Bernard-G Landry – Marcel Carné (Editions Jacques Vautrain. 1952)

Chapitre VI et FIN (ed.Jacques Vautrain. 1952)


BERNARD – G. LANDRY présente MARCEL CARNÉ

– Avec l’aimable autorisation de Bernard-G Landry


Chapitre VI – OÙ VA MARCEL CARNÉ ?

6 – LES CONFIDENCES DES ENCHANTEURS (Suite à Juliette)

Sans doute aurait-il été inutile d’insister sur les incidents très épisodiques de Cannes, s’ils n’étaient symptomatiques d’une attitude en face des oeuvres de Carné. En effet Juliette ou la Clef des Songes n’est pas le premier de ses films qui ait été plus que froidement accueilli. Il n’est qu’à se souvenir de l’incompréhension en face de Drôle de Drame, des querelles autour du Quai des Brumes, de la moue un peu méprisante devant Le Jour se Lève à leurs débuts. Sans parler de l’indécision marquée aux présentations des Visiteurs du Soir, de la réception de glace réservée aux Enfants du Paradis dans la coquille géante du Palais de Chaillot ; ou des manifestations hostiles pendant les premières représentations des Portes de la Nuit.

Pourtant, il est, à l’heure actuelle, difficile de parler du cinéma français de ces quinze dernières années, sans nommer chacun de ces films. Ceux-là même qui en furent les adversaires déclarés à leur sortie, reconnaissent maintenant, sinon toujours leur valeur, du moins leur importance.


Un fait est certain : les films de Carné commencent par dérouter et certains réclament d’être vus plusieurs fois pour être pleinement appréciés. C’est sans doute ce qui fait qu’on ne peut parler d’eux avec sérénité, mais qu’ils exigent qu’on soit de parti-pris et qu’on ne s’exprime à leur égard, qu’avec violence.

Pour autant qu’on puisse les distinguer dans le brouhaha de la grande foire d’empoigne cinématographique de Cannes, pour autant qu’entre deux cocktails ou deux manoeuvres diplomatiques ils aient été formulés clairement, les reproches opposés à Juliette nous renseigneront, sans doute, sur les causes profondes de l’indiscutable malaise de quelques-uns en face de l’oeuvre de Carné, et, peut-être aussi, la chance aidant, sur les virus d’une des maladies internes du cinéma.

Laissons de côte les allusions malignes au devis du film. Ce n’est pas la première fois. D’abord cela ne regarde personne — sinon le producteur. — Et puis, considérer que la valeur artistique d’un film est inversement proportionnelle à son prix de revient, me paraît un point de vue assez mesquin et un parti-pris de jugement sans grande portée. N’insistons pas.

Carné devait s’attendre à des critiques désobligeantes de la part des journaux d’extrême-gauche. On ne trouve pas dans Juliette de couplet sur la dure condition des travailleurs dans un pays capitaliste, Barbe-Bleue n’est pas un général américain et Juliette ne présente pas à Michel l’Appel de Stockholm à signer. Pourtant, il y a dans Juliette un indiscutable côté revendicatif ou, tout au moins, un penchant politique très nettement indiqué. Mais Carné commet le crime de ne pas s’exprimer suivant les canons du conformisme vériste en vigueur, de négliger l’opportunité « sociale » de son film, de ne s’être pas soucié si Juliette était dans la ligne d’un parti, mais seulement dans la ligne de son oeuvre.


Il est normal — et, en une certaine mesure, il est heureux — que ce dernier film ait été taxé par certains d’esthétisme et de formalisme. De même que ceux-ci ont reproché (ou reprocheront) à Juliette de manquer de « réalisme » parce qu’ils attachent à ce mot un sens très limité, d’autres trouvèrent que le film manquait de « poésie » parce qu’ils ont de la poésie une idée trop étroite. Or c’est trop peu de dire que Juliette est le plus poétique des films de Carné ; il faut considérer qu’il est purement poétique, le seul de ses films à avoir la poésie pour âme.

