Les Enfants du Paradis
Préface de Didier Decoin parue dans l’édition Balland du livre-film des Enfants du Paradis en 1974
Préface
Dans un instant, vous allez lire-voir un film. L’un des plus beaux qui soient.
Et puis aussi, l’un des plus clairs.
Peut-on préfacer la clarté ? A-t’on ce droit ?
Oh, je crois qu’il ne faut surtout rien dire de la clarté.
Lui ajouter quoi que ce soit, c’est aussitôt l’obscurcir.
C’est humilier d’une reprise au coton à broder ce nuage arachnéen d’un voile nuptial.
Vous savez, le soleil vivrait aussi bien sans tous ces brouillards que sont nos mots en trop.
Alors, je me tairai sur ces Enfants. Je me tairai sur leur Paradis.
Je vous parlerai, de préférence, de celui-là qui les a créés. Enfantés. Mis au monde noir et blanc, souligné de gris, des théâtres cinématographiques.
Carné.
Sans Carné, les Enfants du Paradis déraperaient encore dans leurs Limbes. Carné, je le connais. Il est le Funambule. Il évolue non pas sur un fil, mais sur un film. L’équilibre qu’il recherche (et qu’il trouve : les Enfants du Paradis en sont l’illustration) est un équilibre de la délicatesse, du paradoxe et de l’impossible. Regardez-le, ce metteur en scène des mille et une merveilles : il franchit le vide, menacé sur sa droite par l’hydre Imaginaire, guetté sur sa gauche par la hyène Réalité. Entre le Possible et l’Impossible, le coeur de Marcel Carné balance.
Et depuis le commencement de la carrière cinématographique de Carné — depuis, en fait, Nogent, eldorado du dimanche — les deux Bêtes attendent, la gueule ouverte, que Marcel-le-Funambule rate un pas, et chute d’un côté, ou de l’autre. D’ailleurs, cette chute a été annoncée, à chaque film, par les petits prophètes de la critique. Sonnez joyeusement, trompettes de l’Erreur Grandiloquente ! Et vous autres, tambours de la Noble Connerie, roulez !
Après Hôtel du Nord, les Tricheurs, les Assassins de l’ordre, on a dit: « Carné ? C’est le Delacroix de la lanterne magique, le peintre du vérisme sordide ! » On a prétendu que le dénommé Carné Marcel ne savait se mouvoir que sur des pavés luisants de pluie… Avec, en prime et dans les lointains de la bande son, des cris de navires ou de trains; avec, quelque part, un terrain vague (ou deux…) strié de barreaux derrière lesquels les songes seraient en retenue, lycéens punis d’un cinématographe en briques, en fer, en barbelés. Aux antipodes de la réflexion, on a affirmé, après Juliette ou la Clef des songes, Drôle de drame, la Merveilleuse Visite, que Carné était (« On ne discute pas, M’sieurs Dames, on regarde et on se tait !« ) le chantre de l’onirisme, du somnambulisme, le cousin (moral) d’Alice au pays des Merveilles.
Assez ! Il suffit !
Carné n’est pas une salade que l’on secoue dans un panier, qui jette ses lambeaux de feuilles moitié vers le ciel, moitié vers la terre. Carné, je vous dis que je le connais. Il est probablement le seul cinéaste à faire la part des yeux fermés. Voilà la vérité.
Les yeux fermés, ça veut dire quoi ?
A tout instant, dans tous les films de Carné (je répète : dans tous ses films), il se produit une rupture. Vous pourrez, dans une page ou deux, constater qu’elle est plus flagrante dans les Enfants du Paradis que partout ailleurs. Brusquement, le terrain (qui semblait solide) cède sous les pas. Les rails du travelling se dérobent sous les roues caoutchoutées de la caméra. C’est l’intrusion de l’Insolite. Ici, je m’arrête un instant et je souris. Car il y a quelque chose de sexuel dans ce principe carnésien de l’intrusion. Quelque chose (l’indicible, l’étrange, le merveilleux) pénètre quelque chose (le concret, le quotidien, le métropolitain qui pue). Carné, c’est un peu le Mime Debureau des Enfants du Paradis. Il valse avec la Pute ou le Tueur, avec l’Epouse ou le Superbe. Il condescend à entrer dans la danse des cités de tous les jours, mais ses entrechats, ses jetés-battus, ses pirouettes ne sont inscrits à aucun répertoire chorégraphique.
