Nécrologie de Marcel Carné (31.10.96)

Le Nouvel Observateur – 07.11.96


Nécrologie de Marcel Carné parue dans l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur

Nº1670, semaine du Jeudi 07 Novembre 1996

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Malgré une dernière phrase ambigüe et quelques inexactitudes, le critique Alain Riou rend un bel hommage à Carné et insiste sur son jeune âge à l’époque où il tourna ses 7 chefs d’oeuvres consécutifs. La comparaison avec Jean Vigo est pertinente car il est évident que si Carné était mort en 1947, il serait rentré dans la légende comme son illustre aîné (Jean Vigo était né un an avant lui).

Cette article est également disponible sur le site du Nouvel Observateur ici.

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L’immense petit Carné

Marcel Carné, qui a beaucoup fait pour le paradis, n’a pas reçu du ciel en récompense l’immense grâce qui aurait couronné son oeuvre: une fin précoce.
Si, comme Vigo, le réalisateur du « Jour se lève » était mort à la fleur de l’âge, il serait aujourd’hui le héros d’une légende. Mais la fleur de l’âge n’a pas voulu de lui, comme la censure s’opposa, en 1947, à ce qu’il tournât un film portant ce titre. L’artiste avait alors 38ans, et c’est cette déception qui marque le déclin d’une oeuvre extraordinaire, sans égale, commencée à 28 ans, dix ans plus tôt, et qui comporte, tous chipotages faits, sept chef-d’oeuvres consécutifs.

La perfection des films elle-même fait oublier ce détail extravagant: le Carné de « Quai des brumes », ce créateur d’un monde plus vrai que le vrai, n’a pas 30ans. C’est un gamin, mais un gamin particulièrement obstiné dans sa course. Fils d’un ébéniste, orphelin de mère, Carné commence par se désintéresser profondément de la vie, gamin rôdeur que ses vagabondages du dimanche conduisent chaque fois plus loin de chez lui. Jusqu’au jour où, entrant par hasard sous un préau où se jouait une pièce intitulée « la Bataille de Fontenoy » (c’est ce titre qui l’intrigua), il entendit cette phrase: « Soldats de Fontenoy, vous n’êtes pas tombés dans l’oreille d’un sourd », qui lui causa un ravissement suprême. Carné avait trouvé sa voie, connu l’auteur (Prévert), devint assistant (de Clair, puis de Feyder), tourna « Jenny » à 26 ans (avec Prévert), et aligna à la suite « Drôle de drame », « Quai des brumes », « Hôtel du Nord », « Le jour se lève », « les Visiteurs du soir », « les Enfants du paradis » et « les Portes de la nuit » qui est cent fois plus beau qu’on ne le dit. La suite fut plus irrégulière, mais pas indigne, pour constituer en tout une carrière qui se maintint sur les sommets pendant vingt ans.

Vingt ans, c’est le temps qu’il faut pour que change le monde, et c’est une durée très suffisante pour une carrière d’artiste. Son monde, d’ailleurs, Carné ne l’inventait pas, mais le recréait, en ébéniste qu’il était, vrai comme la vie, mais beaucoup plus beau que la vie. C’était un assembleur, sachant unir les bois, en l’occurrence les talents divers qui se groupaient autour de lui. On fit de cet assembleur un rassembleur, image patriarcale et consensuelle tout à fait inexacte. Les vrais artisans n’ont pas de descendance. Ce n’est pas un notable qui disparaît, mais un enfant trop vieux, capricieux, fragile et assez mystérieux. Il aura emporté ses secrets. C’est un petit Carné qui se referme.

Alain Riou


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