Mais, au cinéma plus encore qu’ailleurs, la poésie est une notion indéfinissable et le public français, qui a le goût du concret, comprend difficilement que la poésie est un état de grâce qu’on doit sentir, parce qu’inexplicable. Aussi trouva-t-on longtemps « poétiques » les mièvreries en sucre de couleurs de Walt Disney et est-on assez sensible à la poésie cinématographique de Jean Cocteau qui montre ostensiblement son étiquette, même quand elle se cache derrière (1).

Mais, sans doute accordée avec la timidité du personnage, la poésie de Carné est plus secrète.
Elle s’effaroucherait d’un vaste appareil à la piéger, mais elle profite de la moindre faille pour s’infiltrer et se répandre dans le film. Elle naît d’une position privilégiée mais inconfortable, à la frontière aiguë du réalisme et de l’imaginaire, au moment précis où la réalité se dépasse pour devenir légende (en des temps moins sceptiques, Carné aurait été un grand inventeur de mythes). La poésie, dans Juliette, à mon sens, ce n’est pas dans l’apparition merveilleuse de la jeune fille, ni même dans cette forêt mystérieuse qu’elle se manifeste le plus, parce qu’alors nous avons nettement crevé le cerceau de papier de la réalité. Elle éclate comme une fleur aveuglante au cours de la randonnée en voiture, de la conversation au cimetière, de l’interrogatoire dans le souterrain, de la confession publique dans le château envahi ; là où, comme Charlot à la fin du Pélerin, Carné garde un pied de chaque côté de la frontière ; mais ce n’est pas la prudence qui lui dicte son attitude ; il a, au contraire, un goût pour assumer tous les risques.

Jusqu’ici il avait plus ou moins répondu aux sollicitations tantôt du réalisme, tantôt de l’irréel. Depuis qu’avec Juliette il a franchi l’étape décisive, libéré des influences qui le tiraient soit à droite, soit à gauche, il se tient sur la crête coupante et pure où repose, seule, la poésie.


Il est normal que dans cette situation solitaire, Marcel Carné soit attaqué de tous côtés par des adversaires qui ne peuvent partager son point de vue, faute de se trouver sa hauteur.

Ce qui me parait infiniment plus grave, c’est l’incompréhension, en face de Juliette, de ce public de Cannes, formé pour une bonne part de spectateurs avertis et, sinon toujours de bonne foi, souvent de bonne volonté. Il serait trop facile de mettre en cause je ne sais quelle cabale — qui existe peut-être — et d’invoquer les mauvaises conditions dans lesquelles le film fut présenté. Une cabale serait sans gravité, parce que les complots sont toujours découverts ; au demeurant, une cabale n’expliquerait rien. Quant à la présentation bâclée, de telles fautes d’organisation, en ces sortes de comices cinématographiques, sont trop fréquentes pour qu’on la suppose préméditée.

Il y a des causes plus profondes à l’attitude hostile. La principale me semble être une déformation de la vie, dont les critiques sont victimes à leur insu, une tentation de paresse à laquelle ils ont un peu succombé.


C’est ainsi que certains reprochent à Suzanne Cloutier qui joue Juliette avec une précision de prestidigitateur, de manquer de féminité. C’est qu’habitués à voir sur l’écran les belles bêtes femelles à la bouche offerte et aux tétons frémissants, ils confondent volontiers érotisme et féminité. Or, si Suzanne Cloutier n’est pas Jane Russel ou Silvana Mangano, si son jeu ne frôle pas l’attentat à la pudeur, c’est que Juliette est à peine une femme de chair. C’est une jeune fille qui n’existe qu’autant que Michel la rêve et celui-ci ne lui demande pas de satisfaire ses désirs érotiques, mais de résoudre sa solitude. Nous nous trouvons là en face d’une notion uniquement intellectuelle de la féminité, diamétralement opposée à celle que le cinéma nous propose le plus souvent, mais tout aussi valable.