En filmant une java, Carné écoute pleurer les mille violons de Salzbourg. Vous ne le changerez pas : ce diable de petit bonhomme est sol y sombra.
Une arène partagée en son milieu, exactement, d’ombre et de soleil.
Une bonne fois pour toutes, Bergman a choisi l’étouffement. Définitivement, Visconti s’est prononcé pour la chute. Pour l’éternité, Fellini est l’homme des dérisions. Carné, lui, ne s’est pas décidé.
Il aime d’un même amour le jour et la nuit. Le Paris des Enfants du Paradis et la Bretagne de la Merveilleuse Visite. Il sait (cependant, il se refuse à l’avouer !) qu’une âme est chevillée au corps. Que la lumière est la soeur de la pénombre. Il sait que, toutes les douze heures, l’humanité s’endort. Lorsque l’homme dort, lorsqu’il est étendu, immobile, livré à tout et à rien, plus corporel que jamais, nu, comme limoneux, alors… … oui, alors, des images fulgurantes, démentielles, traversent cette immobilité, cette torpeur de chair: les Rêves !
Carné croit aux rêves. Dans sa caméra, il met des rêves, encore des rêves, toujours des rêves. Mais, malin comme un singe, il se rappelle que les rêves sont les racines de la réalité.
Je ne sais pas si vous me comprenez.
Évidemment, c’est difficile. Vertigineux. Complexe.
Le cinéma-selon-Carné ressemble à l’Evangile selon Saint-Mathieu — texte choisi par le marxiste Pasolini parce que toutes les interprétations restent acceptables.
Le cinéma-selon-Carné n’est pas manichéen, d’aucune façon. Je vous dirai même que le cinéaste le plus éloigné de Carné est Ford. Je suis d’ailleurs convaincu que Carné n’aurait pas réussi aux Etats-Unis : je ne le vois pas adopter la colorimétrie à base des trois dominantes qui, des années durant, a symbolisé la règle de trois (et… d’or!) du cinéma hollywoodien. Ce qui n’empêche pas ses films de faire des carrières fabuleuses de l’autre côté de l’Atlantique !
Mais Carné n’est l’homme ni des trois ni des deux dimensions. Il est celui de la dimension unique, à laquelle s’ajoute une ombre. Carné, c’est cela : il filme une ombre sur un mur. De l’ombre, il déduit que le soleil existe. De l’ombre, il déduit (en même temps) qu’un homme existe.
Allons, nous approchons une certaine vérité ! La caméra , recule, recule, recule…
Plan large (ces plans larges, vous allez les découvrir dans les Enfants du Paradis).
Alors, voici que l’image se décompose comme suit :
A droite, l’ombre. Au milieu, l’homme. A gauche, le soleil. Drôle d’équation, n’est-ce-pas? C’est elle qui résoudra, si vous acceptez de l’appliquer, le problème Marcel Carné.
Un mot encore.
L’image est supposée parler.
Il faut un dialoguiste.
J’ai eu la chance merveilleuse d’être ce dialoguiste, à deux reprises. Et je puis affirmer ceci : le principe Ombre-Homme- Soleil se répète au niveau du texte. Un Personnage (quel qu’il soit) dit : « Oui. » En même temps, il pense « Non ». Et, dans son inconscient (Freud eut adoré le cinéma selon Carné), une voix secrète murmure : « Peut-être. »
Je m’arrête, je me relis, je me projette les « rushes » de cette préface. Qu’ai-je voulu dire ?
Ceci, en somme : … les Enfants du Paradis (et tous les autres enfants de « Monsieur Carné » comme disent les machinistes, sur le plateau), c’est l’histoire du Soleil qui a rendez-vous avec la Lune. L’histoire du Crépuscule qui prend l’Aube par la main. C’est Il et Elle. C’est Socrate buvant la ciguë et, à l’instant de sa mort, rêvant qu’il redevient petit enfant. C’est le nouveau-né bleu, luisant, hurlant, jaillissant, qui entrevoit, en une fraction de seconde hallucinée et prophétique, qu’il deviendra Socrate.
Tout cela est si simple, au fond ! Carné, c’est vous. Ses films sont votre nuit.
Maintenant, silence. On tourne la page. Ouvrez les yeux. Les Enfants du Paradis vont rêver pour vous…
Didier Decoin, 1974