Articles écrits sur Marcel Carné

1957 – « article de Georges Sadoul » (Présences Contemporaines)


Article de GEORGES SADOUL paru dans Présences Contemporaines en 1957 (Ed. Debresse)

QUALITÉS D’EXPRESSION.
On considère généralement Quai des Brumes comme l’une des oeuvres les plus représentatives de ce « réalisme poétique » qui caractérise l’Ecole française d’avant-guerre. Si la chose est vraie, le terme apparaît, en l’occurrence, assez faux. Il n’y a, en fait, aucun réalisme dans ce film, — ni dans ses personnages ni dans son action, ni même dans son décor. Celui-ci est aussi volontairement conventionnel que le reste. C’est un lieu de tragédie, comme la terrasse d’Elseneur : cette baraque noyée dans la brume, une rue aux pavés luisants, une boutique de bimbeloterie et les lieux de « plaisir », un dancing et une fête foraine. Autour de cela, puis plus suggérées que montrées, les perspectives d’évasion : les bateaux en chargement, la mer, la route, vers laquelle finalement le chien — cet autre personnage marqué par le destin — s’en retourne, rentre dans la nuit… Un miracle identique à celui qui impose le thème, opère ici. Ce monde purement poétique est vrai. Il existe en nous-mêmes, comme ces paysages de rêve où nous nous perdons parfois.

Dans cette transposition plastique du thème tragique, il faut souligner — on pourra le faire pour tous les films de Carné, — l’exceptionnelle qualité des éléments d’expression. Marcel Carné est l’un de ceux qui ont su le mieux s’entourer, créer les équipes les plus cohérentes, les plus efficaces. Cocteau disait : « Le cinéma est l’art de former une équipe ». Cette participation créatrice des collaborateurs du film ne diminue en rien la valeur du metteur en scène. Au contraire. Car ces éléments ne jouent pas isolément; ils sont fondus dans un effet unique, et cela n’est possible que par le génie de celui qui opère cette fusion. Une image de Quai des Brumes, c’est à la fois le décor de Trauner, la lumière de Schuftan, la silhouette de Gabin ou le visage de Morgan, c’est aussi la musique de Jaubert, — l’une des plus discrètes et des plus évocatrices qu’on ait écrite pour un film. L’oeuvre baigne ainsi tout entière dans une « aura » mystérieuse; c’est la magie du style.
Et, — nous voici contraints à y revenir — c’est bien ce style qui fait l’importance des oeuvres. Il donne à celles de cette époque, un prestige souvent absent des films d’aujourd’hui qui, — malgré parfois plus de puissance, plus de rigueur, plus de vérité, — s’effaceront plus vite. C’est par ce style que Marcel Carné va créer un univers à lui, — moins constant peut-être que celui de René Clair, mais aussi sensible, et d’une qualité picturale aussi belle souvent que celle d’un Jean Renoir. Ces tableaux des faubourgs de Paris, ces paysages urbains de rails, de maisons pauvres, de rues tristes, d’aubes blafardes, ces lieux désespérés de la vie humaine que nous verrons renaître dans Hôtel du Nord, le Jour se lève, les Portes de la Nuit et Même L’Air de Paris

Quant à l’aspect social de l’oeuvre, il s’affirmera plus tard; il n’est guère présent dans Quai des Brumes, même sous cette étiquette de « fantastique » que Mac Orlan précisément, attribue au fait cinégraphique. La position des personnages n’importe guère; bien davantage leur situation, on devrait dire leur damnation.
Pour cette atmosphère désolée, pour cette philosophie du désespoir, faut-il, dès Quai des Brumes, condamner l’oeuvre de Marcel Carné, en ce qu’elle a d’amer, certains disent même de morbide ? « Le bonheur n’est pas de ce monde, note à propos de cette oeuvre, Jean Quéval, tout fruit pourrit, toute fleur se fane. »

Bardèche et Brasillach, historiens du cinéma, écrivaient sur les oeuvres de Louis Delluc (1921-1922) : « Toute vie est blessée, toute vie est un échec, tel est le sens vrai de La Femme de nulle part et de Fièvre. » Ces deux films participaient déjà du « réalisme poétique » de Quai des Brumes, et de son amertume. Il faut donc voir en ceux-ci — et l’avenir le confirmera — une sorte de « constante » des thèmes d’inspiration du Cinéma français, et qui ne se limite pas, ainsi qu’on l’a dit souvent, à l’époque qui précéda la guerre.


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