Bernard-G Landry – Marcel Carné (Editions Jacques Vautrain. 1952)

Chapitre IV (ed.Jacques Vautrain. 1952)


BERNARD – G. LANDRY présente MARCEL CARNÉ

– Avec l’aimable autorisation de Bernard-G Landry

Chapitre IV
MARCEL CARNÉ TRAGIQUE

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4a – PRÉSENCE DU DESTIN
4b – LES PERSONNAGES ET LEUR DESTIN

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4a – PRÉSENCE DU DESTIN

Nous venons de voir à quel point les films de Carné sont fidèles à la forme de la tragédie.
Mais la tragédie n’est pas seulement une question de forme. Elle ne dépend pas de l’observance des règles aristotéliciennes, qui ne se révèlent pas à l’usage tellement nécessaires et absolument insuffisantes. C’est que la tragédie n’est pas un genre dramatique, mais un état d’esprit — ce qui explique que certaines périodes de l’Histoire lui soient favorables et d’autres non.


Le tragique naît d’un doute ou, du moins, d’une remise en question de l’homme, par une sorte d’anti-humanisme désespéré, lui-même venant d’une inadéquation irrémédiable entre l’artiste et le milieu où il est forcé de vivre. Il était inévitable que la prise de conscience du malaise qui empoigne l’homme en face de son existence, se traduise tout d’abord par une fatalité matérialisée symboliquement par la figure du Destin.

Le Destin est toujours présent dans la tragédie antique. Il remonte le mécanisme de la machine infernale, la pousse un peu du doigt pour qu’elle se mette en route, puis il n’a plus qu’à attendre ses victimes à la sortie, après avoir joui quelques temps de leurs vains soubresauts. Pour mettre en marche, il lui suffit de se manifester un instant par un oracle sibyllin et inquiétant, qui contraint les personnages à l’action en les arrachant à leur confort intérieur : il leur lit, dès le début, la dernière page du roman policier auquel ils sont mêlés (1). Et plus ils prendront de précautions, ces personnages voués à l’échec, plus ils se débattront dans leur imprévisible toile d’araignée, plus tôt ils seront vaincus. Toutes les fables antiques, pleines de violence, de sang et de meurtres sont dominées par le Destin qui tient tous les fils. Il appartient à lui seul de les rompre ; les hommes, eux, n’y coupent pas.


Il faut attendre notre époque pour que le sens tragique fasse vraiment son entrée dans la littérature française (2). Le formidable écroulement du rationalisme et la faillite de la science, en remettant l’univers en question, ont permis la brutale intrusion de la tragédie dans un monde qui croyait tous les problèmes résolus ou sur le point de l’être. Notre tragique contemporain, certes, la littérature et le théâtre sauront l’exprimer, mais c’est le cinéma, art d’un temps, qui le mieux restituera le tragique d’un temps.

C’est pourquoi il me plaît de voir en Marcel Carné le plus authentique auteur tragique de notre époque. Car enfin, ces victimes prédestinées, ces bourreaux involontaires du théâtre racinien, ne les trouve-t-on pas dans les films de Carné, animés de passions identiques, doués des mêmes réactions ? C’est le même climat de cauchemar méticuleux, où préside un Destin sans haine et sans miséricorde, qui règle les rencontres et les morts, comme il réglait les entrées et les sorties de la tragédie racinienne, à la différence près, toutefois, que, chez Racine, chaque personnage est à lui-même son propre Destin alors que chez Carné, comme dans la tragédie antique, le Destin est un personnage indépendant, un protagoniste du drame. C’est l’atmosphère des romans de Kafka, où les personnages irresponsables assistent, comme des étrangers, à leur propre drame.


Il serait temps de débarrasser Carné de cette stupide étiquette de « réaliste », qu’on lui colla un jour dans le dos et en vertu de laquelle on veut juger l’ensemble de ses réalisations. C’est au contraire le plus grand mérite de Carné que d’avoir su exprimer le merveilleux moderne. Le pseudo-réalisme de ses décors n’est que le cadre de ses grandes légendes modernes; et les individus qu’il sort des classes ouvrières (pour lesquelles il n’a jamais caché sa sympathie) pour incarner ses mythes, sont toujours des exceptions et données comme telles. Ils doivent, à mon avis — tant pis si ce n’est pas celui de Carné — n’être considérés que comme un élément indispensable à la découverte du fantastique social.

Il faut une belle ignorance des oeuvres antérieures de Marcel Carné et une fâcheuse volonté de toujours vouloir considérer le cinéma comme une machine vouée à la reproduction mécanique de la réalité, pour avoir reproché aux Portes de la Nuit leur « invraisemblance », ou parler de rupture de style au sujet des Visiteurs du Soir ou des Enfants du Paradis, sous le prétexte que Carné y a changé les défroques de ses personnages. Le style de Carné est un, plus vrai que nature, et ses tragédies se dépouillent de leur vérisme superflu pour découvrir, au-delà de la réalité quotidienne, la réalité permanente.

