1945 – Les Enfants du Paradis

Analyse du film Les Enfants du paradis par Philippe Morisson

 

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Analyse du film Les Enfants du paradis par Philippe Morisson

Mis à jour le 28 octobre 2012 (j’ai affiné les renseignements concernant Trauner / Barsacq et Kosma / Thiriet)

1 – PRÉAMBULE

Marcel Carné a 37 ans et six films à son actif, dont cinq sont considérés comme des classiques, lorsqu’il débute le tournage des Enfants du paradis. Il vient de réaliser Les Visiteurs du soir qui fut l’un des plus grands succès du cinéma français durant la Seconde Guerre mondiale. Ayant signé pour trois films avec le producteur André Paulvé, il envisage tout d’abord de tourner Nana de Zola, puis la vie de Milord l’Arsouille (tourné en 1956 par André Haguet) et enfin La Lanterne magique avant de rencontrer par hasard Jean-Louis Barrault à Nice, qu’il avait dirigé par deux fois dans Jenny (1936) et Drôle de drame (1937). Barrault lui parle d’un célèbre mime du XIXe siècle, Jean-Baptiste Gaspard Deburau, qui avait donné un coup de jeune à l’art de la pantomime au théâtre des Funambules, l’une des salles de spectacles les plus connues du boulevard du Temple à Paris (boulevard qui fut défiguré par la construction de la place de la République au milieu du XIXe siècle par le baron Haussmann). Deburau passa à la postérité lorsqu’il tua un ivrogne qui l’importunait. Lors de son procès, tout Paris se précipita pour l’entendre enfin parler. Barrault se souvient qu’il avait ressenti la même excitation pour le premier film parlant de Charlie Chaplin quelques années auparavant.

Naît alors l’idée d’un film qui confronterait le théâtre parlé et le mime, et où le célèbre comédien de l’époque Frédérick Lemaître (loué par Victor Hugo ou bien Alfred de Vigny) aurait un rôle à jouer. Jacques Prévert, n’aimant pas la pantomime, est plus réticent. Il accepte néanmoins l’idée lorsqu’il se rend compte que c’est l’occasion de mettre en scène cet autre personnage historique qu’est Pierre-François Lacenaire, dit « le dandy du crime », figure criminelle qui le fascine. En effet, comme le rappelle Carole Aurouet sur l’un des bonus du DVD, Prévert aurait dit : « On ne me permettra pas de faire un film sur Lacenaire mais je peux mettre Lacenaire dans un film sur Deburau. »

 

Une fois décidée, l’équipe de Carné se met au travail au prieuré de Valette près de Tourrettes-sur-Loup (dans le Midi) alors que la France est totalement occupée par les nazis. Jacques Prévert écrit le scénario, Alexandre Trauner  esquisse certains décors dans la clandestinité dont le boulevard du crime tandis que Léon Barsacq relève le défi de concevoir les autres (la loge de Baptiste aux Funambules par exemple) et d’assurer toute la réalisation et la construction de ces décors.
Lui aussi dans la clandestinité, Joseph Kosma compose un ballet pour les pantomimes, Pierrot Le Galant, pantomimes qui seront signé par son prête-nom sous l’occupation : Georges Mouqué. Et c’est de nouveau Maurice Thiriet, qui avait signé la musique des Visiteurs du soir l’année précédente, qui s’occupe du reste de la musique en prenant bien soin de mêler les deux avec brio. Pendant ce temps, Carné supervise le tout et revient régulièrement de Paris avec des montagnes de documentations empruntées, entre autres, au musée Carnavalet. Les Enfants du paradis est dès le début de l’écriture une aventure collective, peut-être plus encore que pour d’autres films de Carné, une des explications d’une telle réussite.

