Nécrologie de Marcel Carné parue dans le quotidien français Le Monde en 1996
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Ces deux articles signés de deux éminents critiques de cinéma font plutôt honneur à la presse française s’en tenant aux faits et osant même dans le cas de Jacques Siclier écrire que « juger (Carné) en références constantes à ses films avec Prévert fut une erreur« . Une analyse à laquelle nous ne pouvons que souscrire et qui sous-tend l’ensemble de ce site. Cependant il est dommage qu’il n’aille pas au bout de son argumentation et ne peut s’empêcher de terminer son article par cette image assez cliché en France dépeignant Carné en « minutieux artisan ».
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Le Monde – 02 Novembre 1996 –
1 – « Marcel Carné, le cinéaste de la poésie noire d’un Paris perdu » par Jacques Siclier
2 – « Le jour se lève » sur l’atmosphère de désespérance de la fin des années 30″ par Jean-Luc Douin
3 – « Garance-Arletty, femme libre » par Jean-Luc Douin
Le cinéaste français Marcel Carné, auteur, entre autres chefs-d’oeuvre, des Enfants du paradis, est mort, jeudi 31 octobre, à l’hôpital de Clamart (Hauts-de-Seine). Immortalisé, de son vivant, dans un musée de Boston qui porte son nom (ses archives sont également déposées dans cette ville américaine), il avait fêté ses quatre-vingt-dix ans le 18 août. Ce fils d’ébéniste est entré, – pour les films qu’il a réalisés entre 1936 et 1946, avec Jacques Prévert comme scénariste et dialoguiste – Drôle de drame, Quai des Brumes, Les Visiteurs du soir, etc… – dans la légende du septième art. « Le Jour Se Lève », avec Jean Gabin au sommet de sa gloire et le texte d’un Jacques Prévert au mieux de sa forme, est sans doute son meilleur film, oeuvre phare du « réalisme poétique » dont Marcel Carné restera le plus brillant représentant.
Marcel Carné, le cinéaste de la poésie noire d’un Paris perdu, est mort
Par Jacques Siclier
Le réalisateur des « Enfants du paradis » et de « Quai des Brumes » a connu, après la série de films conçus en compagnie de Jacques Prévert, une éclipse qui ne peut faire oublier qu’il compte parmi les plus grands noms du septième art
En 1980, Année du patrimoine, Marcel Carné, mort jeudi 31 octobre à Clamart (Hauts-de-Seine) à l’âge de quatre-vingt-dix ans, avait été élu à l’Académie des beaux-arts. En 1981, au cours d’une tournée aux Etats-Unis, il avait reçu du gouverneur du Massachusetts une charte le consacrant comme « le plus grand réalisateur français en vie ». Ces distinctions ont dû lui mettre du baume au coeur : après avoir été un des maîtres du cinéma français des années 30 et 40, Marcel Carné est tombé, à la fin des années 50, dans un discrédit à peu près total auprès de la critique et des cinéphiles. Son cas a été résumé à ceci : travaillant avec Jacques Prévert, scénariste-dialoguiste, le cinéaste eut du talent ; sans Jacques Prévert, il entra lentement mais sûrement dans une décadence irrémédiable. Il faut, tout de même, y regarder de plus près.
Le label Carné-Prévert, qui a pris une valeur historique, recouvre à peu près, en effet, les films les plus célèbres du cinéaste. Mais, outre que cette collaboration apporta à Jacques Prévert une notoriété d’écrivain de cinéma, elle correspond à un courant bien particulier du cinéma français : « le réalisme poétique ». Incontestablement, Marcel Carné, ancien poulbot des Batignolles, a été formé, comme assistant de Jacques Feyder, à l’école du réalisme social et romanesque.
Dès 1929, son court métrage documentaire Nogent, eldorado du dimanche annonçait son goût pour la mise en scène de la réalité, ses qualités plastiques. Feyder lui mit le pied à l’étrier en le chargeant de réaliser à sa place, en 1936, Jenny, étude de moeurs louches, dans le goût de l’époque, dont la vedette était sa femme, Françoise Rosay. De Jenny date la rencontre avec Jacques Prévert. Ayant gagné ainsi ses galons de réalisateur de long métrage, Marcel Carné allait pendant dix ans (à une seule exception près, Hôtel du Nord, écrit par Henri Jeanson et Jean Aurenche) bâtir un univers où les thèmes et les dialogues prévertiens s’unirent à ses conceptions esthétiques.