La présence continuelle du Destin, Carné la suggère d’abord par la composition de l’image et son éclairage. Il y a un « style Carné » de la photographie, quel que soit l’opérateur de ses films, caractérisé surtout par un éclairage cruel qui ne fait pas grâce; il plaît à Carné de composer ses images suivant un cercle — symbole de ce monde fermé, du drame sans issue, où il enferme ses personnages (3). Tantôt, le cercle s’inscrit en entier dans l’image — les cyclistes sous la fenêtre de François dans Le jour se Lève — tantôt il est décrit par l’appareil — le panoramique qui, dans Les Visiteurs du Soir, part de la main d’Anne, passe sur son visage, celui de Renaud et se termine par la main de Renaud qui saisit celle d’Anne.

Mais, nous l’avons vu, il y a surtout un « style Carné » de la cinématographie et qui se caractérise par la sobriété. Jamais Carné ne se laisse aller à quelque virtuosité gratuite, son ascétisme naturel s’y oppose. Certes il soigne ses images avec un soin maladif, mais si l’on conserve le souvenir de ces gris opaques ou limpides, sombres ou laiteux derrière lesquels se cache le Destin, et qui vont du blanc sale de l’aube brouilleuse au noir transparent des nocturnes, c’est que Carné n’a pas recherché la beauté formelle de l’image, mais son efficacité (4). Il existe vraiment, pour lui, un langage plastique qui n’est pas démonstration technique, mais moyen de communiquer. De même n’a-t-il à peu près jamais recours aux truquages, (Je n’en vois guère plus de cinq ou six dans Les Visiteurs du Soir et encore sont-ils fort simples ; et pour la féérie de Juliette ou la Clef des Songes, Carné n’en utilisera qu’un seul : un léger ralenti, quand Michel sort de prison.)


J’ai déjà parlé de l’absence de mouvements d’appareil compliqués, ou d’angles de prise de vues bizarres ; ainsi que de la multiplicité des plans, autre conséquence de l’ascétisme de Marcel Carné. La nature même de ces plans est significative. Sans recourir systématiquement au gros plan, Carné, use volontiers des images qui mettent un seul objet en valeur et cet objet est toujours une pièce de la machine infernale que le Destin place sur la route des hommes. Souvenez-vous du réveil-matin, de l’ours auquel il manque une oreille, des petites broches affreuses, dans Le Jour se Lève. Souvenez-vous de cette longue Buick noire qui rôdait dans les rues, avant que se referment Les Portes de la Nuit, cherchant ses victimes comme un chien suit une trace. Représentation du Destin plus convaincante que le clochard discoureur.

Le style de Carné comporte aussi ses figures familières, des images qui sont chères au coeur du metteur en scène et qu’il promène d’un film l’autre comme des tics. C’est ainsi qu’il lui plaît de présenter ses personnages derrière les grilles de leur prison symbolique : la cage de l’escalier dans laquelle s’effondre le cadavre de M. Valentin ; Dominique derrière les barreaux de sa chambre; les barres de l’escalier à travers lesquelles Nathalie doit parler à Baptiste ; les grilles, leitmotiv des Portes de la Nuit (5), celles qui séparent Etiennette de son amoureux d’Aubervilliers ; celles où apparaissent les têtes des gosses de la famille Quinquina; celles derrière lesquelles le Destin s’est embusqué.

La baraque du Secours aux Noyés des bords du canal, au même titre que ces visages barrés de grilles, intervient dans ses films et dresse son avis empreint d’une ironie amère : « Secours aux Noyés » dans le moment où ces personnages sont le plus désemparés. Dans Jenny, dans Hôtel du Nord, dans Les Portes de la Nuit le Destin se manifeste par cette phrase ironique qui fait penser aux oracles des tragédies antiques. Et la porte dans la cabane des plâtriers, à la fin de Juliette ou la Clef des Songes, avec son « Entrée interdite, Danger » est bien une image de la même famille.
Les films de Carné ne sont faits que de ces détails (6).


