Marcel Carné – Le Visiteur du Soir
L’EVENEMENT DU JEUDI du 19 au 25 Octobre 1989
A 80 ans, le grand cinéaste, Marcel Carné, se souvient. Il publie l’édition définitive de ses Mémoires (La Vie à belles dents, édition Belfond) au moment où la Cinémathèque s’apprête à lui rendre hommage. Sur «l’affaire» Autant-Lara, sur la télévision d’aujourd’hui et sur ses difficultés à tourner un dernier film, Marcel Carné s’exprime ici en toute liberté.
La semaine prochaine, il sera à Tokyo pour y recevoir un prix international, signe — s’il en était besoin — de sa notoriété universelle. Le mois prochain, à Paris, c’est la Cinémathèque qui lui fera l’hommage d’une rétrospective. Au soir de sa vie, les honneurs ne manquent pas au cinéaste des Visiteurs du soir et de Quai des Brumes. Reste que Marcel Carné n’a pas tourné un seul film depuis quinze ans et qu’aujourd’hui, octogénaire, il piaffe encore d’impatience à l’idée de coller une dernière fois son oeil derrière le viseur d’une caméra.
A l’heure où sort en librairie l’édition définitive de ses Souvenirs, il a accepté de répondre à nos questions.
L’EVENEMENT DU JEUDI : Vos Souvenirs ont paru pour la première fois en 1975, puis en 1979. Pourquoi une troisième édition aujourd’hui ?
Marcel CARNÉ : L’initiative ne vient pas de moi. Il avait été question, à un moment, d’une reprise dans la collection de poche de chez Ramsay. Mais cela ne s’est pas fait et c’est Pierre Belfond, rencontré par hasard, qui m’a proposé cette réédition.
Il s’agit exactement du même livre ?
– Non, je l’ai un peu retravaillé afin de le mettre à jour. Il y a notamment un chapitre supplémentaire, portant sur les dix dernières années. J’ai aussi effectué quelques coupes…
Des coupes ?
– A la demande de l’éditeur et essentiellement pour des raisons économiques. Si l’on avait conservé l’intégralité du texte, il aurait fallu vendre chaque volume au moins 180 F…
Tel quel, votre livre n’est pas très tendre envers un certain nombre de gens croisés au cours de votre carrière…
– Oui, je sais que certains ont parlé d’un livre de rancune. Je ne crois pas que ce soit vrai. Si on a cette impression en le lisant, je le regrette. Ce n’était pas mon intention. Je me suis contenté de rapporter les faits tels que je les ai vécus, en m’efforçant d’être le plus honnête possible et de tout dire. Ainsi, quand je rappelle que François Chalais avait descendu en flammes les Enfants du paradis à sa sortie, je ne manque pas de préciser que, quelques jours plus tard, à Londres, il m’a dit s’être trompé. Mais enfin, c’est vrai, j’avais besoin de dire un certain nombre de choses…
De vous expliquer sur votre travail avec Prévert par exemple ?
– Par exemple. Il s’est en effet passé ce phénomène curieux que, dès le moment où j’ai arrêté de travailler avec Prévert, la presse a commencé à regretter sur tous les tons notre collaboration. Et ça continue. Je viens encore de lire quelque chose d’un peu désagréable dans Télérama à l’occasion du passage des Tricheurs sur Canal Plus. Un critique écrit : « Ce qui manque le plus cruellement, c’est la présence de Jacques Prévert. » Mais ce qu’on ne dit jamais, c’est que tant qu’a duré notre association la presse n’a cessé de me déconseiller de la poursuivre ! Au moment des Portes de la nuit notamment, si j’ai personnellement tiré mon épingle du jeu, ce qu’on a pu écrire sur le travail de Jacques Prévert, c’est inimaginable ! Au point qu’il ne voulait plus entendre parler de cinéma… Il est vrai aussi que le film date de 1946 et que Prévert n’a rencontré véritablement le succès qu’à partir de la publication de Paroles, en 1949…
Vous rappelez dans votre livre que vous avez été le premier homme de cinéma élu à l’Académie des beaux-arts. Que pensez-vous de l’affaire Autant-Lara et de la décision des académiciens d’écarter celui-ci de l’Institut ?
– Inutile de préciser que je ne partage en rien ses opinions. Mais, enfin, c’est un copain. On se tutoie. Je le connais depuis cinquante ans, même si je n’ai pas eu l’occasion de le revoir depuis son adhésion au Front national… Ce que je peux dire à propos de cette affaire, c’est que l’Académie a pris sa décision au cours d’une séance à laquelle il lui avait été interdit d’assister. je trouve que cela n’est pas bien… En même temps, il est vrai que tout cela est très délicat : à contester une procédure, on a l’air de défendre des idées. Ce qui, encore une fois, n’est pas du tout le cas. Il n’empêche, j’estime que l’on a fait preuve d’ostracisme à son égard et, cela, je ne l’approuve pas. Je ne suis pas comme Saint-Just, je ne dis pas : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » Nous sommes en démocratie, on devait au moins l’entendre. C’est ce que j’aurais dit si j’avais assisté à la séance. Malheureusement, je n’y étais pas, non par dérobade mais tout bêtement parce que je suis resté coincé plus d’une heure dans des encombrements…
Vous n’auriez donc pas approuvé son exclusion de fait ?
