a tellement de fausses valeurs que c’est une joie et un soulagement que de célébrer les mérites d’un Jean Gabin dont la réussite est faite de dons, de travail, de conscience et de talent.

Il n’y a qu’un Gabin, sans doute et c’est dommage. Mais c’est si beau, déjà, qu’il y en ait un.

R. Ch.

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