C’est ce souci du détail qui amène Carné à l’ellipse. Ce n’est jamais que par un ou plusieurs détails qu’il suggère à notre entendement le déroulement d’évènements importants. Ainsi l’assassinat du comte de Montray ne nous est montré que par le visage décomposé d’Avril et le bruit d’un corps qui tombe dans l’eau. Si le cinéma, dans son essence, est fait principalement de ces détails et de ces ellipses (ce n’est pas le moindre paradoxe de cet art d’images de valoir surtout par ce qu’il ne montre pas!), bien peu de cinéastes ont su les utiliser avec autant d’adresse que Carné : il insiste mais assez peu pour qu’on ait juste le temps de remarquer, sans avoir conscience qu’on remarque. Avec Carné le cinéma devient intelligent et c’est pourquoi – peut-être – une grande partie du public, n’a pas toujours bien compris ses films et a préféré ricaner de certains d’entre eux.


Il semble donc indiscutable que la présence du Destin dans l’oeuvre de Carné se manifeste déjà par sa syntaxe cinématographique. Mais c’est surtout les personnages de ses films qui nous renseigneront sur leur fatalité.

Dès Jenny, apparaissait ce personnage inquiétant, ancienne entraîneuse de boîte de nuit, minée par l’alcool et les stupéfiants et qui déambule, d’une séquence à l’autre, en traînant derrière elle un long boa de plumes. Elle quittait un fauteuil pour s’affaler sur un canapé, regardait les gens de ses yeux cernés de décrépitude, proférait d’une voix rauque et lasse des phrases désabusées : « J’aime bien ça, moi, les mariages, les enterrements; ça passe le temps » (7). Et l’on était saisi, intéressé par cette créature inhabituelle, ému de ses yeux tristes, de la tristesse des autres. Pour la première fois, sans qu’on s’en rende tout-à-fait compte, on sentait qu’il se passait sur l’écran une histoire où les hommes n’étaient plus les maîtres. Mais vouloir en faire à tout prix une incarnation du Destin, si cela est assez séduisant, relèverait d’un esprit de système et demanderait une mauvaise foi que je n’ai pas le goût — ni le courage de professer.

Les films de Carné d’avant la guerre sont pleins de ces personnages étranges, de William Kramps le tueur de bouchers de Drôle de Drame, jusqu’à l’aveugle trébuchant du Jour se Lève, en passant par l’extraordinaire collection qui hante la cabane de Panama dans Le Quai des Brumes (en particulier Quart Vittel qui veut coucher dans des draps blancs et qui semble être comme une première incarnation du clochard des Portes de la Nuit.)


Mais ces anarchistes pittoresques qui vivent en marge d’une société qu’ils nient — plus qu’ils ne sont mis au ban de cette société qui les ignore — ne sont pas des personnages tragiques et s’il leur arrive en de fugitifs instants tel celui où l’aveugle bégaie dans l’escalier du Jour se Lève : « Quelqu’un est tombé, quelqu’un est tombé », en tâtant autour de lui avec sa canne, de ressembler au Destin c’est que Carné les a détournés de leur destination première, pour s’en servir. Il n’est pas rare de voir Carné transformer les créations de Prévert (car la plupart de ces personnages sont typiquement Prévertiens, on peut les saluer au passage comme de vieilles connaissances pour les avoir déjà rencontrés dans un autre film de Prévert ou dans l’un de ses poèmes), et de les transformer, au point qu’il leur fait signifier le contraire de ce que Prévert voulait leur faire dire…

On peut constater que, dans les premiers films de Carné, le Destin ne se dérange pas en personne; mais qu’il envoie ses messagers ou ses tueurs à gages — tels ces deux mauvais garçons, qui aident monsieur Edmond à se suicider dans une chambre de l’Hôtel du Nord, exécuteurs sans passion d’une sentence qu’ils ignorent.


ll faut attendre Les Visiteurs du Soir pour que le Destin apparaisse en personne, contraint d’intervenir par la désobéissance de ses messagers, sous l’apparence du diable, un diable assez peu catholique (« Film où la présence du diable n’est qu’un prétexte à sortilèges, sans aucune note vraiment chrétienne » apprécie la Centrale Catholique du Cinéma, qui cote le film 5 — à rejeter, à proscrire absolument).

L’importance des Visiteurs du Soir est d’ailleurs énorme dans l’oeuvre de Carné. Le film ne marque pas un renouvellement de la manière Carné comme on l’a quelquefois écrit, mais bien une aggravation. On le sait, les circonstances obligèrent Carné à se réfugier dans le domaine du merveilleux qui, paradoxalement, lui permettra de s’exprimer avec une franchise jusque là jamais atteinte par lui, en se masquant à peine derrière une affabulation quasi-inexistante. N’y étant plus enchaîné par les limites de la vraisemblance, c’est dans Les Visiteurs du Soir qu’il faut chercher la clef de la symbolique expressionniste de Marcel Carné.


