Cet entretien est paru dans le Magazine Littéraire, n°355 juin 1997 (spécial Jacques Prévert).
Marcel Carné : « On se complétait merveilleusement »
propos recueillis par Fabrice Rouleau
Dans un entretien donné au Magazine littéraire en 1979, Marcel Carné évoquait les quelque douze années où il travailla avec Prévert. L’histoire d’une complicité et d’une amitié dont il n’a guère parlé par ailleurs.
Marcel Carné – Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans toute ma vie c’est la manière dont j’ai connu Prévert. Un jour j’ai été à la maison des syndicats voir une pièce qui s’appelait La Bataille de Fontenoy. Il y avait une phrase qui m’avait fait éclater de rire, c’était « Soldats de Fontenoy vous n’êtes pas tombés dans l’oreille d’un sourd ». Puis des années se passent et j’ai l’occasion de faire mon premier film. Le sujet était presque imposé, le producteur voulait un film de gangsters. J’avais horreur des gangsters. On a trouvé un scénario qui s’appelait Prison de velours, c’est tout dire. C’était une histoire extrêmement conventionnelle qui se déroulait dans une maison de rendez-vous. Arrive le moment où le producteur me demande à qui je pense pour les dialogues. Alors j’ai une idée qui devait me suivre dans toute ma vie, sans que je m’en rende compte à ce moment-là, je dis : « J’ai pensé à Jacques Prévert ».
J’étais complètement inconnu à l’époque et donc le plus difficile était de faire accepter le synopsis à Prévert. Je l’avais prévenu que ce n’était pas une histoire très extraordinaire. Il le lit devant moi avec cette faculté qu’il avait de lire à une rapidité folle et quand il a terminé il me dit : « Avec ça on est pas foutus ! mais on va essayer de se démerder ». On a commencé à travailler et j’ai compris ce qu’il appelait se démerder. C’était de trouver des personnages secondaires extrêmement intéressants, le marchand de canon, le bossu méchant, etc., et qui n’étaient pas, contrairement aux personnages principaux, extrêmement conventionnels. C’est ainsi qu’il a fait Jenny. Ce film a complètement dérouté la critique parce qu’il y avait une part de convention et une part d’originalité. L’atmosphère étrange dans laquelle se déroulait le film a frappé à l’époque où l’on voyait surtout des comédies joyeuses qui se déroulaient sur la côte d’Azur. Là c’était déjà un peu la brume, il y avait une scène d’amour qui se passait sur une passerelle enjambant le canal de l’Ourcq, tout cela semblait un peu bizarre.
Quand Prévert a vu le film il a été étonné de le trouver pas mal du tout, il ne s’attendait pas à ça. Et ont commencé douze des plus belles années de ma carrière. Je peux dire qu’en douze ans on ne s’est pas disputé une fois.
Quelle était votre manière de travailler avec Prévert ?
– On discutait à propos de certaines scènes. La plupart du temps on arrivait à composer mais sans que l’un de nous ne cède. On avait comme principe de dire toutes les conneries qui nous passaient par la tête. D’une sottise peut découler une chose intéressante.
On s’entendait parfaitement. Je dois dire qu’on était de même origine populaire. Mêmes idées politiques. On aimait, on détestait les mêmes acteurs, les mêmes techniciens. Je ne vois pas ce qui aurait pu nous fâcher. Je dois dire sans forfanterie que j’ai toujours désigné les sujets.
Quelle a été l’histoire de chaque film ?