Très vite l’idée d’une distribution exceptionnelle est lancée, facilitée par le succès des Visiteurs du soir. Outre Jean-Louis Barrault (qui a failli être remplacé pour une question d’emploi du temps par un inconnu à l’époque nommé Jacques Tati que Carné avait repéré dans un music-hall) pour le rôle de Baptiste Deburau, on retrouve dans le rôle de Frédérick Lemaître Pierre Brasseur, l’ancien copain d’enfance des Batignolles de Carné, déjà aperçu dans Le Quai des Brumes. Marcel Herrand, qui vient de jouer dans Les Visiteurs du soir, sera Lacenaire. Maria Casarès, qui faisait partie de la troupe de théâtre de Marcel Herrand au théâtre des Mathurins, trouve ici son premier rôle à l’écran avec le personnage de Nathalie. Au générique également Pierre Renoir, le frère aîné de Jean Renoir, qui joue Jericho et remplace au pied levé Robert Le Vigan qui doit abandonner le tournage suite à la débâcle vichyssoise (ce collaborateur et antisémite notoire doit fuir avec Céline rejoindre le maréchal Pétain à Sigmaringen en Allemagne).

On note dans les seconds rôles Étienne Ducroux, ancien professeur de mime de Barrault avec qui celui-ci s’était brouillé, élément biographique exploité dans le film par Prévert, Ducroux jouant Anselme Deburau, le père désespéré de Barrault-Baptiste ; Fabien Loris, ami de Prévert depuis le groupe Octobre, qui joue Avril (il était également le premier mari de la dernière femme de Prévert, Janine) ; Jane (ou Jeanne) Marken, l’une des seconds rôles les plus régulières de Carné, qui joue dans tous les films du réalisateur, d’Hôtel du Nord à La Marie du port (sauf, Le jour se lève et Les Visiteurs du soir) ; et le meilleur pour la fin, Arletty l’actrice préférée de Carné et de Prévert, qui joua dans cinq des plus grands films du cinéaste. Prévert invente le personnage de Garance pour elle et lui offre ainsi le plus beau rôle de sa carrière comme le confie Arletty sur l’un des bonus du DVD.

 

2 – LE TOURNAGE ET LA SORTIE DU FILM

Le tournage débute au milieu de l’été 1943 à Nice, aux studios de la Victorine dont le producteur Paulvé était copropriétaire. On imagine aisément la difficulté de tourner en pleine Occupation une fresque comme celle-ci, qui nécessite une débauche d’énergie et de courage sans pareil. Margot Capelier, l’assistante de Prévert sur l’écriture, raconte : « Ce film a été un miracle, on manquait de tout… il y a eu un ensemble d’énergies motivées autour des Enfants du paradis en réaction aussi contre l’ambiance de ce temps-là. » Elle raconte le perfectionnisme enragé de Carné sur ce tournage. Les frasques du metteur en scène sont célèbres. Ayant les moyens de ses ambitions, Carné demande le maximum de ses comédiens, véritable tyran avec Maria Casarès par exemple. Marcel Herrand confie pour sa part que son plus mauvais souvenir de cinéma était « Marcel Carné sur Les Enfants du paradis ! ». Mais les collaborateurs de Carné ne sont pas en reste. On raconte qu’il s’étonna lors d’une scène que les musiciens fassent semblant de jouer (ils sont simples figurants) et qu’il provoqua un scandale pour qu’on aille trouver de vrais musiciens pour un plan dont au final on ne verra que le chef d’orchestre ! Léon Barsacq : « Carné est charmant mais complètement hypnotisé par son film, rien d’autre ne compte pour lui et c’est tout juste s’il ne trouve pas que les gens continuent à faire la guerre spécialement pour l’emmerder ! »

