Entretien avec Marcel Carné (1964) par Robert Chazal.
ED.SEGHERS. CINEMA D’AUJOURD’HUI. 1965.
Votre carrière représente actuellement trente ans de cinéma. Est-ce le même art aujourd’hui qu’il y a trente ans ?
Absolument pas. On peut même dire que ça n’a presque plus de rapport. Il y a trente ans, c’était le cinéma-religion, le cinéma-passion fait par des gens qui ne vivaient que pour le cinéma et qui, parfois même, mouraient à la tâche, comme Jean Vigo. On ne le retrouve, cet enthousiasme, que chez deux ou trois réalisateurs italiens (le De Sica du Voleur de Bicyclette, Fellini) et, dans un certain sens, chez les responsables des James Bond, dont la perfection de facture demande cet enthousiasme.
Mais, en général, la religion est morte et la passion oubliée. Le cinéma est à peine encore un métier. Pour les jeunes bourgeois, c’est une occupation bien rétribuée, qui offre le privilège de ne pas nécessiter de longues années d’apprentissage. (En ce moment, ce serait même plutôt le contraire.) Evidemment, les films s’en ressentent. Ils sont moins passionnés et moins passionnants. Ils peuvent contenir certaines beautés, mais on a connu jadis des films qui faisaient crier d’admiration. Aujourd’hui, le climat n’y est plus. Nous avons des films de bonne qualité. Sans plus. Il leur manque la flamme qui fait les chefs-d’oeuvre. Le cinéma, c’est une vieille passion qui se prolonge encore chez nous, les anciens. Malheureusement, les passions prolongées perdent de leur force. Chez les nouveaux, même les plus sincères, il s’agit surtout d’intérêts. Dans tous les sens du mot…
Cela est vrai à tous les échelons. A commencer par la production. Dieu sait si j’ai eu des difficultés avec les producteurs, mais j’en ai connu qui avaient la passion de ce qu’ils entreprenaient. Ils se lançaient dans l’aventure parfois inconsidérément, mais avec, si j’ose dire, une certaine générosité. Maintenant, ce sont presque tous des hommes d’affaires blasés qui, en limitant leurs risques de perdre, limitent par là même leurs chances de gagner. Le cinéma a plus de maturité, de sérénité. On est devenu raisonnable. Or l’art a surtout besoin de démesure…
Dans ces conditions, on ne peut plus faire les films dont on rêve. L’originalité est dangereuse, et surtout incompatible avec cette fuite du risque qui est bien la caractéristique essentielle de notre époque. Et pas seulement dans le cinéma. En outre, on ne peut plus faire des films comme on voudrait les faire. Le soin demande beaucoup de temps et le temps coûte de plus en plus cher…
Mais, tout compte fait, le plus grave, c’est la foi qui manque. Si l’on compare, par exemple, les assistants d’aujourd’hui à ceux d’hier, à ceux que nous étions autrefois, on y trouve une différence vertigineuse. On ne vit plus pour le cinéma mais par le cinéma. Et c’est sans doute le cinéma lui-même qui en est responsable…
Croyez-vous aux influences, aux écoles ? Vos maîtres ? Vos disciples ?
Bien sûr que je crois aux influences. J’ai subi celle de Feyder dont je fus l’admirateur et l’assistant. J’ai subi celle de l’expressionnisme allemand : Murnau, Fritz Lang, en tête. Et les influences existent pour tous. Croyez-vous que De Broca réaliserait le genre de films qu’il réalise s’il n’y avait pas eu René Clair avant lui ? Et je pourrais vous citer dix, vingt exemples. En fait, il y a, chez tous les créateurs, dans n’importe quel art, influence des prédécesseurs; de ceux, en tout cas, dont le travail crée un climat bénéfique. Pour moi, comme pour Renoir, Feyder et d’autres, il y a eu ce fameux climat de l’ « école réaliste française » qui est un phénomène à peu près unique dans l’histoire de notre cinéma. Les écoles ne sont pas des phénomènes obligatoires. Une école ne disparaît pas forcément quand une autre naît. Nous serions, pour le moment, tout aussi embarrassés pour parler d’une école française de la peinture que d’une école française du cinéma… Il n’y a même pas de nouvelle école littéraire puisque le Nouveau Roman est un aussi grand fiasco que la Nouvelle Vague cinématographique.
