Jacques Prévert

1965 – entretien avec Jacques Prévert (Image et Son)

 

Entretien avec Jacques Prévert par Hubert Arnault et Philippe Haudiquet (extraits)
parue dans la revue Image et Son, n°189 décembre 1965 (spécial Les Frères Prévert).

Que représente le cinéma pour vous ?
Le cinéma est devenu un… Art, comme on dit maintenant. Avant c’était une industrie foraine, méprisée. Le cinéma était méprisé par l’élite, c’était un grand avantage pour lui. Aujourd’hui, même les meilleurs films — il y en a beaucoup, puisqu’il y a beaucoup de pays — sont menacés par ce qu’on appelle les festivals qui correspondent à peu près au Goncourt, au prix de Rome… En même temps le spectateur est partagé, il y a le grand public et le petit public. Et le grand public c’est assez curieux, n’est pas constitué par des spectateurs aux noms importants. On parle de films, commerciaux ou artistiques, de même qu’on parle de chansons poétiques. Tout est étiqueté maintenant. Ça permet aux gens qui écrivent dans la presse de trouver des idées dans les films alors qu’il y a beaucoup d’autres choses que des idées. Seulement, ça leur rend service pour leur stylo, ça leur est utile d’avoir ainsi des slogans toujours prêts, des théories, mais la pellicule c’est autre chose. Le cinéma ce n’est pas ce que les gens disent. Au fond, on ne sait pas ce que c’est. Tout ce qu’on peut savoir, c’est que ça a contribué à changer beaucoup de façon de réagir des gens.

[…]

Qu’est-ce que la critique des films ? C’est un mot critique, parce qu’on sait bien que c’est sans doute très difficile d’être critique. Il y a tant de gens qui ont fait de bons films, tant de gens qui ont fait des peintures merveilleuses. Et des critiques, même en remontant dans ce qu’on appelle encore le temps, il n’y en a pas beaucoup. Ce qui prouve que l’art est aisé et la critique difficile. Une fois qu’« ils » ont fait de la critique, ils font des films. Ils essaient, parfois ils réussissent. Au début leurs films ressemblent un peu à leurs critiques, par la suite, ils ressemblent de plus en plus à ce qu’ils ont attaqué. Ça a toujours été comme ça.
Moi je vous parle de ça, ça m’ennuie beaucoup d’ailleurs, parce qu’au fond, j’ m’en fous.

[…]

Vous adorez raconter des histoires, est-ce une des raisons pour lesquelles vous avez écrit des scénarios ?
Non. A un moment donné quand j’ai connu des gens qui s’occupaient de cinéma, nous nous sommes liés d’amitié; par exemple avec les gens qui faisaient à cette époque « La Revue du Cinéma », comme
Jean-Georges Auriol, je ne peux pas tous les citer. Il y avait Brunius, Roger Blin qui, d’ailleurs, écrivait des articles extraordinaires de simplicité. Voilà. Et puis, Pierre Batchef, qui était le jeune premier de l’époque; il était très beau, ça l’embêtait d’ailleurs. Il venait de tourner un film qui avait tout « foutu » en l’air à l’époque. C’était bien autre chose que ce qu’on appelle un film « d’avant-garde ». Ça, c’est une métaphore militaire dont parlait Baudelaire. La plupart du temps les films d’« avant-garde », ça correspond un peu à ce qu’Alfred Jarry appelait : « Prose d’officier ». Ce film, c’était « Un chien Andalou ». Ça ouvrait un tas de portes.

Avec Batchef et Brunius on a écrit un scénario qui s’appelait : « Emile, Emile ». Et puis ce scénario n’a jamais été tourné. C’était un scénario comique et ce genre de comique ne plaisait pas beaucoup au producteur à qui on l’avait proposé. A ce moment-là, on était plutôt devenus « économiquement faibles » et on a fait de la figuration grâce à Pierre Batchef, C’était très agréable comme travail. J’avais déjà fait une fois de la figuration dans un film, « Les Grands » de Fescourt. On m’avait engagé comme scénariste pour travailler à un scénario proposé par Braunberger-Richebé. Moi, je n’aimais pas beaucoup cette histoire et puis, en dehors de ça, j’avais un projet de court métrage. Je me suis dit : il y a des décors, pourquoi ne pas s’en servir ? Mais c’était le grand film qui comptait. En projection, le producteur disait : « Mais vous l’avez, l’éclat de rire, vous l’avez ! » Fatalement on ne l’avait pas. Alors on m’a remercié, c’est fou la politesse des gens avec moi quand j’ai essayé de faire quelques travaux. Quand je ne foutais rien, personne ne me remerciait, ça allait très bien, mais là au contraire… J’avais rencontré Charles David. Lui, ça l’a intéressé. Il a dit : « Tiens, on travaillera ensemble ». Puis il est devenu directeur de production chez Pathé-Natan. Il avait une grande indépendance. Il nous a permis, à mon frère et à moi, de faire un film qui nous plaisait et qui s’appelait : « L’Affaire est dans le sac ».