Jacques Prévert reprit dans Les Enfants du Paradis la part la plus importante de l’équipe, qu’il semblait avoir abandonnée depuis Drôle de Drame. C’est sans doute pour cela que dans ce film le Destin n’apparaît pas en personne mais charge tantôt Lacenaire (encore un personnage typiquement Prévertien), tantôt Jéricho, le marchand d’habits, de le représenter et d’accomplir sa tâche. C’est là toute la différence : le diable des Visiteurs du soir EST le Destin, certains personnages des Enfants du Paradis le SYMBOLISENT.

Les Portes de la Nuit, le film le plus discuté de Marcel Carné et pourtant le plus indiscutable, marque l’apogée du premier cycle et aussi le triomphe de Marcel Carné dans la lutte amicale qui opposa les deux co-équipiers. C’est pourquoi le Destin non seulement s’y manifestera en personne, mais encore il prendra soin de décliner sa véritable identité.

Je sais bien que le film est tiré d’un ballet et que ce ballet est de Prévert, mais l’utilisation du Destin est toute différente dans le ballet et dans le film. Dans le ballet, le Destin met les deux personnages en présence et, advienne que pourra, il s’éloigne sans plus se préoccuper de ces deux êtres qu’il a réunis. Il n’est en somme qu’un moyen d’exposition commode et son intervention demeure extérieure. Dans le film, au contraire, il dirige Diégo vers Malou et ne les quitte plus. Il les avertit, les met en garde et les conduit jusqu’au lieu de leur mort. Il est le ressort de l’action et il la mène jusqu’à un dénouement qui n’aurait pas lieu sans lui. Le ballet, pour devenir film, a subi des transformations nombreuses et significatives; ce n’est plus le garçon qui est tué par la fille après une danse de séduction, où le coeur a peu de part ; c’est la fille qui est tuée et par un tiers personnage, au beau milieu de son amour, après d’étranges coïncidences qui sont autant de pièges du Destin, après la rencontre bouleversante, l’ultime piège qui, celui-là, fonctionne et tue…


Après Les Portes de la Nuit, Marcel Carné était dans une impasse. Il lui était difficile d’aller plus loin dans cette direction et il risquait de se voir condamner à refaire à perpétuité le même film. Il se trouvait en face de cette alternative dangereuse : s’affaiblir en se répétant ou se renier.

Avec La Marie du Port, il fait preuve d’un courage rare au cinéma et choisit la plus douloureuse solution : il se renie (8). Je sais qu’il faut se montrer prudent et ne pas se hâter de conclure au sujet de ce film ; Carné lui-même le considère comme un exercice de style auquel il aimerait bien qu’on n’attachât pas trop d’importance. Je crois pourtant que la place qu’il occupe dans son oeuvre est plus grande que le pense Carné. Il a tourné ce film, après trois ans d’hésitations et d’échecs graves, pour détruire la légende dangereuse de réalisateur ruineux dont on l’entourait. Mais ce n’est pas avec impunité qu’on s’attaque à une légende et c’est à son mythe intime dans son entier que Carné eut à faire. La Marie du Port prend trop systématiquement le contrepied de ses films précédents pour que Marcel Carné n’y trahisse pas sa volonté de liquider ses thèmes.

Bien sûr c’est parce que le bateau du père Viau est à vendre que Chatelard se rend à Port-en-Bessin et rencontre Marie (oui, mais c’est aussi pour conduire Odile à l’enterrement de son père et, de toute façon, on peut penser qu’il aurait bien fini par rencontrer la soeur de sa maîtresse). Mais les personnages agissent toujours en pleine liberté et manoeuvrent comme ils l’entendent pour obtenir ce qu’ils désirent : Odile aura son magasin à Paris ; Marcel sera coiffeur pour dames sur le Queen Mary ; Marie aura les clefs de la brasserie et Chatelard aura Marie, comme ils le désiraient. Le père Viau se contente de traverser le film avec son pittoresque appuyé et ses attendrissements d’ivrogne cocu, sans avoir jamais aucune action sur lui. S’il lui arrive pourtant de faire penser aux précédentes incarnations du Destin, c’est pour en faire un pauvre Destin déchu et inefficace, un Destin dérisoire dont il convient de se moquer et, à travers lui, du clochard des Portes de la Nuit ou du diable des Visiteurs du Soir.

