DE NOGENT AUX JEUNES LOUPS
Article de Michel Aubriant paru dans en 1968 dans l’Avant-Scene N°81 – Mai 1968
Ce n’est pas par hasard si Marcel Carné s’est retrouvé, aux côtés de Jean-Luc Godard, François Truffaut et Claude Chabrol, aux avant-postes du combat mené pour la réintégration de Langlois à la tête de la Cinémathèque, alors que tant de ses illustres confrères se réfugiaient dans un attentisme prudent.
Ce n’est pas simplement parce que ce petit homme généreux et colérique déteste l’injustice et les coups fourrés qu’il est allé s’exposer, à l’âge où l’on ménage ses artères, aux gnons des flics, au lieu de signer, les pieds dans ses pantoufles, des manifestes, des suppliques ou des motions de protestation.
Dès qu’il s’agit de choisir son camp, Marcel Carné, éternel voltigeur de pointe, prend le parti des gens qui n’acceptent pas de courber l’échine, de se prêter aux compromissions, de laisser courir et de laisser faire. C’est un trait de son caractère. Rien ne lui répugne autant que la tiédeur. A près de soixante-ans, il a gardé intacts sa combativité et son enthousiasme d’adolescent.
Cette « affaire Langlois », Si odieuse et si pénible, aura eu, du moins, un bon côté. Elle aura permis de dissiper un mal-entendu. Truffaut et Carné n’appartiennent pas à des espèces ennemies. Le cinéma chahuteur de Godard n’abolit pas le grand cinéma classique de Carné. Malgré leurs divergences de tempérament et de style, un Carné et un Chabrol se rejoindront toujours sur l’essentiel.
Les appellations incontrôlées d’ancienne et de nouvelle vagues ne sont, au fond, qu’inventions de chroniqueurs. Les chroniqueurs ont la mémoire courte. A vingt ans, Marcel Carné tourne, caméra au poing, « Nogent, eldorado du dimanche ». Jeune critique, il demande, un quart de siècle avant Truffaut : « Quand le cinéma se décidera-t-il à descendre dans la rue ? »
Il y est beaucoup descendu depuis, sans que l’on sache si c’est un bien ou un mal. Mais Carné fut l’un des premiers à comprendre les dangers des professions de foi trop tranchées. La réalité brute n’est pas toujours bonne à filmer. Tout l’art du cinéaste consiste à la transposer et à la sublimer ; à s’évader d’un réel, somme toute banal, pour imposer sa propre vision des êtres et du monde, et déchaîner les tempêtes de l’imaginaire.
Ses cadets, aujourd’hui, ne font pas autre chose. Après être descendus dans la rue, ils sont remontés prestement en studio, découvrant le pouvoir magique de décors plus vrais que le vrai, les vertus de l’illusion et de l’artifice. Le cinéma n’est pas une plate imitation du réel, mais ce réel recréé, échappant à l’actualité et à l’éphémère.
Carné, comme Truffaut, appartient à la race des créateurs inquiets, les seuls qui comptent. Il n’est jamais content de soi, et ce qui le frappe d’abord, dans ses oeuvres, ce sont d’accidentelles imperfections de détail. Dans son souci de « fini », il enrage de ne pas avoir disposé d’une heure de plus, d’un spot de plus pour fignoler tel plan comme il l’aurait souhaité.
Carné traîne derrière lui, comme un boulet, le poids d’une demi-douzaine de chefs d’oeuvre, dûment estampillés par les experts. Il a la malchance d’être entré tout vif dans les histoires du cinéma. Raison pour laquelle les critiques se montrent si souvent injustes avec lui. Au cinéaste du « Jour se lève » et des « Enfants du paradis », on demande de se dépasser sans cesse et de sauter plus haut.
S’il reste fidèle à ce que Renan appelait son « carillon intérieur », s’il se ménage une pause pour reprendre son souffle ou s’il cherche à renouveler son horizon, on l’accuse aussitôt de trahir son passé. Carné est enchaîné à de sottes légendes. On lui pardonnerait, à la rigueur, d’être riche et couvert d’honneurs, de siéger à l’Académie et de présider des comices.
On lui pardonnerait de n’être plus qu’une figure. Mais sa verdeur et sa santé dérangent. Il est désintéressé, sincère, il ne transige pas. Il a conservé le goût des aventures spirituelles et la ferveur de ses vingt ans. Il bouillonne de projets, d’idées. Il estime, à juste titre, qu’il n’a pas encore tout dit. Il réclame le droit de tenter de nouvelles expériences.
« Les Jeunes Loups » est un bon Carné, un excellent Carné. Non point de ces oeuvres de circonstance, qui sacrifient à la démagogie de la jeunesse dans le seul dessein de chatouiller la curiosité des adultes, mais un film qui dépasse le simple document, l’enquête journalistique, pour aborder, avec vigueur, justesse et franchise, des problèmes essentiels.
Alain est un arrière-petit-cousin de Rubempré. Son histoire, au-delà du folklore d’une époque, garde un accent balzacien. Cet arriviste et ce cynique n’est, au vrai, qu’un bel animal de luxe pour les dames mûrissantes et les messieurs équivoques dont il tire sa subsistance.
En cherchant bien, on finirait même par trouver un personnage proche de Vautrin, l’inquiétant Ugo Pescaro, mécène et amateur de chair fraîche. Les références, d’ailleurs, s’arrêtent là. Marcel Carné et son collaborateur Claude Accursi ne nous proposent pas un « Rubempré 70 », au risque de trahir à la fois Balzac et la sensibilité de notre temps. Leur propos est, comme on le verra, plus ambigu et plus subtil.