– Je ne sais pas. Il y a peut-être des éléments que j’ignore dans cette affaire. Lara a eu des conversations téléphoniques avec le secrétaire perpétuel de l’Académie et je ne sais pas ce qu’ils se sont dit…
Mais les propos rapportés par Globe ?
– Je dois dire que je n’ai pas lu l’interview de Lara. Il affirme qu’il a demandé à la relire et qu’on ne la lui a pas soumise. C’est fort possible. J’ai personnellement trop souffert de la presse à un moment donné, dans les années 55-60, pour ne pas être prudent sur ce point. Je le raconte d’ailleurs dans mon livre. Et puis, je connais Lara, c’est quelqu’un qui a toujours été d’une grande violence d’expression, extrêmement chauvin, viscéralement anti-américain notamment…
A ce propos, précisément, que pensez-vous du débat sur la défense de l’identité culturelle, du problème des quotas, etc. ?
– Cela me paraît tellement bête de parler de quotas aujourd’hui, avec le câble, etc. Et puis, on confond tout, le cinéma et la télévision, or les problèmes ne sont pas les mêmes. René Clair le disait déjà, il y a vingt ans, c’est une affaire de gouvernement. Ou le gouvernement tient à défendre un patrimoine cinématographique ou il s’en moque. Il n’y a pas trente-six solutions, il faut — Lang l’a annoncé mais il ne l’a pas fait — prendre l’habitude de subventionner sept ou huit grands films par an. Et quand je dis grands films, cela ne signifie pas qu’ils doivent nécessairement comporter une multitude de personnages. Pour moi, Spielberg n’a jamais rien fait de mieux que Duel, alors… En vérité, je pense qu’on ne s’en sortira pas autrement qu’en produisant de grands films typiquement nationaux. Pour moi, en effet, c’est l’esprit national qui intéresse le plus l’étranger. Regardez les Enfants du paradis, aujourd’hui encore, quarante ans après sa réalisation, il passe dans le monde entier. Je pourrais vous montrer les bordereaux et ce que gagne encore Pathé avec ce film…
Un grand film national, j’imagine que vous aimeriez en réaliser un ?
– Oui, j’ai un vaste projet. Un film sur les peintres impressionnistes d’après une nouvelle de Maupassant qui s’intitule Mouche. Cela me permettrait de montrer la Grenouillère, le Moulin de la Galette, le « déjeuner des canotiers »… On y verrait Monet, Renoir et Maupassant aussi. Mais ça n’intéresse pas les producteurs.
Peut-être sont-ils rebutés par le coût ?
– Evidemment, cela représente trois milliards. Mais quoi, quand on sait que le décor reconstituant le Pont-Neuf et la Samaritaine de M. – comment s’appelle-t-il déjà ? – Carax, a coûté neuf milliards… Vous vous rendez compte ? Et son film est encore arrêté… Mon projet, ce n’est tout de même pas une folie ! Trois milliards, trois milliards et demi, ce n’est pas excessif pour un film national, reflétant l’esprit d’un pays. Car enfin, les peintres impressionnistes, c’est vraiment la France, avec tout ce que cela comporte de grâce, de légèreté… Un film qui aurait également une vocation internationale : il suffit de voir les prix qu’atteignent les tableaux de Monet et de Renoir en Amérique, au Japon, en Allemagne ou en Angleterre… Eh bien non, cela n’intéresse personne !
Devant ces difficultés, pourquoi ne pas vous être tourné, comme d’autres, vers la télévision ?
– J’ai très peur des équipes de télévision, de leur rythme de tournage, le « tant de minutes par jour ». Encore que, quoi qu’on dise, je tourne assez vite… Et puis, vous savez, je n’en tire pas vanité, mais enfin, je n’ai jamais de ma vie sonné à la porte d’un producteur. Ce sont eux qui sont venus.
Et aucun producteur de télévision n’a sonné chez vous au cours des dix dernières années ?
– Non, aucun. Pas plus, d’ailleurs, que la télévision ne cherche à montrer mes films d’après-guerre. Je sais bien que c’est compliqué, qu’il y a des histoires de droits, etc. Mais c’est possible. Et la meilleure preuve, c’est qu’en février prochain une salle du quartier Latin va reprendre Juliette ou la clé des songes et la Marie du port. Bon, la Marie du port est un film commercial, mais il n’est pas mal fait. Et Gabin y est bien meilleur quand même que dans tous ces films qu’on a pu voir récemment à la télévision. A croire que l’on a choisi exprès les plus mauvais. Ceux de la période « noire » de Gabin, lorsqu’il tournait avec un metteur en scène – je ne dirai pas lequel — uniquement parce qu’il jouait très bien à la belote !
