Entretiens de Marcel Carné

1961 – Entretien avec Gérard Claude et Marc Bartolucci (Cinéma 61)


Cinéma 61 – mars 1961 – n°54

Faisons le point avec Marcel Carné

Créé en 1954 par Pierre Billard, Cinéma était une revue éditée par la fédération française des ciné-clubs, elle s’est arrêtée dans les années 80.
Cette interview de Marcel Carné est assez décevante mais semble être assez révélatrice de l’image que des journalistes pouvaient avoir de lui à l’époque, à la sortie du film Terrain Vague.
Signalons que Carné annonce imprudemment le projet resté inachevé de La Dame Aux Camelias avec Anouk Aimée alors que l’on sait maintenant que le projet capota car les producteurs, les frères Hakim, insistèrent pour prendre Jeanne Moreau ce que Carné refusa la trouvant trop connue pour jouer une starlette.


Avec son dernier film, TERRAIN VAGUE, Marcel Carné a déçu la plupart de ses nombreux admirateurs. Venu présenter TERRAIN VAGUE à Aix-en-Provence, il a fait à nos correspondants du Ciné-Club les intéressantes déclarations que l’on lira ci-dessous, et qui nous permettent de faire le point avec Marcel Carné à un moment critique de sa carrière.

– Aux sujets essentiellement poétiques d’autrefois, il semble que vous ayez adjoint une peinture plus réaliste de notre époque. Qu’en pensez-vous ?
Je ne le crois pas. LE JOUR SE LEVE n’est pas essentiellement poétique. On trouve dans JULIETTE ET LA CLEF DES SONGES des éléments réalistes. Par contre, LES TRICHEURS et TERRAIN VAGUE sont des films poétiques. LES TRICHEURS est un film romantique. TERRAIN VAGUE est fantastique par son atmosphère et son climat. Le dénominateur commun « réalisme poétique » pourrait assez bien définir l’ensemble de ma production.

– Il semble que votre époque la plus féconde en oeuvres de qualité soit celle de votre collaboration avec Prévert. Qu’en pensez-vous ?
C’est à la critique qu’il appartient de le décider. Toutefois, il me paraît que, qualitativement, les différences ne sont pas grandes entre LES TRICHEURS et LE JOUR SE LEVE, THERESE RAQUIN ou QUAI DES BRUMES. Quant à Prévert, sa collaboration m’a été utile au même titre que ma collaboration actuelle avec Spaak ou Siguret.

– Comment concevez-vous la direction d’acteurs? Comptez-vous sur l’apport des comédiens ?
Si je sens que les acteurs possèdent un bagage suffisant, je leur laisse une certaine liberté : « Laissez faire le cabot, il amène toujours quelque chose », dit-on. C’est ce que j’ai fait, par exemple, avec Gabin et Brasseur dans QUAI DES BRUMES. Dans mes deux derniers films où j’ai fait appel essentiellement à des amateurs, la direction d’acteurs s’imposait. Il fallait leur apprendre l’A.B.C. du métier, les diriger de près, ce qui n’était pas toujours facile.

– Quel est de tous vos films, celui que vous préférez, sentimentalement parlant?
Il m’est difficile de vous répondre. Car je conserve de chacun d’eux des souvenirs qui me sont chers. Il ne m’est pas possible d’en dissocier un particulièrement.

– Quel est celui qui vous a pleinement satisfait et dans lequel vous pensez avoir exprimé toutes vos intentions premières ?
Aucun en particulier. Tous possèdent des points faibles. Si quatre ou cinq me semblent plus réussis, la différence avec le reste de ma production restant minime, il m’est difficile d’opérer un choix.

– Tenez-vous compte de la critique ?
Absolument pas! Je ne connais pas la critique de province, mais la critique parisienne a trop de parti-pris. Elle juge un film avant qu’il ne sorte. Seuls deux ou trois critiques, dont je ne vous citerai pas les noms, me paraissent honnêtes. Tout le reste, imbu d’idées préconçues, n’est que mauvaise foi, malhonnêteté. Ce milieu est snob et perroquet.

– Que pensez-vous de la « nouvelle vague » ?
Je ne considère pas que ce phénomène soit nouveau ou même révolutionnaire. Toute époque a sa nouvelle vague. Quand Becker a fait son premier film, il représentait la nouvelle vague de l’époque. Il en est ainsi pour Renoir. Quand j’ai fait mon premier film, j’avais l’âge de Chabrol. Les jeunes réalisateurs actuels ne font que reprendre le flambeau. Chacun fait son boulot, le mieux possible. C’est tout. Ce sont les films qui prennent de l’âge et non ceux qui les font.
J’admire le travail d’un Renoir qui ne doit rien d’ailleurs à aucune « chapelle ». J’estime certains résultats de Truffaut, de Chabrol ou de Godard. Mais le phénomène « nouvelle vague » se traduit brutalement dans les chiffres : sur les 7 milliards de francs investis dans ces films, on récupérera péniblement 1 milliard et demi de recette. Nombreux d’entre eux sont interdits ou anti-commerciaux.

– Quel est, à votre avis, son apport ?
Il n’y en a pas. Une technique en vaut une autre.

– Que pensez-vous du cinéma américain ?
Je ne pourrai être que banal. Evidemment, Orson Welles est un géant du cinéma. Les Américains ont un sens du cinéma extraordinaire. Ce sont des « natures » qui s’expriment directement avec la caméra, en toute liberté. Le fait de n’avoir aucun bagage littéraire derrière eux les aide avantageusement.

– Quel est le réalisateur américain qui vous paraît dominant?
On peut considérer qu’il y a un peloton de tête. Selon les années, les circonstances déterminent la prédominance d’un metteur en scène sur les autres. Ainsi, une année John Ford est le meilleur. Une autre année, Billy Wilder ou Kazan. De nombreuses conditions interviennent, les extra-cinématographiques n’étant pas les moins déterminantes. On fait souvent des oeuvres qui ne nous tiennent pas particulièrement à coeur. Un film, c’est un peu un « bagne ».

– Que pensez-vous du cinéma français? Bresson ?
Bresson est un type formidable! J’aime le dépouillement de son style, son ascétisme. Dans PICKPOCKET, il me paraît toutefois un peu excessif.

Renoir ?
Ses derniers films m’ont un peu déçu. En particulier LE DEJEUNER SUR L’HERBE. J’aime pourtant cette joie de vivre, cette chaleur humaine qui émanent de toute son oeuvre. C’est réconfortant.

Becker ?
On pourrait dire qu’il est l’ombre de Renoir. Le petit Renoir. Il est tout en pointillisme, en finesse, en délicatesse.

– Aimez-vous Bergman ?
On a beaucoup gonflé Bergman. II y a de bonnes choses, mais aussi des déchets. Son meilleur film depuis SOURIRES D’UNE NUIT D’ETE me paraît être LA SOURCE. J’aime sa maîtrise, sa plénitude. Bergman, vous comprenez, c’est une question de mode. Six mois Bergman, aujourd’hui Antonioni, demain un autre.

– Quels sont vos projets immédiats ?
Je vais peut-être vous étonner : je prépare LA DAME AUX CAMELIAS. J’entends conserver l’esprit du roman, avec tous les « flash-back » déjà imposés par Dumas. La Marguerite Duval de mon choix serait Anouk Aimée… Mais il est trop tôt encore pour parler avec certitude de ce projet. Pourtant, croyez-moi, il est beaucoup plus sûr qu’il n’y paraît

Propos recueillis par Gérard Claude et Marc Bartolucci


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