Articles écrits par Marcel Carné

29.03.39 « La vie a la couleur de tous les jours » (in.Cinémonde)


article de Marcel Carné paru dans Cinemonde special Paques n°545 paru le 29 mars 1939

La vie a la couleur de tous les jours

Les prises de vues du Jour se lève seront bientôt terminées.
D’aucuns espèrent que ce jour ne se lèvera pas sur des paysages par trop désolés, et puisqu’à cette occasion Cinemonde a bien voulu me mettre en communication directe avec ses lecteurs, j’en profiterai pour bavarder quelques minutes avec eux, non seulement de ce dernier film, mais s’ils le permettent, du choix de mes sujets en général.
On leur a reproché d’être noirs et volontairement pessimistes. Je ne pense pas que ce soit tout à fait exact, ni que cette couleur soi-disant dramatique m’ait particulièrement attiré en eux. délibérément, j’ai choisi ces sujets pour des raisons particulières, soit pour le pittoresque (tantôt du milieu qu’il fallait créer, tantôt de l’époque ou des lieux qu’il fallait suggérer), soit pour l’intérêt humain qu’ils offraient, bref toujours parce qu’ils mettaient l’homme aux prises avec les machinations du destin, dont on m’accordera qu’elles sont parfois sordides et désespérantes.
Peut-être après tout, un metteur en scène n’est-il pas simplement un bon faiseur, qui peut traiter indifféremment les sujets les plus opposés. Et si on se plaît à lui reconnaitre un tempérament, peut-être aussi ne faut-il pas s’étonner voir ce tempérament s’exprimer par les voies qui lui sont les plus normales et les plus familières. Que l’on me permette une comparaison hasardeuse.
Je n’ai pas encore entendu reprocher à François Mauriac, par exemple, de ne pas avoir coupé, de temps à autre, sa série de sombres romans sur la bourgeoisie catholique par quelques œuvres du ton plus léger, sur la vie de garnison, par exemple. Pas plus, en somme, que personne n’en veut à Vlaminck s’il ne peint pas de chameaux au soleil couchant.
D’ailleurs, la vie n’est pas noire, ni blanche, ni rose. La vie a la couleur de tous les jours. Ce fameux tous les jours qu’on s’est inquiété de ne pas voir passer du roman d’Eugène Dabit dans le film Hôtel du Nord, et qui ne pouvait pas y passer sans une transposition cinématographique à mon sens indispensable. Cette transposition nous a amenés à raconter une histoire vue, peut-être moins lointaine du petit hôtel au bord du canal qu’on a voulu le dire, à coup sûr moins lointaine que ne l’eût été un décalque inerte de l’oeuvre pensée et écrite.

Avec Le jour se lève, nous verrons une histoire qui se déroule sur deux plans du temps : le présent immédiat et un passé proche, tissés d’une façon qui a posé de nouveaux problèmes de mise en scène. En effet, sans artifices techniques, il faut faire sentir que l’homme que nous venons de voir agir se voit lui-même, tel qu’il était autrefois. Tel décor joue dans le présent et sert aussitôt de cadre à une évocation du passé. Ces retours arrière sont volontairement traités dans une technique moins dure, plus enveloppante, et tout le tragique de la situation présente. nous l’espérons, s’opposera plus dramatiquement encore aux souvenirs d’un passé parfois meilleur, qui a peu à peu préparé, amené et provoqué la tragédie.
Le film se déroule dans un milieu de gens à tout prendre assez simples. Lui, c’est un ouvrier sableur. Vilain métier. Le travail, c’est la liberté, mais être sableur, ça abîme quand même. Elle, elle travaille chez des horticulteurs, elle va livrer des fleurs chez les clients. Il y a aussi un artiste de music-hall, ses chiens et sa maîtresse. Valentin le dresseur parle beaucoup, trop. Il sera tué. Il y a des ouvriers, des agents de police, un commissaire plein de tact et la brigade des gaz, des gens qui viennent pour voir et une dame qui a perdu ses petites cuillères. Et puis la concierge, et les voisins…
Jean Gabin joue le rôle d’un homme qui, après avoir commis un meurtre. est assiégé dans sa chambre, par la police. Et là, seul avec la nuit, il revoit peu à peu, une à une, tandis que le filet se resserre autour de lui, toutes les circonstances qui l’ont amené dans ce piège. Ce qu’il a fait… ce qu’il aurait fait… ce qui est arrivé…

II ne s’agit pas d’un film triste ni désolé. Gabin prend la mort comme elle se présente, mais il n’a pas pris la vie du mauvais côté. Nous le verrons parfois gai, assez insouciant, peut-être prêt à croire au bonheur, ne dédaignant pas les réalités palpables. Il rit. Beaucoup.
Les autres personnages de cette histoire, imaginée par Jacques Viot, parleront les dialogues de Jacques Prévert, empreints de cette réalité — infiniment plus réelle que le vrai — qui lui est si personnelle que nous ne l’avons entendue nulle part…
Ces personnages, ce seront Jules Berry, dans un rôle inattendu de dresseur de chiens, lâche, beau parleur et déclassé, Arletty, sa partenaire, belle et lasse, Jacqueline Laurent, avec toute la fraîcheur cruelle de la jeunesse, et du côté de la loi, Jacques Baumer, le commissaire.

Les décors ont été dessinés par Trauner. Que ce soit la gigantesque usine de sablage où les ouvriers évoluent comme des scaphandriers de la poussière, ou la chambre de l’homme traqué, ces décors collent au film avec une scrupuleuse honnêteté. La photo de Courant s’est mise elle aussi, avec ses étonnantes qualités, au service de notre histoire, et à travers ces images que je me permets de trouver émouvantes, nous verrons le jour se lever… Et quand j’aurai terminé ce film, j’irai dans une île, pas très loin des côtes de France, raconter une histoire très connue dont on ne parle pas beaucoup entre gens comme il faut, et qu’il est très très pressé de raconter…
M.C


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