D’ailleurs si j’avais à choisir, c’est encore le film que je préfère de tous ceux que j’ai faits comme scénariste et avec mon frère comme metteur en scène. Ce n’était pas la « bataille d’Hernani » parce que chaque fois qu’il y a quelque chose qui se passe, les journalistes vous parlent de la « bataille d’Hernani ». Les spectateurs n’ont pas cassé les fauteuils, mais c’était tout juste. Et puis chez Pathé on nous a dit que ce n’était pas supportable. Il y avait une histoire de coqs et on a dit que c’était dirigé contre le coq de Pathé. Ça a retardé la carrière de mon frère. Moi j’ai eu plus de chance que lui. Parce que mon frère, lui, aimait mieux le cinéma que moi. Moi j’étais content d’avoir trouvé à la fois un moyen de vivre qui était en même temps, malgré tout, un moyen d’expression. Mais mon frère, lui, c’est la mise en scène qui l’intéressait.
A cette époque j’ai travaillé avec Renoir, puis avec Carné. Mais chaque fois qu’on voulait travailler ensemble, mon frère et moi, ça offrait beaucoup de difficultés. Dès qu’on pouvait, on le faisait. Chaque fois que mon frère faisait un film, la formule « un film pas comme les autres » revenait. C’était très flatteur en apparence, mais en réalité…

Plus tard, quand j’ai travaillé avec Carné, Pierrot était assistant. Il avait pris une grande part à ce film qui s’appelait Drôle de drame. Les gens, enfin les critiques, ont dit : « C’est une stupidité ». En province il a passé dans une ville où il a marché, parce que les exploitants avaient eu l’idée de le présenter avec le slogan : « Le film le plus idiot de l’année ». Les gens étaient très contents, ça prouve qu’ils n’étaient pas tellement idiots. Il n’y a rien de plus triste que les imbéciles, mais rien de plus beau que les idiots. Mais comme ce film était sorti. Il y avait un petit cinéma de la rue de Vaugirard dont le directeur eut l’idée de ressortir L’Affaire est dans le sac, et tout le monde s’est encore fâché. Ce qui n’a pas arrangé les affaires de Pierre. Il a été toujours très ennuyé, comme tous les gens qui avaient à cette époque une manière d’être, un style à eux. Par exemple, j’ai souvent comparé Vigo et Pierrot. Ils sont très loin l’un de l’autre, en apparence. Les films de Vigo n’étaient pas tout à fait des films comiques, c’était autre chose. Tandis que les films de Pierrot, ils riaient sans grincer des dents, mais grinçaient des dents ceux qui voyaient ses films. A un moment donné, il a fait autre chose, La Fontaine des 4 Saisons. C’était aussi du cinéma dans son genre. Les moyens d’expression sont extrêmement semblables. Il y a des films qui sont toujours un ballet, un poème. Au fond quand on dit d’un film « c’est littéraire », « c’est une histoire de littérateur », pourquoi est-ce que toujours c’est péjoratif ? C’est assez curieux que des littérateurs disent d’un film :
« c’est littéraire ». C’est comme ça. Moi je travaillais autrement, bien sûr.

[…]

« Les Enfants du Paradis », c’est aussi un film sur Paris. On voit souvent Paris dans les films auxquels vous avez collaboré…
Paris ? On a toujours fait des films sur Paris. Évidemment, moi, j’ai vécu longtemps à Paris. Ce qui m’étonnait quand j’étais jeune, c’était les étrangers qui disaient que Paris était une ville merveilleuse. C’est en voyageant par la suite que je me suis aperçu après que Paris était une ville qui ne ressemblait à aucune autre. Paris, on l’abîme beaucoup aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement des espaces verts, mais on l’abîme parce que les gens s’abîment, les gens sont moins gais.

Lorsque j’étais en vacances, de 7 à 14 ans, je passais les vacances à Paris. Ce qui m’a fait connaître la ville. C’est une ville différente des autres. On peut marcher à pied d’un bout à l’autre de Paris, ce n’est rien du tout. Seulement, c’est beaucoup plus vaste que ça ne paraît, Paris, parce qu’il n’y a pas un quartier qui ressemble à l’autre. On pourrait dire la même chose d’un pays qui s’appelle la France. C’est un pays extrêmement varié. C’est pourquoi il y a 200 fromages. C’est peut-être au fond ce qui en fait, malgré parfois son épouvantable connerie, aujourd’hui encore, ce qu’on appelle le charme.

De quelle manière avez-vous travaillé à certains films ?
Il y a un mot dans le cinéma qui est devenu embêtant, c’est le mot : dialoguiste. J’ai travaillé pour le cinéma. J’y travaillle encore. J’ai fait les dialogues d’histoires que j’avais faites ou refaites.

Le mot dialoguiste isolé du mot scénariste, c’est comme si en peinture on distinguait le type qui peint la campagne et celui qui peint les arbres, « l’arbriste »…

Je connais beaucoup de gens qui étaient furieux contre Jeanson qui faisait un travail très intéressant, c’est le moins qu’on puisse dire. De même aujourd’hui Audiard. Je trouve qu’il fait très bien son travail. Beaucoup mieux que beaucoup de gens soi-disant difficiles. Moi ce qui m’intéresse le plus ce sont les acteurs. Dans le sens de pouvoir choisir ses acteurs. Je créais des rôles en fonction des acteurs.

On les a même fait changer d’emploi dans les films de Carné. Avec Renoir, dans le cas du seul film que j’ai fait avec lui, on a fait changer Jules Berry d’emploi. Après les gens lui ont toujours donné des rôles semblables à celui que nous lui avions donné. Arletty, on l’a fait changer, tout de suite. Pour Les Enfants du Paradis, les gens disaient « Vous vous rendez compte avec son accent ». Nous avons répondu :
« Ecoutez, vous ne voudriez pas qu’elle ait l’accent de la reine d’Angleterre, alors foutez-nous la paix ».

Autrefois ce n’était pas comme aujourd’hui.

[…]

 

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