(1) La tragédie est très proche du roman policier: il y a dans Oedipe-Roi un indiscutable côté intrigue policière, et ce n’est pas par hasard que le tragique de notre époque cherche à s’exprimer par le roman policier, que ce soit Graham Greene qui découvre en lui le véhicule idéal de ses préoccupations métaphysiques, ou le cinéma américain qui, grâce aux films policiers comme Assurance sur la mort de Billy Wilder, ou Le Faucon Maltais, de John Huston, esquisse un renouveau des plus intéressants.
(2) Dans notre littérature nationale, je ne vois guère que Racine pour avoir eu ce sens de la tragédie. Sans doute fallait-il, pour que se développe en lui cette sensibilité particulière, que Racine se trouvât mêlé aux querelles du jansénisme et qu’il ait à se battre contre des cabales sans scrupules. La tragédie est, avant tout, oeuvre subversive.
(3) Pour Les Evadés de l’An 4.000, Andréïeff avait dessiné des cellules de prison en forme de sphère.
(4) La scène du duel des Enfants du Paradis avec son petit jour lumineux, à peine voilé de brume et sans mystère est comme la signature apposée par Roger Hubert au bas de son travail. Elle est en effet assez peu dans le style du film et je la crois unique en son genre dans toute l’oeuvre de Carné. Par contre, froide et quasi parfaite, elle est assez représentative du style habituel de Hubert.
(5) Qui devaient, un moment, s’appeler Les Grilles de la Nuit.
(6) Le détail sonore est, de la part de Carné l’objet de soins aussi attentifs que le détail visuel. En sont témoins le tic-tac inlassable du réveil dans Le Jour se Lève et sa sonnerie implacable quand l’heure de mourir est venue pour François; préfiguration du craquement amplifié des chaussures de Guy Sénéchal sur le ballast des Portes de la Nuit ; ou la sonnerie insupportable qui réveille Michel dans Juliette. Il faudrait parler aussi des chaussures de Guy Sénéchal sur le ballast des Portes de la Nuit; Il faudrait parler de la T.S.F. qui ne cesse de moudre des cantiques (« J’aime beaucoup la musique classique, la musique religieuse surtout ») tandis que Jean tue Zabel à coups de brique, dans sa cave.
(7) Bien sûr, je cite de mémoire.
(8) Certains — et non des moindres — (cf. Françoise Giroud dans France-Dimanche du 6-8-50) assurent que Prévert collabora effectivement, quoique anonymement à La Marie du Port. Si le fait est exact, et je le crois tel, Carné n’aurait donc pas pris sa décision seul.


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4b – LES PERSONNAGES ET LEUR DESTIN


Dans la tragédie antique, le Destin prévenait les hommes de leur sort par un oracle au sens généralement équivoque et c’étaient précisément les efforts qu’ils faisaient pour échapper à leur destinée qui les conduisaient à l’accomplir. Dans les films de Marcel Carné, c’est la condition humaine des personnages qui est leur Destin. Ils connaissent donc leur Destin, puisqu’ils sont plongés en son centre ; ce n’est pas pour l’éviter qu’ils agissent, mais pour lui échapper. Pourtant, ils pressentent que cette évasion sera impossible, et ils accomplissent machinalement les gestes qui seraient nécessaires à leur libération.

Chaque film de Marcel Carné est une étape de cette évasion, manquée perpétuellement et perpétuellement recommencée, un épisode de la lutte absurde que l’homme, toujours vaincu, mène néanmoins contre son Destin.

Les amoureux de Jenny préparent leur évasion dans un petit café du bord du canal de l’Ourcq, devant deux cafés crème matinaux. C’est pendant qu’ils évoquent leur projet, qu’ils mettent en place leurs espoirs, que surgit le pochard. Il va jouer avec eux une scène qui dessine, déjà, sur le mode comique, celle qui mettra aux prises le Destin et Diégo dans Les Portes de la Nuit. Enfin tout est prêt, les valises sont bouclées, Danielle a déjà arrêté le taxi qui doit les mener à la gare ; mais Lucien se fait assommer par Dromadaire, comme il quitte son hôtel. Le Destin veillait. L’évasion est manquée. La tentative aboutit à un lit d’hôpital ; le lit où sera couchée Renée, après l’évasion manquée dans la mort ; l’hôpital où mourra Malou, qui n’aura eu qu’une nuit de bonheur, son évasion à elle, manquée également.


Jean, le déserteur du Quai des Brumes, cherche la Liberté. Il s’est enfui de son régiment colonial, mais il lui faut quitter la France pour reconquérir sa liberté d’action. Il trouve des vêtements civils, de faux papiers, de l’argent ; il a même droit à sa nuit de bonheur avec Nelly. Mais, déjà, il sait qu’il ne réussira pas. Dès qu’il a détourné le camion — au risque de le jeter dans le fossé — pour éviter le petit chien ; dès que le petit chien se met à le suivre, il comprend que quelque chose d’inconnu et de plus fort que tout se met au travers de sa route et qu’il n’ira pas plus loin que Le Havre. On le voit alors déambuler avec Nelly, en silence dans la fête assouvie, avec la résignation sourde des victimes. En effet, il est tué par la petite gouape qu’il a corrigée la veille sur le port, au moment où il court rejoindre son bateau, après avoir libéré Nelly de son tuteur. Mais pour elle, qui voit Jean mourir sous ses yeux, il n’est plus de libération.

