Marcel Carné par Henri Jeanson ou le cinéma dans la peau
article paru dans Cinemonde en 1939
Cet article m’a été aimablement fourni par Guillaume Christophe-Huart et Albert Crance (cousin de Marcel Carné)
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En guise d’introduction à cet article étonnant, il me faut en situer le contexte. Hôtel du Nord est sorti en décembre 1938. Cet article est paru dans le n°534 daté du 11 janvier 1939 de Cinémonde. C’est la seule fois où Henri Jeanson collaborera avec Marcel Carné, il signe les dialogues et l’adaptation du roman d’Eugene Dabit (en compagnie de Jean Aurenche que l’on oublie trop souvent). Il aurait dû également signer le scénario d’Ecole Communale en 1939 mais ce film de Carné ne se fera pas à cause de la déclaration de la 2° Guerre Mondiale en septembre 1939.
Jeanson par la suite ne manquera pas une occasion de railler le caractère et les manières de réaliser un film de Carné. Il fut l’un des plus féroces journalistes à critiquer le tournage des Portes de la Nuit (et la construction en studio de la station de métro Barbès) qu’il renommera dans un article célèbre « Les Portes de l’Ennui« . C’est encore lui qui afflubla Carné de cette phrase assassine « Je dépense donc je suis« .
Mais pour l’heure cet article nous montre un Carné, insouciant de la guerre qui se prépare, tout à son amour pour le cinéma.
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Les photos illustrant cet article sont de Roger Kahan (prises principalement sur le tournage d’Hôtel du Nord), tous droits réservés.
– Quoi ? hein ? Quoi ? Quoi ?
Mickey a avalé Donald le canard, pendant que Walt Disney avait le dos tourné et ça a donné, turbulent, tétu, agité, rapide et fureteur Marcel Carné.
– Quoi ? hein ? Quoi ? Quoi ?
Vous ne pouvez respirer, fumer, lire, parler à un ami, rêver à haute voix, cligner de l’oeil, observer que le beau temps succède à la pluie ou que cette fausse petite blonde est rudement jolie pour une vraie brune, sans que Carné accoure, l’oeil vif, la pochette en bataille :
– Quoi ? hein ? Quoi ? Quoi ?
Si vous lui répondez :
– Rien !
Il rougit, vexé, et boude des maxillaires…
Mickey Carné – pardon, Marcel Carné — n’est pas plus haut que ça. Il a l’air d’un mécano endimanché – soit dit sans l’offenser et bien qu’il choisisse ses vestons comme un enfant choisit des bonbons fondants :
– Pas le bleu… le rose !… Non… pas le rose… le marron… non, pas le marron… le blanc… oui… c’est ça pas le blanc, le bleu !
Il loge à Montmartre, en haut de la butte et au sommet d’une maison de huit étages d’où il voit, comme en vitrine tout Paris en étalage…
Tout Paris est là… à portée de sa main… et il a envie de tout : de la Tour Eiffel et de l’Arc de Triomphe, de l’ile Saint-Louis et de Notre-Dame, de cette petite rue là-bas et de ce coin de Seine et de cet arbre et de cette horloge pneumatique… pas celle de la rue Royale… celle de la place de la Trinité. Une nuit, il les déplacera, pour jouer, comme les pions d’un jeu d’échecs, et le lendemain matin, les Parisiens surpris trouveront le Palais de Justice à la place de la Gare de l’Est et la colonne Vendôme, toute seule, comme une idiote, au milieu du bassin du Luxembourg, en plein Trocadéro…
Marcel Donald — pardon Marcel Carné — est un artiste qui aime son boulot. Il ne vit que pour le cinéma…
Tandis que l’on tournait les premiers mètres d’Hôtel du Nord. — cet Utrillo sur pellicule — l’Europe crevait de peur et l’Amérique tremblait pour elle. En Allemagne, M. Hitler prononçait des discours traversés d’éclairs et, en Tchécoslovaquie. un peuple entier se préparait à mourir pour une liberté illusoire. Un à un, les foyers se vidaient et les dépôts se remplissaient de pères de famille, de paysans, de lampistes et de Français moyens. On allait à la guerre avec des airs d’enterrement. C’était de circonstance. Au studio, chaque jour, on notait une absence nouvelle :
– Le petit électricien qui rigolait si bien hier en dirigeant son projecteur sur Annabella… vous vous souvenez ?
– Eh bien ?
– Il est à Metz… Et l’accessoiriste qui avait un tatouage sur le bras… Il est parti pour Nancy.
Carné, imperturbable, un oeil collé à l’objectif et l’autre partout, continuait à tourner, exigeant, teignard, harcelant tous ses collaborateurs et accroché à la caméra comme un mitrailleur à sa mitrailleuse !