L’influence que j’exerce moi-même sur d’autres ? C’est plus difficile à dire et surtout ce n’est pas à moi de le dire. Je n’ai pas le goût des disciples; l’art me paraît une chose trop personnelle. Pourtant j’ai cru reconnaître ma « manière » dans certaines séquences de films réalisés par d’autres. C’est ce que mes jeunes confrères appellent pudiquement des « hommages ». Mais, au cinéma, les guillemets n’existent pas encore pour indiquer les citations…
Quelles sont vos règles d’or ?
L’atmosphère et les personnages comptent pour moi plus que l’intrigue elle-même. Une histoire originale ne vaudra rien si les personnages sont conventionnels. Vous savez quelle transposition nous avons fait subir, Prévert et moi, à Quai des Brumes pour, justement, obtenir cette atmosphère et ces personnages hors série. Pour Les Enfants du Paradis, ce sont le personnage de Debureau et l’atmosphère du boulevard du Crime qui avaient, en premier lieu, retenu notre attention.
Pour Les Tricheurs, ce fut la même alchimie. Ce que je voulais, c’était une sorte de Roméo et Juliette à Saint-Germain-des-Prés, J’avais en effet été frappé par un fait nouveau : alors qu’autrefois les jeunes amoureux voyaient leur passion contrariée par leur famille, leur religion, etc. les jeunes gens de nos jours se créent eux-mêmes leurs propres tabous. Cela faisait de mes personnages des êtres passionnants dans une aventure où l’anecdote était fort mince… Ce n’est pas une règle absolue. Ainsi pour la transposition moderne de La Dame aux Camélias que je devais tourner, l’histoire était très solidement construite d’après le roman (et non la pièce) de Dumas. Mais, là aussi, l’atmosphère était essentielle, puisque c’est l’ambiance des milieux de cinéma que je voulais évoquer…
Voulez-vous évoquer encore une fois votre collaboration avec Jacques Prévert ?
On a tellement dit de choses inexactes à ce sujet… Ceux qui veulent m’être désagréables disent que, sans Prévert, je n’aurais pas fait les films que l’on connaît. D’autres disent la même chose à propos de Prévert. En fait, notre rencontre a été bénéfique, mais il aurait été néfaste pour l’un comme pour l’autre d’éterniser une collaboration qui ne s’imposait plus. Nous avions évolué chacun de notre côté. Il faut, pour collaborer comme nous l’avons fait, Prévert et moi, une identité de vues et de réactions qui ne peut être un phénomène de très longue durée.
Pour moi, en tout cas, j’ai continué à faire des films sans Prévert, notamment Thérèse Raquin et Les Tricheurs, et ça n’a pas donné de si mauvais résultats. Maintenant, c’est Trois Chambres à Manhattan, l’un des sujets qui me tenaient le plus à coeur et que j’ai fait avec Jacques Sigurd. A vous d’en tirer la conclusion.
Etes-vous, oui ou non, un cinéaste engagé ?
Je ne prise que médiocrement le mot « engagé ». On lui donne en général une signification politique précise qui ne me concerne pas. Je le vis bien au moment des Portes de la Nuit. Sous prétexte qu’il y avait un bourgeois collaborateur, on feignit de croire que j’accusais tous les bourgeois de collaboration…
Mais on parlait de climat, tout à l’heure. Il n’y a pas que le climat artistique, il y a aussi le climat social. Ainsi Le Jour se lève n’était pensable qu’à une époque où l’on venait précisément de prendre conscience d’une certaine solidarité ouvrière…
Par contre, le Quai des Brumes ou l’Hôtel du Nord échappaient complètement à cette règle. Je l’ai pourtant retrouvée avec Les Tricheurs mais, là encore, on a prétendu que j’attaquais toute la jeunesse, ce qui est archifaux. Il s’agissait en fait d’une certaine jeunesse.
Je n’ai donc jamais fait de cinéma « engagé », mais souvent du cinéma influencé par le contexte social, ce qui est fréquent chez beaucoup d’entre nous, et ce qui est, d’évidence, une des missions du cinéma. A condition, toutefois, de ne jamais oublier que la transposition est telle que l’oeuvre filmée ne peut donner qu’une indication, une impression et non un compte rendu exact. Un film est une oeuvre d’art et pour toute oeuvre d’art, il y a nécessité d’un choix.