Monsieur Edmond, alias Paulo, alias Robert, est prisonnier de l’Hôtel du Nord ; dès l’instant où Renée l’abandonne, il sait qu’il ne pourra pas « changer d’atmosphère ». Aussi retourne-t-il dans sa prison, où les deux mauvais garçons viendront l’aider à se suicider. Pierre et Renée que les dernières images nous montrent s’embrassant sur un banc, vont reprendre leur petite vie de misère qu’ils n’ont pas réussi à fuir, même dans la mort, avec le poids de leur échec pour les affliger davantage.

François croira un moment que Françoise lui permettra de s’échapper de sa condition de solitaire, mais il n’aura pas droit même à une nuit d’amour. C’est à M. Valentin que Françoise la donnera, éblouie par la faconde et l’élégance de bazar du montreur de chiens. François essaiera bien de jouer la comédie de l’amour, mais s’il ne dupe pas Clara, qui se prête avec résignation à ce jeu cruel, il se dupe encore moins lui-même. Quand il apprend que Françoise s’est donnée à Valentin, sa vie n’a plus de sens, plus de but. Il ne s’en sortira pas, comme on dit. S’il tue le saltimbanque, ce n’est pas par calcul, pour reconquérir son amour, mais uniquement dans un mouvement de colère. Sa mort, à l’heure où le jour se lève, n’est là que pour un effet antithétique assez littéraire. Il aurait pu mourir quand il a la révélation de son échec — par l’affreuse petite broche — Il aurait pu, comme Nelly, continuer son existence inutile. Mais il meurt parce qu’il ne veut plus vivre. Il s’enferme dans la chambre où, dernière cruauté, la cigarette du condamné lui sera refusée, comme lui fut refusé l’amour. Il se barricade contre la vie. Il se contraint au suicide.


Gilles des Visiteurs du Soir est le seul à réussir son évasion, grâce à la puissance de l’amour qui l’emporte sur celle du diable. Mais encore ne sera-ce qu’au-delà de la mort, le pacte brûlé qui le liait au diable — le Destin pour la première fois vaincu — qu’il pourra s’unir à Anne. Mais Dominique accepte son destin. Presque dès le début, Carné nous la montre prononçant des paroles sans espoir derrière les barreaux de sa chambre, comme d’une cellule de prison dont elle ne cherche plus à s’évader. Elle part avec le baron Hugues pour de nouveaux châtiments, de nouvelles tortures réciproques, maudite pour l’éternité (une scène du film, coupée au montage, montrait Dominique contraignant Hugues à se précipiter dans un ravin).

Comme Dominique qui n’essaie même plus d’échapper à son diabolique patron, Frédérick Lemaître, des Enfants du Paradis, a renoncé à beaucoup de ses ambitions de jeunesse. Il joue L’Auberge des Adrets, bien qu’il considère cette pièce comme une des plus mauvaises qu’on ait jamais jouées sur le Boulevard du Crime. Il se complaît dans des amours faciles, avec des femmes de petite vertu. Son monumental égoïsme lui fait tout sacrifier à son « art » : s’il se découvre un sentiment authentique c’est aussitôt pour le faire servir à la mise au point d’un rôle qui jusque là lui échappait — ainsi la jalousie que lui inspire son amour pour Garance, quand il s’aperçoit qu’il fut, parfois, sincère et qui lui sert seulement à établir le personnage d’Othello. C’est exactement le Monstre Sacré, dévoré de théâtre, toujours lui-même et toujours maquillé, toujours soucieux de placer ses effets et de faire valoir la belle réplique. Baptiste Debureau, lui, n’a renoncé à rien. Il dépense sa vie à courir après un idéal fallacieux, malgré la gêne que lui donne sa trop puérile timidité. Quand il retrouve Garance, il quitte tout : son théâtre, sa femme, son enfant, ses amis pour suivre, dans cette chambre de leur première nuit manquée, l’illusion de son amour. Nathalie, qui représente la bourgeoisie, vient réclamer son mari et fait fuir Garance, la liberté dans l’aventure. Vaine sera la course de Baptiste après sa chance enfuie. Il est englouti par la foule du Carnaval et le film s’achève sur ses derniers soubresauts de noyé.