Bien sûr il a été de bon ton de critiquer Carné pour cette ambiance de tournage, tout comme le coût d’un tel film (« Je dépense, donc je suis », dira Henri Jeanson), mais quand on voit le résultat éblouissant à l’image, on ne peut s’empêcher de penser que Carné avait sans doute raison. La pression qu’il se mettait sur les épaules, il devait la rejeter sur les autres, d’autant plus que Carné a toujours été complexé par sa petite taille. On ne peut pas réaliser un tel chef-d’œuvre en temps de guerre sans demander le maximum, et plus, à tout le monde. Que l’on s’imagine : les matériaux de construction sont rares, la pellicule est rationnée, l’électricité intermittente sans compter tous les problèmes liés à un tournage qui s’étale sur plus d’un an. Celui-ci, à peine entamé, est arrêté trois mois à cause du débarquement allié en Sicile. À ce moment-là, les autorités allemandes interdisent au producteur Paulvé d’exercer son métier (à cause d’un lointain ancêtre juif) et le film manque d’être interrompu avant que Pathé n’accepte de le reprendre. Le décor du boulevard du Temple est gravement endommagé par une tempête, ce qui entraîne des dépenses supplémentaires (un million de francs alors que l’interruption en avait coûté dix sur un budget total de cinquante-huit millions de francs… en pleine guerre !). Le film se poursuit durant quelques semaines au printemps 1944 à Paris au studio Pathé, rue Francœur, puis à ceux de Joinville. Durant ces prises le directeur de la photo, Roger Hubert (qui pour Carné a fait les lumières remarquées de Jenny, Les Visiteurs du soir et Thérèse Raquin), est pris sur un autre film (de Serge de Poligny). Un autre grand directeur de la photo le remplace, Philippe Agostini, qui s’était déjà occupé de la photographie du Jour se lève. Il confie qu’il a dû étudier attentivement le style d’Hubert, car « raccorder posait des problèmes. Il travaillait avec peu de lumière, en prenant des risques, dans une manière plus proche de Schüfftan [Quai des Brumes, NDLR] que la mienne… Je crois être parvenu à une bonne imitation ». Agostini tourne notamment la scène de la loge avec Brasseur et Arletty, lorsqu’elle revient admirer Baptiste en cachette, ainsi que la scène finale de la roulotte lorsque Arletty s’éloigne. Mais malheureusement pour lui, son nom ne sera jamais au générique des Enfants du paradis. Oubli qui ne l’empêchera pas d’éclairer par la suite pour Carné Les Portes de la nuit et Le Pays d’où je viens.

 

Le film achevé, Carné fait tout pour qu’il soit le premier à sortir à la Libération. Comme l’écrit Edward Turk, « Le film aura été un contrepoison patriotique à la défaite militaire. » Georges Sadoul pour sa part explique notamment que Les Enfants du paradis « représentait en 1943-1944 un acte de foi prodigieux, une cathédrale élevée à la gloire de l’art français à l’heure la plus terrible ». Carné doit se battre avec les producteurs pour que son film soit projeté en intégralité dans deux salles en exclusivité (le Madeleine et le Colisée) au lieu d’une seule et avec un entracte (le film fait plus de trois heures). Il accepte pour cela de doubler les prix des places. Il a également l’idée pour la première fois de permettre aux spectateurs de réserver leurs places, chose si commune de nos jours. Dès sa sortie le film est un immense succès. Il reste à l’affiche plus de cinquante-quatre semaines au Madeleine. Cependant un événement vient ternir la joie de Carné. Lors de la première au palais de Chaillot le 9 mars 1945, Carné a la tristesse d’entendre son mentor Jacques Feyder lui lancer un laconique « Oui, c’est pas mal. » Ni Feyder, ni Rosay, ne parleront de leur collaboration commune dans leurs mémoires respectifs. Pardonnez-moi ce long préambule, mais il m’apparaît important de bien restituer dans son contexte un film tel que celui-ci et de marquer le fait qu’un tel chef-d’œuvre n’arrive pas par hasard.

 

3 – « Le meilleur film français de tous les temps »

Venons-en au film proprement dit. Tout a déjà été écrit sur ce film classé comme « le meilleur film français de tous les temps » par plus de six cents professionnels du cinéma en 1995 et que beaucoup, de par le monde, considèrent comme le plus grand film de tous les temps. Si je n’irais pas jusqu’à un tel extrême, il faut bien reconnaître que ce film continue de nous captiver plus de soixante ans après sa sortie. Cette histoire d’amour entre le mime Baptiste et la femme libre Arletty nous fascine par sa poésie, sa grâce, son romantisme. La manière dont les personnages secondaires, et leurs histoires parallèles, se croisent durant les trois heures de ce film hors norme, éblouit tout comme la reconstitution de ce quartier de Paris autour de 1840. Outre que le scénario est plus complexe qu’il n’y paraît, les dialogues montrent que Jacques Prévert a été transcendé par cette histoire et par l’équipe qui l’a rendue réelle. Comment résister à l’envie de vous en citer quelques extraits, à commencer par cette réplique de Garance (Arletty)  à Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) : « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour. » Garance qui quelques années plus tard dira à Baptiste : « Vous m’avez aidée à vivre pendant des années, vous m’avez empêchée de vieillir, de devenir bête, de m’abîmer… Je me disais : tu n’as pas le droit d’être triste, tu es tout de même heureuse puisque quelqu’un t’a aimée. »