– Après Jenny qui avait très bien marché et n’avait été démoli que par la critique d’extrême-droite et d’extrême-gauche pour des raisons morales, un producteur est venu me voir avec un livre anglais qui allait devenir Drôle de drame. Quand le film est sorti, toute la presse nous a assommés. L’ennuyeux c’est qu’après ça on n’était plus fichus de trouver de l’argent pour tourner un film. Par miracle la femme de Gabin voit le film et le trouve très bon. C’est ainsi que j’ai proposé Quai des brumes à Gabin. Jacques Prévert qui adorait Mac Orlan ne fit aucune difficulté. C’est lui qui eut l’idée de situer l’histoire, qui dans le bouquin de Mac Orlan se déroulait à Montmartre, dans un port. On a travaillé au scénario avec Jacques dans l’hôtel où il habitait et quand on a eu fini on s’est dit que ça allait être difficile à passer à la censure. Et effectivement le représentant du ministre de la guerre à la pré-censure nous dit : « Moi je suis d’accord à condition qu’on ne prononce jamais le mot déserteur, qu’il n’ait pas l’air d’un sale type et quand il se débarrasse de ses vêtements, il les plie soigneusement et les pose sur une chaise ». Le film a eu un grand succès.
Par la suite Jacques est parti en Russie, puis aux Etats-Unis pour faire bonne mesure. On avait signé un contrat pour faire un second film avec Prévert et Gabin mais on devait décider du scénario plus tard. Jacques me raconte une histoire qui me plait assez. Il y avait dans un musée une chambre qui s’appelait la chambre rouge où un assassin était venu se réfugier et y était mort. Puis Jacques a commencé à pousser l’histoire du côté des bals-musettes et des gangsters. Je le suivais un peu contraint et forcé. Je sentais que chez lui ça ne venait pas bien, ça ne venait pas bien chez moi non plus. Et puis un jour mon voisin de palier vient me voir en me disant : « Vous savez, je m’amuse à faire des scénarios et j’ai pensé à un scénario pour vous qui pourrait être joué éventuellement par Gabin ». Le synopsis qu’il me lut m’intéressa bougrement parce que pour la première fois au cinéma on utilisait les flash-backs. J’ai fini par convaincre Prévert qui reconnut que le sujet était original et on a fait Le jour se lève à partir de cette idée.
Vient la guerre. J’avais fait une première version de Juliette ou la clef des songes avec Cocteau. Le producteur était un peu effrayé et il me dit : « Vous ne pouvez pas retrouver Prévert, parce que je trouve ça merveilleux mais j’ai peur ». J’ai rejoint Prévert à Antibes qui ne voulait pas vivre dans le Paris occupé. Je lui propose un film historique, parce qu’à cette période on ne pouvait pas envisager de parler de l’amour libre. Il me demande quelle époque j’aimerais traiter. Je lui ai dit : « Je vais bien t’épater, j’aimerais traiter le Moyen Age, mais un Moyen Age flamboyant ». Ça a donné naissance aux Visiteurs du soir, avec Arletty et Cuny.
Prévert intervenait dans la distribution ?
– Il me disait d’abord : avec qui voudrais-tu tourner ? Et puis quand on s’était mis d’accord je contactais l’acteur. On partait ayant en tête les acteurs. On écrivait en fonction des personnages principaux.
Après Les visiteurs du soir on cherchait un sujet avec Brasseur qui nous plaisait beaucoup. On rencontre un jour Barrault sur la Croisette. Il nous raconte une histoire qui nous enthousiasme. Et c’est comme ça qu’on a fait Les Enfants du paradis. Prévert travaillait d’abord sur divers personnages et après il faisait un tableau. Il avait des signes cabalistiques pour montrer les rapports entre les personnages. Il disait : « On a Garance, bon. Garance est aimée par Untel, elle aime Untel, qu’est-ce qu’il peut se produire ? ». Jacques disait une chose à laquelle j’ai toujours cru : « Un scénario c’est en partie deux histoires qui se chevauchent, plus que dans un roman ou une pièce de théâtre. Ça se chevauche et ça doit bien s’imbriquer l’un dans l’autre ».
C’est pour cela qu’il faisait ces tableaux très bizarres, du Miro avant la lettre si l’on veut, avec des couleurs parce qu’il utilisait des crayons de couleur. Quand il disait deux histoires je pense que c’était quatre personnages importants, un couple et deux autres personnes. Dans Quai des brumes, il y a la relation Brasseur-Morgan et Gabin-Morgan, plus le rôle de Michel Simon. C’est encore plus net dans Le jour se lève. Ces chassés-croisés entre les personnages sont provoqués par des événements extérieurs. C’est ce que Prévert appelait une double histoire. On nous reprochait la tristesse de nos films, mais au cinéma comme en littérature et au théâtre, s’il y a une histoire d’amour il faut qu’il y ait des événements contrariant cette histoire, c’est donc forcément triste.