De même n’a-t-on pas toujours vu le rôle symbolique de la forêt lumineuse et touffue comme le rêve, ni des personnages épisodiques qui se retrouvent dans la fête. Nous avons déjà vu le caractère mythologique de certains d’entre eux. Pourtant, peut-être faut-il répéter qu’ils ne se trouvent pas là pour animer la kermesse champêtre de leur pittoresque, mais qu’ils ont leur place dans l’allégorie, rouages indispensables d’une mécanique de précision. Ainsi en est-il du Père la Jeunesse, ou « de la supercherie au service du bonheur ». Ainsi du joueur d’accordéon qui fait valser son monde au son de ses souvenirs inutilement retrouvés. Ou du diseur de bonne aventure, Cassandre du passé, que Nicoloff a doué de son visage d’échassier triste et de sa voix où s’expriment toutes les misères du monde. Ou du légionnaire aux cheveux de sable et aux yeux de mers lointaines, sorte de pendant antithétique du personnage de Michel et dont Roland Lesaffre a restitué avec une intuition miraculeuse la joie de l’enfant lâché dans un paradis sans contrainte, l’audace désinvolte du jeune homme, puis la dureté de l’homme en face de son passé soudain révélé (2).


C’est que la mode actuelle d’un cinéma descriptif et documentaire, qui doit tout montrer parce qu’il porte témoignage, a déshabitué le spectateur de l’ellipse et du symbole. C’est là qu’il faut chercher la raison de cette incompréhension en face de Juliette. Habitué à ce qu’on lui explique tout, le spectateur lâche pied dès qu’on lui demande sa collaboration. Aussi fut-il dérouté par ce film où chaque personnage représente un peu plus qu’il n’est, où chaque image est chargée de significations qu’il convient de déchiffrer.

Dans son besoin de tout savoir, il ne se contente pas de la fin équivoque du film : il se demande si Michel s’endort ou se suicide (peu importe : ce qui compte, c’est le suicide — moral ou physique — par lequel il accepte, il désire la mort qui lui rendra Juliette). Et, s’il meurt comment meurt-il ? Tombe-t-il dans un trou ? Est-il électrocuté ? Que Marcel Carné, pour qui elles n’existent pas, ne réponde pas à de telles questions, l’irrite.

Qu’on n’attende pas de moi que je ficelle Juliette dans les bandelettes de l’exégèse. Il n’est dans mon goût ni de faire injure de la sorte à Marcel Carné en laissant supposer qu’il a fait un film, là où quelques lignes (ou quelques pages!) d’explications auraient suffi, ni de risquer de tuer ce film précieux et fragile.


Juliette ou la Clef des Songes est un film et un film poétique, c’est-à-dire doublement intraduisible en mots. C’est dans l’équivoque rayonnante des sens multiples que vivent ses symboles et ses intentions, attendant de chacun qu’il les interprète selon sa sensibilité. S’il veut le comprendre, ou, plutôt, s’il veut se comprendre par ce film, le spectateur doit se laisser envoûter par son charme, peu à peu envahir par ses aveux de flammes.

Si le sortilège ne joue pas, nul n’y peut rien : tout le monde n’est pas fait pour les confidences des enchanteurs.

(1) Jean Cocteau a besoin pour s’exprimer de ces voyants artifices de poésie — glaces magiques, voitures enchantées, statues qui parlent — derrière lesquels il masque sa poésie pudique et exhibitionniste. Mais, non seulement la poésie de Jean Cocteau n’est pas la seule valable, mais son cinéma est absolument singulier ; c’est pourquoi il éprouve le besoin de le distinguer des cinémas « pluriels » en réinventant à son usage le terme déjà tombé en désuétude de cinématographe.
(2)Si je ne parle pas du Marchand de souvenirs, c’est que sa scène est une des rares qui soient passées presque sans changement de la pièce de Neveux au film de Carné.


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