Malou a quitté son mari. Elle trouve refuge — par hasard semble-t-il — auprès de Diégo qui, sans le savoir, la cherche — ou la poursuit — depuis l’île de Pâques. En rêvant une autre vie, ils dansent dans le chantier de démolition la valse que joue le Destin et qui va sceller leur amour. Ils déambulent comme des fantômes dans les rues du quartier miséreux. Ils frôlent les autres hommes, ceux qui ne rêvent pas, ceux qui vivent durement la vie de tous les jours. Ils ont pu se mettre en marge de cette vie, qu’ils fuient parce qu’ils la trouvent laide, pleine de sang, de pus et de misère. Et ils avaient raison de vouloir la fuir car, dès l’instant où ils reprennent contact avec elle, où ils se heurtent à ces hommes de chair, de vie et de souffrance, tout est brisé pour eux. Malou meurt plus de la chute dans la réalité, où la contraint la brusque présence de Georges, que des balles que son mari a tirées contre elle. La vie de Diégo continuera, vide et bête, à l’égal de celle de Nelly après la mort de Jean, de Clara après la mort de François et de Valentin, de Baptiste après la disparition de Garance. Guy Sénéchal non plus ne pourra pas s’évader. Parce qu’on l’a appelé « Dégueulasse », parce qu’on l’a traité de ce mot, précisément, qui lui est insupportable, il se suicidera. Par veulerie peut-être, mais surtout parce qu’il n’en peut plus d’être un traître permanent, d’être un « dégueulasse » pour toute la vie. Il meurt « écrasé comme un chien » ainsi que le lui a prédit le Destin.


Les héros de Carné ne sont pas libres.
Ils n’ont le loisir, ni de choisir, ni de s’engager.
Ils sont choisis, ils sont engagés malgré eux, souvent même sans le savoir. Je dirai même qu’ils sont agis, éléments passifs d’une lutte qui les dépasse et dont pourtant ils se trouvent être l’enjeu. Ce sont les pions d’un jeu de dames tragique, qui ne peuvent s’empêcher d’être pris. Souffler n’est pas jouer !

Si les films de Carné finissent mal ce n’est ni par snobisme ni par un vain défi à l’optimisme béat du public, mais qu’on ne saurait pas davantage imaginer une « happy end » à ces tragédies — avec baiser sur la bouche et extase au clair de lune — que rajouter un dénouement avec réconciliation et marche nuptiale aux tragédies antiques (1). Le monde de Charlot avec sa rigueur irrationnelle, sa logique absurde, ses désespoirs de petit homme était moins cruel, qui lui permettait d’hésiter, jusqu’à l’infini, entre les prisons des U.S.A. et les révolutions du Mexique ; retrouver le filon d’or et faire fortune; s’enfuir des temps modernes avec son amie ; triompher du grand dictateur ; être vainqueur jusqu’au pied de la guillotine.


Jusqu’à La Marie du Port, on ne s’évade pas du monde de Carné. Comme il enferme l’action dans les règles strictes des trois unités, il enferme ses personnages dans un monde rigoureux et sans espoir, où il n’y a pas de fenêtre, où toutes les portes sont verrouillées.

Les personnages de La Marie du Port sont maîtres de leur destinée. Ils cherchent à quitter leur condition présente, et ils y parviennent, mais leur ambition est mesquine. Jean cherchait la liberté, François le bonheur, eux, ce qu’ils veulent, c’est le confort ou le plaisir. Ils n’engagent pas un seul instant leur vie ou leur bonheur dans l’aventure. Marcel le libidineux se console vite de la trahison de Marie, il couche avec Odile et il caressera les cheveux des belles voyageuses. Il fallait qu’il soit bien saoul pour tenter de se suicider, et même sa tentative manquait-elle de conviction. Marie n’a pas une seule minute l’intention de se tuer, c’est uniquement un petit chantage pour tromper Chatelard et l’on peut penser que, si ses manoeuvres n’avaient pas abouti, elle les auraient risquées ultérieurement sur quelqu’un d’autre. Chatelard, certes, a envie de Marie, mais on a pris le soin de nous le présenter comme un coureur de filles qui « regarde toutes les femmes » (il a déjà rencontré Marie, qu’il propose, sans équivoque possible, de faire visiter la ville » à une cliente de rencontre). Marie, il aurait pu s’en passer — il ne tardera pas à s’en lasser, n’en doutons pas, comme il s’est lassé d’Odile — et si elle n’avait tellement rusé, jamais il ne l’aurait prise.

C’est que tous les personnages de La Marie du Port sont mûs seulement par leur intérêt. Le seul personnage désintéressé — le capitaine du bateau — se trouve être un imbécile qui comprend tout de travers. En cela, fidèle à ses anciennes habitudes, Carné nous informe dès le début de cette atmosphère ignoble et c’est la première séquence, celle de cet enterrement atroce où chacun calcule, soupèse les charges et les avantages nouveaux. A ce propos, il faut signaler que le scénario de La Marie de Port a été librement adapté d’un roman de Simenon, par Carné lui-même et par Chavance qui, par cette première séquence au moins, prouve qu’on a été parfois injuste en attribuant la réussite du Corbeau à Clouzot seul.