Il est vrai que Drôle de drame, comédie burlesque et subversive, appartient plus à Prévert et à son esprit anarchiste qu’à Marcel Carné. Il est vrai aussi que, à revoir Hôtel du Nord, on peut se rendre compte que, malgré les mots d’auteur de Jeanson privilégiant le couple secondaire Louis Jouvet-Arletty, l’univers de Carné était déjà mis en place : décors de studio reconstituant le réel (ici, un quartier populaire au bord du canal Saint-Martin), éclairages créant une impression de malheur et de fatalité sociale.
C’est avec Quai des brumes(1938) et surtout Le jour se lève (1939) qu’allait s’établir la véritable alliance Carné-Prévert. Ils n’ont pas, à eux seuls, inventé le « réalisme poétique » et le mythe de Gabin. Julien Duvivier y eut, avant eux, sa large part. Mais ils ont porté à une sorte de perfection la poésie noire des pavés mouillés, des êtres en marge, des aubes blafardes, des amours sans lendemain ; le malaise de la société française, glissant vers la guerre et la débâcle, était ainsi transposé, marqué d’un pessimisme fondamental.
Carné, qui sut toujours s’assurer le concours des meilleurs directeurs de la photographie, décorateurs et musiciens, créait alors les qualités quasi expressionnistes de sa mise en scène et un style cinématographique s’appuyant sur la mythologie de Prévert, mais jamais dépassée par celle-ci.
De ce point de vue, Le jour se lève a été et reste le chef-d’oeuvre absolu du « réalisme poétique ». Curieusement, dans Quai des brumes, si les dialogues de Prévert, dits par Gabin et Michèle Morgan, ont mal vieilli, ce n’est pas le cas de la mise en scène.
La défaite de 1940 et l’occupation allemande provoquèrent l’exil, entre autres, de Jean Renoir, René Clair, Julien Duvivier, Jacques Feyder. Carné, resté en France, se trouva dans une position difficile. Quai des brumes et Le jour se lève étaient, à cause de leur pessimisme, rendus responsables, par le gouvernement de Vichy, de la déliquescence morale qui avait, selon le nouveau régime, été une des causes de la débâcle. Le « réalisme poétique » d’avant-guerre était d’autant plus condamné que le cinéaste avait travaillé avec des producteurs et des techniciens juifs.
Après quelques projets qui n’ont pas abouti, Marcel Carné et Jacques Prévert se réfugièrent dans l’évasion hors du temps, avec la légende médiévale des Visiteurs du soir, où le conflit du bien et du mal se traduisait par la lutte du Diable contre l’amour. L’ampleur des moyens de production, la beauté des décors et des images, les dialogues de Prévert et l’interprétation d’acteurs prestigieux firent des Visiteurs du soir, en 1942, un événement artistique d’une grande importance pour le relèvement du cinéma français. Mais, dans cette oeuvre touchant parfois au fantastique, la mise en scène hiératique, un peu glacée, s’éloignait de ce qui avait fait l’originalité du style Carné.
Pendant l’Occupation, le cinéaste entreprit avec Prévert ce qui devait être la production la plus ambitieuse, la plus coûteuse et la plus célèbre de cette époque difficile : Les Enfants du paradis. Ce film, comprenant deux parties, ne sortit qu’au début de 1945. La transposition du « réalisme poétique » au XIX° siècle, en plein romantisme, dans les théâtres du boulevard du Temple et les bas-fonds de Paris fut une réussite éclatante, par un accord parfait du scénario, des dialogues et de la mise en scène. Autour d’Arletty (l’interprète féminine la plus typique et la plus mystérieuse de la propre mythologie de Carné), gravitaient quatre personnages masculins dans un ballet de désirs, d’obsessions, d’amour et de mort, d’ambiguïté psychologique et sexuelle aussi. Les Enfants du paradis, film admirable sur l’univers du spectacle, marqua l’accomplissement d’un style. Le travail cinématographique en studio visait moins la reconstitution historique que la mythologie de la passion et du destin. Carné et Prévert devaient se retrouver encore, en 1947, pour La Fleur de l’âge, dont le tournage fut interrompu et jamais repris.