Comment travaillez-vous sur le plateau ?
Je ne suis pas un adepte du découpage immuable. Le contact avec le plateau, l’équipe, et aussi l’inspiration du moment, amènent souvent des changements. Le coup du découpage technique avec l’indication des numéros n’engage personne. Je me souviens de Feyder quand il me disait, en me tendant son scénario terminé : « Tiens, mets des numéros. Pour le producteur!… »
Ces fameux numéros sont tout juste des points de repère commodes. C’est ainsi qu’il m’est arrivé dans Manhattan de grouper treize numéros du découpage en quatre changements d’appareil, le déplacement de la caméra ayant permis une meilleure liaison et éviter des champs et contrechamps.
La forme d’un acteur, ou ce que je ressens en le faisant répéter, peut aussi me faire changer une prise de vues. Des détails de décor différents de ceux que j’attendais, également.
La seule chose que je respecte scrupuleusement, c’est le dialogue. C’est pourquoi je n’accepte pas que les acteurs le modifient en cours de tournage.
Vous avez tourné une vingtaine de films. On vous connaît beaucoup de projets avortés. Combien, pensez-vous, auriez-vous pu en tourner sans les difficultés que-vous avez rencontrées ?
Au moins deux fois plus. Et parmi ceux que je n’ai pas réalisés, il y en a quatre ou cinq qui auraient été d’une extrême importance. J’ai d’autres projets. Je ferai, j’espère, encore des films selon mon coeur, mais certains ne peuvent plus être repris et je pense que c’est grave. (Il n’y a pas de génie méconnu, mais il y a sûrement des oeuvres, des grandes oeuvres avortées. Et peut-être ce qui aurait pu être un chef-d’oeuvre est resté à jamais enfoui dans les tiroirs…) En ce qui me concerne, en tout cas, je trouve déplorable que La Fleur de l’Age ou Les Evadés de l’An 4000 n’ait pu voir le jour…
N’avez-vous jamais eu la tentation du film à petit budget avec une caméra, un opérateur et quelques techniciens ?
Je l’ai eue. Comme tout le monde. Mais, en ce qui me concerne, c’est plus difficile que pour un réalisateur inconnu. Il faudrait que je puisse le faire en quelque sorte anonymement, en me cachant. C’est à peu près impossible. Et puis, serait-ce une expérience bien utile ? Si j’ai un rôle à jouer dans le cinéma, il ne peut plus se jouer que selon certaines données…
Pourtant, être quelques semaines entièrement libre de sa caméra et montrer le monde à sa manière doit être amusant. Mais ne me parlez pas de cinéma-vérité. C’est la forme la plus raffinée de l’arbitraire et même du truquage…
Sans porter un jugement sur les hommes, pensez-vous que c’est un bien, ou au contraire, un mal que ceux de la Nouvelle Vague aient eu l’occasion si facile de s’exprimer ou d’essayer de le faire ?
C’est toujours un bien que de donner à quelqu’un l’occasion et les moyens de s’exprimer. Mais encore faut-il que le bénéficiaire sache en profiter, ait quelque chose à dire et n’abuse pas de la facilité ainsi donnée. Personnellement, je me félicite d’avoir appris mon métier avant d’avoir eu la responsabilité entière d’un film…
Les gens de la Nouvelle Vague sont allés trop vite et ont, en général, manqué leur but. Trop souvent, leur travail est resté à l’état d’ébauche. Cet engouement qui les a poussés a été un bien puisqu’il a permis au cinéma l’apport d’un sang neuf mais, faute de patience et de maturité, cela n’a pas permis de découvrir un seul tempérament exceptionnel.
On a voulu rapprocher le Mouvement Nouvelle Vague du Néo-Réalisme italien. Ça n’a aucun rapport. Les Italiens ont été poussés par un besoin de s’exprimer librement après plusieurs années de fascisme. De faire, en quelque sorte, « sauter le couvercle ». Ce n’est pas le cas de la Nouvelle Vague française. Tous, sauf Godard, ont vite cherché à faire des films comme les anciens. Et puis, leur réputation de faire du spectacle au rabais a été une contre-propagande. On ne paie pas des places très cher pour aller voir un spectacle bon marché, surtout si la modicité des moyens est claironnée à grands sons de trompes!