Mais les personnages de La Marie du Port, tout comme ceux des autres films de Marcel Carné, sont soumis au même destin : leur solitude.


Toute sensibilité qui prend un peu conscience d’elle-même, connaît cette dramatique impossibilité où sont les hommes de communiquer avec autrui et toutes les tentatives pour rompre le cercle de glace — que ce soit un recours au mysticisme, à l’amour ou à l’art — sont vouées à l’échec.

Or le drame de la solitude n’est pas, ne peut être accessible au public populaire. La solitude — à notre époque avec encore plus d’acuité — c’est le mal de l’inadapté, de celui qui ne sait pas prendre son plaisir en commun, qui est seul jusque dans le métro aux heures d’affluence.

Les éléments qui forment le public populaire, au contraire, n’existent vraiment que lorsqu’ils sont assemblés, vivent et palpitent dans la foule, se réjouissent et désespèrent en commun (les partis de masse l’ont bien compris, qui organisent chaque fois que possible des meetings monstres). L’art populaire n’atteint donc son but que s’il fait vibrer ce que Jules Romains appellerait « l’homme unanime », lui permet de crier ses encouragements et ses malédictions aux protagonistes d’un film comme aux joueurs d’un match de foot-ball. Les réactions du grand public sont franches, directes et spontanées. L’homme solitaire qui se débat au centre de ses angoisses individuelles, le laissera complètement indifférent, trop éloigné qu’il est dans sa santé morale (et dans sa naïveté collective) de ces états d’âme particuliers.


On peut émouvoir les gens dans un cinéma avec des aveugles, avec des enfants, avec des femmes malheureuses ou des vieillards torturés au knout, beaucoup moins sûrement avec les inquiétudes morales d’un homme enfermé seul dans une chambre et qui va mourir. C’est pourquoi peu de cinéastes ont osé utiliser la solitude de l’esprit comme ressort dramatique. Marcel Carné est l’un de ceux qui exprimèrent le mieux la solitude à l’écran — sans doute parce que c’est son drame d’homme.

Je l’ai déjà dit, il n’y a pas de couple dans son oeuvre, seulement des solitudes qui, par brefs instants, se juxtaposent. Les personnages traversent ses films à la recherche les uns des autres, se heurtent et se blessent. Jusque dans l’amour, ils restent seuls (2).

(1) Cela est si vrai que le distributeur de Juliette ou la Clef des Songes, qui avait demandé une fin heureuse pour le film, dût, à la projection, se rendre compte que le départ dans la nuit de Michel et de Juliette bras-dessus bras-dessous n’était pas tolérable et Carné put reprendre — à peu de chose près — la fin qu’il avait, tout d’abord, envisagée.
(2) Dans les films de Carné, quand un homme et une femme vont faire l’amour — ce que la pudeur comme la censure, interdisent de montrer — l’appareil panoramique sur une fenêtre qui se trouve toujours ouverte, symbole de cette libération que l’amour apportera peut-être, espoir déçu renvoyant les personnages à leur solitude qu’ils avaient espérée, un moment, vaincue. Dans Le Quai des Brumes l’appareil va de la fenêtre à Jean et Nelly, car c’est le matin et le dernier acte de la tragédie commence. L’appareil panoramique de François et Clara (dans Le Jour se Lève). de Frédérick et Garance (dans Les Enfants du Paradis) sur la fenêtre ouverte. Jean est seul, Nelly est seule, Zabel est seul, tous les personnages qui hantent la cabane de Panama sont d’irrémédiables solitaires qui se rencontrent par hasard, se quittent, se rejoignent et repartent chacun de leur côté sur le quai des brumes. Monsieur Edmond, ou Renée, ou Pierre frottent l’une contre l’autre leur solitude sans pouvoir en faire jaillir l’étincelle de chaleur humaine qui les sauverait. François est seul, même quand il couche avec Clara, comme sont seuls les amants damnés des Visiteurs du soir, les hommes et les femmes qui se cherchent à tâtons parmi les Enfants du Paradis. Diégo s’éloigne seul de sa nuit tragique et l’on suit son visage solitaire sur le mur de l’hôpital quand il va prendre son métro pour rentrer dans sa vie désormais inutile. Chatelard, lui-même, est un solitaire qui ne peut se confier ni au patron du navire qui ne le comprendrait pas, ni à Odile qui le comprendrait de travers, encore moins à Marie dont il ne veut pas être compris.


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