Sortie prévue le 10 mars aux Editions La Tour Verte de notre anthologie des écrits de Marcel Carné lorsqu’il était critique, avant de devenir le cinéaste que vous connaissez.
Un deuxième volume est prévu ultérieurement.
Du coup, vous ne trouverez sur ce site que des extraits des articles et chroniques que nous avions retranscrit précédemment.
Nous avons consacré plusieurs pages spéciales sur notre livre à l’adresse suivante : https://www.marcel-carne.com/carne-et-la-presse/1929-1934/
Article de Marcel Carné paru dans Cinémagazine n°36 daté du 06 septembre 1929
Avant de lire cet article il me parait opportun de remettre les choses dans leur contexte.
Cet article est l’un des tout premiers écrit par Marcel Carné alors qu’il venait de remporter le concours de Cinémagazine pour devenir critique de cinéma. Au printemps 1928, il a rencontré l’un des grands cinéastes français de l’époque Jacques Feyder et sa femme Françoise Rosay. A la suite de cette rencontre, Carné deviendra assistant réalisateur en juin 1928 de Feyder sur son prochain film : Les Nouveaux Messieurs. Puis celui-ci partira en novembre 1928 à Hollywood tourner avec Garbo The Kiss. Carné quant à lui ira faire son service militaire en Rhénanie. A son retour, grâce au producteur des Nouveaux Messieurs, Alexandre Kamenka, il sera assistant opérateur du réalisateur allemand Richard Oswald en 1929 sur Cagliostro qui fut projeté à Paris en mai 1929. Entre temps, Carné a tourné son premier court-métrage, Nogent Eldorado du Dimanche, qui fut lui projeté en mars 1929 au studio des Ursulines à Paris et salué par une bonne partie de la critique. Lorsque Carné rencontre Françoise Rosay pour cette interview, celle-ci est partie vivre avec son mari à Hollywood depuis quelques mois. Elle va lui faire part de son expérience là-bas avec une rare pertinence (Feyder a été l’un des premiers réalisateurs français engagés par Hollywood). Par contre, Carné à aucun moment ne va laisser montrer qu’il connait personnellement Rosay et Feyder et chose plus curieuse il ne cessera de l’appeler madame Feyder à la place de Françoise Rosay !
Il est bien sur inutile de vous rappeler que six ans plus tard Carné donnera le rôle principal de son premier film Jenny à… Françoise Rosay.
UNE HEURE AVEC MADAME JACQUES FEYDER
Un coquet appartement près du pont de l’Alma. Salon aux meubles de style et où des gravures accrochées aux murs ajoutent à l’harmonie de l’ensemble ; intérieur d’un goût raffiné, d’une intimité douce et plaisante.
Par la fenêtre entr’ouverte, on aperçoit la Seine, toute proche, et parfois de courageux petits remorqueurs tirant un train de péniches lourdement chargées… Tout à cette contemplation, je n’ai pas entendu entrer Mme Feyder qui, avec une simplicité touchante, vient à moi, la main largement tendue.
Je veux m’excuser, mais, avec la cordialité spontanée qui la caractérise et lui vaut la sympathie de tous, la femme de l’inoubliable réalisateur de Thérèse Raquin s’informe déjà de mes occupations depuis son départ en Amérique. Les rôles sont renversés. D’interrogateur me voici prévenu ! Enfin j’aborde la phrase qui me tient à coeur :
– Je serais heureux, madame, de connaître vos impressions sur votre séjour en Amérique. On dit tant de choses fantaisistes sur le pays des dollars en général, et sur la cité du film plus particulièrement…
Madame Feyder sourit, puis me confie :
– En cette période de transition, vous parler des « movies» est chose extrêmement délicate. Actuellement l’Amérique commence seulement à voir clair dans la situation mouvementée résultant de l’invention des « talkies ». Songez qu’après tant d’efforts, tout a été à recommencer. Il fallut construire des studios spéciaux, transformer les salles d’exploitation, changer radicalement les méthodes de travail. Avec le film parlant les scènes à grande figuration pour le moment n’ayant plus cours, les nouveaux studios sont moins vastes et emploient par conséquent moins de personnel. Ce qui fait que tous ces pauvres gens, figurants pour la plupart, mais aussi électriciens et machinistes, se trouvèrent du jour au lendemain sans emploi. Beaucoup sont dans une misère noire. Il n’est pas jusqu’à certaines grandes vedettes qui n’aient eu à souffrir de la nouvelle invention.
On a d’abord fait appel aux artistes de théâtre. Mais, outre que le choix n’est pas heureux, les dirigeants des firmes américaines ont eu des difficultés avec le syndicat théâtral qui a brusquement interdit à ses membres de jouer dans les films parlants.
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Tout à l’intérêt d’une telle conversation, j’aurais bien voulu pousser plus loin mes indiscrétions. Mais un coup d’oeil jeté à la pendule m’apprend que nous bavardons depuis plus d’une heure. Et un tortionnaire qui a pu obtenir des aveux aussi prolongés doit savoir se montrer clément par la suite. Aussi je ne veux pas insister davantage, d’autant plus que Mme Feyder, toujours aussi aimablement, m’offre des photographies pour les lecteurs du Petit-Rouge. Pourtant, à la porte, j’arrive encore à obtenir un renseignement :
Tous ceux qui aiment le cinéma en France ne peuvent oublier le réalisateur de Thérèse Raquin. Puis-je leur laisser espérer son retour prochain parmi nous?
– Malheureusement je ne le crois pas. Jacques ne connaît pas lui-même la date de son retour. Suivant les termes de son contrat, il doit encore produire deux films pour la M. G. M. Moi-même je suis à Paris que pour un mois et repartirai dans les premiers jours d’octobre pour Hollywood.
Cette fois, je n’ose pousser plus loin cet interrogatoire et c’est sur cette phrase pessimiste que je me vois contraint de quitter la charmante femme du grand réalisateur, un des meilleurs que nous possédions, un de ceux que nous n’aurions jamais du laisser partir.
MARCEL CARNÉ.