On a ensuite tourné Les portes de la nuit avec Montand. Le film n’a pas eu de succès et Prévert a été traîné dans la boue par la critique.
Est-ce que vous modifiez son texte ?
– Jamais, jamais. Une phrase ne me plaisait pas, j’en parlais avec Jacques. S’il n’arrivait pas à me convaincre il me disait : « Je ne suis pas d’accord mais c’est bien ton film, je ferai ce que tu voudras ». J’étais neuf fois sur dix d’accord avec lui parce que nous avions le même esprit. On se complétait merveilleusement. Il avait beaucoup de choses que je n’avais pas, un certain sens des mots ; la réciproque était vraie. J’avais peut-être un équilibre qu’il n’avait pas, un certain équilibre inné de la longueur des scènes et de la construction.
Il a donc été tellement traîné dans la boue avec Les portes de la nuit qu’il ne voulait plus faire de cinéma. Il m’a dit : « J’en ai marre d’être engueulé par un con en dix lignes pour un travail qui m’a demandé dix mois d’efforts ». Là se présente un producteur qui voulait faire un film avec Arletty. Jacques refuse d’abord. Et puis j’ai une idée. On avait autrefois travaillé à un sujet qui avait été refusé par la censure. C’était l’histoire d’enfants dans un bagne, L’île des enfants perdus. Pour des raisons humaines, politiques, il accepta de reprendre ce sujet auquel il tenait beaucoup. On a commencé à tourner et après beaucoup de difficultés le film s’est arrêté et on n’a jamais pu le reprendre. Ce film aurait dû s’appeler La fleur de l’âge.
On a tourné ensuite La Marie du port d’après Simenon. Ça a très bien marché et là s’est arrêtée ma collaboration avec Jacques.
Pour Prévert comme pour moi, l’histoire dans un film passe un peu au second plan. Il est d’ailleurs assez difficile de résumer en quelques lignes les films que j’ai faits avec Prévert. Evidemment on peut dire : « C’est un homme enfermé dans sa chambre qui revoit son passé ». « C’est un déserteur qui se réfugie dans une cabane et qui va rencontrer des êtres hors du commun », ça ne suffit pas. Mais si l’on veut entrer un petit peu dans le détail il faut raconter l’histoire en vingt minutes. Même pour La Marie du port il y a plusieurs choses qui viennent se greffer sur l’histoire de la Marie et de Gabin. Il y a le petit gosse qui aime la Marie, il y a le père qui est tout le temps saoul, il y a un tas de choses comme ça qui font que ce n’est pas facilement racontable.
Il n’y a eu qu’une seule bagarre entre nous. Ça a été la fameuse bagarre de la scène de l’île de Pâques dans Les portes de la nuit. Il est arrivé avec une véritable plaquette sur l’île de Pâques. Je lui ai dit : « Tu te rends compte, dix ou quinze minutes de texte, comment veux-tu que j’arrête l’histoire quinze minutes ? ». Il me disait : « Coupe ce que tu veux ». Alors je coupais et il me disait : « Ah non tu coupes ce qu’il y a de mieux ».
Qu’est-ce qu’il vous a apporté ?
– Peut-être la connaissance des milieux surréalistes. Il est indiscutable que son rôle dans Drôle de drame est presque plus important que le mien. C’est vraiment lui qui m’a fait connaître l’humour noir, m’a montré l’importance qu’il fallait accorder aux personnages secondaires. Ses textes ont souvent l’air facile comme ça mais quand il faut dire en mettant un bijou sur les cheveux d’Arletty : « un doux rayon de lune sur tes cheveux de nuit », ce n’est pas commode.
Cet entretien a été publié pour la première fois dans le Magazine littéraire, n° 155 de décembre 1979 (dossier Prévert, numéro épuisé).