Après cela commença, la période « Carné sans Prévert » avec une solide adaptation, purement réaliste, de La Marie du port de Georges Simenon où Jean Gabin se transformait en personnage bourgeois. Toujours tenté par le fantastique, Marcel Carné allait connaître un échec, tout aussi injuste que celui des Portes de la nuit, avec Juliette ou la clé des songes, tiré d’une pièce de Georges Neveux et où Gérard Philipe tenait la vedette. On ne peut pourtant pas lui reprocher d’avoir voulu montrer qu’il était un metteur en scène capable de faire éclore son propre univers. Le juger alors en références constantes à ses films avec Prévert fut une erreur. Thérèse Raquin (1953), version modernisée du roman de Zola, releva à la fois de l’étude de moeurs et de la tragédie sociale. Remarquable par son réalisme noir et sa direction d’acteurs, Thérèse Raquin fut le dernier grand film de Carné metteur en scène. Sans négliger pourtant L’Air de Paris (1954) où furent à nouveau réunis Arletty et Jean Gabin et où Roland Lesaffre, dans un rôle important, affirmait une présence digne de son célèbre partenaire.
Par la suite, les connaissances techniques s’appliqueront, avec plus ou moins de bonheur, à des sujets divers ne correspondant pas forcément à son tempérament et à ses goûts. Le pays d’où je viens (1956), avec le chanteur Gilbert Bécaud en vedette, dérape dans la féerie appliquée. Le grand succès commercial des Tricheurs (1958) tint, pour une bonne part, à la surprise causée alors par un tableau d’une certaine jeunesse moderne, traînant une dérive à odeur de scandale. Homme d’une autre génération, Marcel Carné n’était pas vraiment en prise sur la nouvelle adolescence et son désarroi. Dans son film suivant, Terrain vague, il fut le premier à s’intéresser à ce problème des grands ensembles, des cités-dortoirs favorisant une délinquance née de l’ennui, de l’inadaptation.
Mais c’en était fini du réalisme des grands jours. Dès lors, sans rien perdre de son professionnalisme, Marcel Carné se consacra à des études sociales et psychologiques relevant de conventions narratives, où (exception faite des Assassins de l’ordre) on ne retrouvait plus son talent. Il est vrai qu’il lui était de plus en plus difficile d’intéresser les producteurs à ses projets. On le considérait comme un homme du passé, certains critiques lui manifestèrent une hostilité systématique. Un nouvel essai de féerie, La Merveilleuse Visite, auquel il tenait beaucoup, n’eut pas de succès. Il fut soutenu, dans les mauvais jours, par l’amitié de Roland Lesaffre, qui fit toujours partie de la distribution de ses films. A l’initiative de l’acteur, la ville de Boston consacra à Marcel Carné un musée où figurent de nombreuses archives dont notre patrimoine aurait pu s’enorgueillir.
Même si son originalité créatrice s’est singulièrement estompée à partir de 1960, Marcel Carné n’en restera pas moins, et pas seulement pour sa « période Prévert », une des gloires du cinéma français. Une certaine image, héritée du Front populaire, du minutieux artisan, du rondouillard à casquette, natif des faubourgs, romantique « à belles dents », pour reprendre le titre de son autobiographie.
« Le jour se lève » sur l’atmosphère de désespérance de la fin des années 30
Par Jean-Luc Douin
Jean Gabin était au sommet de sa gloire. Jacques Prévert était au mieux de sa forme. Marcel Carné réalisa en 1939 son meilleur film, oeuvre-phare du « réalisme poétique », dans laquelle il démontrait des qualités qui lui étaient propres : l’art de construire une histoire, d’utiliser musique et décor. Le jour se lève est l’un des films qui permettent aux étudiants des écoles de cinéma d’apprendre la mise en scène. Le scénario est simple comme un fait divers : après avoir tué un homme d’un coup de revolver, traqué par la police qui vient l’arrêter, un ouvrier se terre dans une chambre d’hôtel durant toute une nuit, avant de se suicider, à l’aube, d’un coup de revolver. Marqué par une sorte de malédiction sociale, l’assassin romantique voit défiler le film des événements qui l’ont amené à cette rage criminelle. C’est la première fois en France que l’on construisait totalement une histoire sur le principe du retour en arrière, le procédé du flash-back.