Le petit drame d’amour d’Annabella et de Jean-Pierre Aumont le passionnait bien plus que le prologue de la grande tragédie.
– Pourvu que je puisse finir mon film !
Il n’avait que cette idée en tête !
Les machinistes, justement distraits, n’avaient guère le coeur à l’ouvrage et les comédiens songeaient à leur feuille de route plus qu’à leur affiche. Mais lui, Carné, il ne pensait qu’à son cinéma. Chacun son pays. Pas vrai ? Le sien : c’était le cinéma… un bien beau pays, d’ailleurs… Il entendait y rester coûte que coûte, il entendait tenir jusqu’au bout…
Jusqu’au bout de son film…
Carné a bien mérité son succès. Il l’a gagné, sans tricher, en jouant cartes sur table.
Pendant des années, il a vécu à l’ombre de Feyder. Pendant des années, il a couru, gesticulé, travaillé, réfléchi autour des films de Feyder. Il s’est fait du mauvais sang à cause des films de son cher Feyder. Il a souffert, il s’est enthousiasmé, découragé, pour les films de Feyder.
Assistant…
Cela consiste à aller, venir, à cavaler, à chasser l’accessoire impossible, à trouver au dernier moment un acteur inespéré, à empêcher les figurants de saloper leurs costumes, à se battre contre le directeur de production, à ne pas laisser échapper le détail qui précisément échappe à tous, à arrondir des angles droits, à apaiser la colère de la vamp, à prévoir les défaillances de la script-girl, à servir d’estafette entre l’irritation du patron et l’orgueil blessé de la vedette, à être partout à la fois et nulle part en même temps, à être l’innocent qu’on accuse de toutes les fautes dont les autres se sont rendus coupables, à être engueulé par tout le monde, à n’être remercié par personne et à aimer d’amour un film ingrat !
Bref, cela consiste à adorer le cinéma. Et Carné l’adorait.
Il attendait patiemment son tour.
Pour patienter, il faisait avec Jean Aurenche des petits films de publicité, des films loufoques, poétiques, qu’il tournait à la sauvette, pour le compte des fabricants de chapeaux garantis pour longtemps et des marchands de meubles extra-souples…
C’étaient des poèmes en forme de films, des poèmes pleins d’académiciens de Jean Eiffel, de coq-à-l’âne, de pirouettes, d’irrévérences, de pieds de nez, de romances et d’entrées de clowns. Ils réussirent même ce tour de force de faire siffler l’un de leurs films publicitaires par un public royaliste dans un cinéma des Champs-Elysées.
Il travaillait aussi pour Ciné-Liberté : Fête de Garches, 1° mai, 14 juillet, mur des fédérés, meeting au Vel’d’Hiv’… Marcel Carné, désintéressé, ardent et « boulot », enregistrait fiévreusement toutes les manifestations populaires.
…Un petit film d’actualité… c’est tout ce qui reste du serment du 14 juillet 1936…
De temps en temps, un producteur venait trouver ce Carné.
– Je vous offre votre chance.
– Quoi ? hein ? Quoi ? Quoi ?
– Vous allez tourner votre premier film : Trois pensionnaires dans une artillerie.
– Sortez, monsieur !
L’homme disparaissait. Deux mois plus tard, un autre survenait :
– Je vous offre votre chance.
– Quoi ? hein ? Quoi ? Quoi ?
– Un film merveilleux : Le héros de Sambre et Meuse. Un film à la gloire de la musique de la garde républicaine. J’ai le concours de la marine française, avec la présence assurée du maréchal Pétain en tenue d’académicien, de M. Farrère, en tenue de capitaine de bateau, de M. Lebrun, avec son grand cordon, et de M. Francen) avec ou sans barbe, au gré de la clientèle.
Mais Carné ne voulait pas faire de concession. Il voulait tourner en liberté.
Pendant ce temps-là, le temps passait.
Feyder, paternel, assistait à la croissance morale de son jeune poulain.
Et un jour Carné tourna Jenny. Puis Drôle de drame.
Puis Quai des Brumes.
Et enfin cet Hôtel du Nord, où loge le fantôme charmant et pathétique d’Eugène Dabit…
Demain, Carné…
– Quoi… hein ? Quoi ? Quoi ?
Ça y est… il m’a arraché mes feuillets des mains… il lit cet article… tiens… il n’est pas très content du coup des bonbons fondants, ni de celui du mécano endimanché… En ce moment, il me regarde d’un œil plein de méfiance…
– Quoi ? hein ? Quoi ? Quoi ?
Je pose mon porte-plume.
On ne peut pas travailler dans ces conditions-là.
H. J.