Vous voilà bien sévère !
– Ecoutez, sans être méchant, je crois que les personnes chargées de choisir les films à la télévision, tout simplement, connaissent très mal le cinéma, du moins le cinéma d’avant la couleur, le cinéma en noir et blanc. Et je pense qu’il manque à la télé une émission sur le patrimoine cinématographique. Je ne revendique pas que l’on passe mes seuls films mais ce ne serait tout de même pas déshonorant que de diffuser la Kermesse héroïque, A nous la liberté, le Million ou les films de ce pauvre Grémillon qui a été un très grand metteur en scène et que l’on a complètement oublié…
A vous lire, on constate que votre carrière comporte presque autant de films mort-nés que de films réalisés. Quel est, de ce point de vue, votre plus grand regret ?
– J’en ai plusieurs. Je voulais tourner notamment une vie de « Vautrin » d’après le personnage de Balzac. Cela me plaisait beaucoup mais les producteurs… D’autre part, j’ai toujours été un grand amateur de ballets, même si je m’y rends moins souvent aujourd’hui. Aussi ai-je beaucoup regretté de n’avoir pu mener à bien mon projet de film sur la vie de Diaghilev.
Et les salles de cinéma, continuez-vous de les fréquenter ?
– Moins que par le passé, c’est certain. Mon sentiment est que le cinéma français, à un moment, était vraiment très bas mais que, depuis deux ou trois ans, la qualité remonte. J’ai bien aimé Rendez-vous de André Téchiné par exemple, ou la Vouivre de Georges Wilson. A ce propos, je trouve que le fils de ce dernier, Lambert Wilson, est sans doute le meilleur acteur français de sa génération. Comme je trouvais que Patrick Dewaere était le meilleur de la génération précédente. J’ai le regret de n’avoir pas pu tourner avec lui. Comme je regrette de ne pas avoir eu l’occasion de faire un film avec Romy Schneider…
Votre livre s’achève sur cette affirmation : « J’entends continuer, tant qu’il me restera des forces et qu’on voudra bien me donner des moyens… » Est-ce toujours vrai, malgré vos ennuis de santé ?
– Mais oui, je suis prêt à refaire un film. Il y a trois ou quatre ans, j’ai travaillé à un projet d’adaptation du roman de Henri-François Rey, les Chevaux masqués, projet qui n’a pas abouti. A l’époque, j’étais solide comme un roc mais le docteur de l’assurance avait exigé que j’obtienne l’accord d’un metteur en scène susceptible de me remplacer au pied levé. On renouvellerait vraisemblablement cette exigence aujourd’hui que l’arthrose me rend un peu boiteux. J’y suis prêt.
Songez-vous à un projet précis ?
– Eh bien, on m’a proposé de réaliser un film sur la drogue. J’ai d’abord dit non. Et puis, en lisant le livre, j’ai envisagé une manière originale de traiter le sujet. J’ai pensé que s’il y avait une très belle histoire d’amour, l’histoire d’un couple détruit par la drogue, cela pourrait devenir intéressant. Je me suis dit aussi que ce serait sans doute là mon dernier film, alors, s’il pouvait servir a quelque chose… Bref, je me tâte. Mais en réalité, c’est Mouche que je voudrais faire. je voudrais montrer qu’un vieillard n’est pas forcément amer, aigri, qu’il peut avoir une joie de vivre… même si le trou n’est pas loin.
Propos recueillis par Bernard LE SAUX
Philippe Garrel, Réalisateur des Baisers de secours.
– « Le sommet du cinéma onirique »
« Marcel Carné, c’est pour moi un domaine du cinéma qui n’était pas encore exploré. Si vous voulez, on parle du cinéma de Méliès et du cinéma de Lumière. De la même manière, Carné a créé un genre cinématographique avec les Visiteurs du soir, comme Bergman avec le Septième Sceau. J’ai essayé de trouver cette longueur d’onde avec la Cicatrice intérieure, un film que j’ai fait en 1970. Carné a tenté d’approcher une théorie du rêve. Il représente le sommet du cinéma onirique. Il a tenté l’impossible, à vouloir faire rimer les plans entre eux. Aujourd’hui, son influence est sensible. Léos Carax est le nouveau Carné. »
Propos recueillis par Pascale SOLIGNAC
Alain Corneau, Réalisateur de Nocturne indien.
– « Il reste très présent »
« Marcel Carné est le symbole d’un grand moment, ce que j’appelle la nostalgie d’équilibre entre une manière de produire et une façon d’écrire. Il est l’homme d’avant la crise, il a un côté « solaire », même s’il ne tournait que de nuit sur pavés mouillés L.. Ses films sont un souci permanent de critiques plus vives qu’aujourd’hui, une sorte de réalisme français noir vécu comme un sacerdoce. Marcel Carné, on y pense aussi beaucoup pendant les castings, le choix des seconds rôles. Il représente la tradition du comédien mis en première ligne, utilisé à plein rendement. Il reste très présent. »
Propos recueillis par Pascale SOLIGNAC