Première trouvaille de Marcel Carné : pour marquer la différence entre les scènes d’action au présent et celles du passé, il utilise deux procédés de changement de plan différents. Une succession d’images rapides, style actualité, pour le présent ; un fondu enchaîné (surimpression de deux images, distillant une impression d’imaginaire) pour le passé.
Ce procédé est subtilement accentué par la musique (signée Maurice Jaubert), incorporée à l’action. Il n’y a pas de musique quand nous remontons le fil de l’histoire de Gabin ; une musique obsédante, martelée, accompagne le héros cloîtré dans sa chambre. Une seule exception : une scène d’amour dans une serre, accompagnée par un thème au hautbois, que Carné a voulu idéaliser, situer hors du temps.
Enfin, ce qui aura marqué des générations de cinéphiles endoctrinés par André Bazin, c’est la prodigieuse utilisation du décor. Enfermé dans sa chambre, Gabin est entouré d’objets qui symbolisent ses souvenirs amoureux. Chacun d’eux donne une information sur son caractère et ses goûts (ballon de football, vélo, photos d’identité, cravate), lui rappelle un moment de son histoire. Le réveil-matin qui sonnera l’heure de sa mort, l’ours en peluche… ils ont tous joué pour lui un rôle dramatique. Le paquet de cigarettes qui se consume marque l’écoulement des heures ; le paquet vide, il ne lui reste plus la force de vivre.
Reliant scrupuleusement chaque objet du décor au drame secret du héros, Marcel Carné fait également un sort aux vitres, glaces, miroirs, qui permettent de laisser voir la vérité de façon transparente, mais qui parfois déforment cette vérité, et dont le bris violent coïncide avec l’issue tragique du huis clos. La place de banlieue où se situe le drame, qui se remplit peu à peu de badauds, avec cet immeuble dressé vers le ciel (un décor construit par Alexandre Trauner), est aménagée de sorte à faciliter les prises de vues nécessaires, les éclairages adéquats, mais aussi imaginée comme un cadre poétique.
Bien dans l’air du temps, l’atmosphère de désespérance de la fin des années 30, Le jour se lève, que certains ont accusé d’être trop «fabriqué », est le film de Carné-Prévert le moins étayé de bons mots, de répliques fulgurantes. On y retiendra cette jolie phrase de Jacqueline Laurent: « On dit que les gens qui s’aiment sont plus vivants que les autres. » Ce coup de gueule, comme Gabin savait les pousser : « Quoi, François? Quel François? Y’en a plus, de François, je connais pas, y’en a plus, de François, nulle part. » Il y a aussi ce ricanement fielleux de Jules Berry : « Eh, oui, j’écoute aux portes. Je n’ai pas de préjugés.» Mais il y a surtout un film de cinéaste, qui fut d’emblée reconnu comme un chef-d’oeuvre.
Garance-Arletty, femme libre
Par Jean-Luc Douin
Une femme sur le boulevard du Crime, nue comme la vérité. Ils tombent tous amoureux d’elle, aristos, criminels, mime au masque blanc d’innocence. Pas seulement parce que « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment…. ». Elle s’appelle Garance et elle a la voix, la silhouette d’Arletty. C’est une femme libre (« Moi, j’adore ça, la liberté »), de celles que l’on ne possède pas, mais qui savent rendre heureux (et, forcément, malheureux) les gens sur lesquels elles ont de l’emprise, qui savent aimer aussi, comme les femmes fatales imaginées par Prévert, ces insolentes et pauvres filles, au fond, ces généreuses, indomptables, jamais plus craquantes que lorsqu’elles vous regardent sans masque, avec ce petit rire qui dégringole.