Avez-vous une grande curiosité pour tous les arts? Etes-vous bon spectateur de cinéma ?
Je ne pense pas que l’on puisse servir efficacement un art sans être curieux des autres, ni y être sensible. Comment un metteur en scène pourrait-il ignorer la décoration ou la musique qui sont parties intégrantes de son film ?
Quant au cinéma lui-même — où je vais le plus souvent possible — je suis un trop bon spectateur. Même à la quatrième ou cinquième vision d’un film, je suis pris par l’histoire et n’arrive pas à m’intéresser à la façon dont il est fait. Je n’aurais pas été un critique du genre « décortiquant ». Pour moi, une oeuvre de qualité s’absorbe d’un bloc. C’est un tout, avec ses défauts et ses beautés.
Ne pensez-vous pas que de nouvelles techniques pourraient avoir une grande influence sur l’avenir du cinéma ?
Je n’ai pas l’impression que l’on puisse attendre grand-chose de la technique, après l’espèce de perfection — image et son — qu’elle a atteinte.
Quand j’ai vu Hiroshima, mon Amour, j’ai pensé qu’il y avait là l’amorce d’une nouvelle forme de récit, enfin admise par le grand public. Mais ça a tourné court… Ce qui ne veut pas dire, tout de même, que la construction des films n’ait pas évolué. Des raccourcis, des retours en arrière, sont possibles qui, il y a vingt ans, étaient impensables ou, en tout cas, auraient été refusés par le public. Mais ce ne sont là que des mutations mineures…
Il y a donc sclérose. Comme dans le roman, où la réforme dite Jeune Roman a échoué. Au fond, ici comme là, la manière de raconter vaut mieux que ce que l’on raconte. La plus grande révolution dans le roman, c’est peut-être la Série noire, dont on a dit tant de mal et qui a permis pourtant de raconter des aventures nouvelles avec des personnages d’exception, qui nous l’a apportée.
Mais, pour le cinéma, ce n’est pas seulement un problème d’inspiration et de technique, c’est aussi et surtout un problème d’argent. Et votre question sur l’avenir du cinéma par rapport aux progrès techniques m’amène à parler comme tout le monde du coût excessif des films. J’approuve, bien sûr, la campagne contre la taxation abusive mais je pense que ce n’est pas la seule solution. Détaxerait-on complètement le cinéma que cela ne suffirait plus pour beaucoup de films qui seraient encore déficitaires…
Qu’est-ce qui coûte trop cher ?
Tout. Mais surtout les vedettes et les producteurs eux-mêmes. Je ne reprocherai jamais à une vraie vedette de toucher beaucoup d’argent si elle fait entrer un nombre impressionnant de spectateurs dans les salles. Mais combien y en a-t-il en France ? Ce que je lui reproche, c’est de tourner trop et tout ce qui se présente. Un garçon aussi doué et aussi populaire que Jean-Paul Belmondo ne devrait faire que deux ou trois films par an, et laisser à d’autres leurs chances. D’autres qui seraient moins payés et qui pourraient peu à peu s’imposer à leur tour. La politique de certaines vedettes ressemble trop à une recherche de monopole…
Quant aux producteurs, ils touchent non seulement ces fameux 7 % sur le devis du film (qu’ils ont donc intérêt à gonfler), mais encore ils reçoivent des émoluments allant, pour un film moyen, jusqu’à quinze millions d’anciens francs. Ce sont les producteurs, et plus précisément le producteur délégué qui touchent le plus, et cela quelle que soit la carrière du film. C’est parfaitement injustifié, car le producteur, à la différence du metteur en scène et des vedettes, n’engage que bien peu sa réputation…
Mais, au-dessus de tout, il y a que le cinéma, comme les autres arts, souffre actuellement d’un mal qui ne pardonne pas : le manque d’imagination. Ce ne sont pas les innovations techniques qui sauveront le cinéma, mais les idées et les trouvailles des créateurs.