 

4 – BAPTISTE, GARANCE et NATHALIE

La relation entre Baptiste et Garance est fascinante. C’est la chronique de l’amour fou que ressent Baptiste pour Garance, lui qui est aimé par Nathalie/Maria Casarès avec qui il finira par se marier, mais qui gardera à jamais en lui cette lueur d’un amour sans issue. C’est l’occasion de beaux échanges entre les deux. Baptiste, lorsqu’il est pour la première fois avec Garance, lui dit : « Je tremble parce que je suis heureux et je suis heureux parce que vous êtes là tout près de moi. Je vous aime et vous, Garance, m’aimez-vous ? » ; Garance objecte qu’il parle « comme un enfant, c’est dans les livres qu’on aime comme ça, et dans les rêves, mais pas dans la vie ! ». Un peu plus tard elle sera plus explicite : « Je vous en prie Baptiste ne soyez pas si grave, vous me glacez. Il ne faut pas m’en vouloir mais je ne suis pas… comme vous rêvez. Il faut me comprendre, je suis simple, tellement simple. Je suis comme je suis, j’aime plaire à qui me plaît, c’est tout. Et quand j’ai envie de dire oui je ne sais pas dire non. » Baptiste quelques instants plus tôt lui avait fait cette confidence qui est à la base d’une des thématiques « prévertienne » et « carnésienne » puisqu’on l’a retrouve par exemple dans Juliette ou la Clef des songes : « Quand j’étais malheureux, je dormais, je rêvais mais les gens n’aiment pas qu’on rêve. Alors ils vous cognent dessus histoire de vous réveiller un peu. Heureusement j’avais le sommeil plus dur que leurs coups et je leur échappais en dormant. Oui je rêvais, j’espérais, j’attendais. »

Notons le parallèle évident avec cet autre grand film sur l’amour fou qu’est Peter Ibbetson d’Henry Hattaway. Dans ce film le héros rencontre en songe son amour et il finira par préférer vivre dans ce rêve et donc renoncer à la vie, tout comme le personnage de Michel joué par Gérard Philipe dans Juliette réalisé par Carné en 1950. Comme l’écrit Danièle Gasiglia-Laster dans un numéro de CinémAction : « Baptiste qui respecte Garance ne la comprend pas et ne devine pas ce qu’elle attend de lui. Il l’imagine conforme aux stéréotypes de la femme idéale, complique les choses, alors que la jeune femme, elle le dit elle-même, est simple. » Ainsi, la première fois où il pourrait passer la nuit avec elle, il fuit.

Mais Baptiste, obnubilé par cet amour d’autant plus qu’il fait tout pour le rendre inaccessible, ne se rend pas compte qu’auprès de lui se trouve Nathalie (Maria Casarès) qui est l’incarnation de la jeune fille simple et pure (certains diront transparente) que l’on retrouve dans beaucoup de films de Carné. Nathalie dont l’amour est si pur et en lequel elle place toute sa confiance, comme elle le dira lorsqu’elle aura surpris Baptiste et Garance ensemble : « Ce n’est pas seulement parce que je suis jalouse, mais j’ai tellement confiance. Oui, je suis tellement certaine que Baptiste et moi nous sommes faits pour vivre ensemble tous les deux. » C’est Nathalie qui voit la métamorphose de Baptiste lorsque celui-ci a rencontré Garance : « Qu’est-ce que tu as Baptiste ?… tu as quelque chose ! tu es beau… Tu le sais bien que tu es beau, puisque tu es beau, mais aujourd’hui tu es plus beau que tous les autres jours. » Elle dira aussi cette belle autre phrase : « Mais je me moque moi que tu m’aimes bien, ce que je veux c’est que tu m’aimes. » L’histoire retiendra que c’est Marie Déa, la Anne des Visiteurs du soir, qui devait jouer Nathalie mais qui avait déjà un engagement au théâtre.

 

C’est un fait que la plupart des critiques, qui ont disserté sur ce film, oublient systématiquement (ou le mininimisent) ce personnage de Nathalie. Maria Casarès pour son premier rôle à l’écran est bouleversante dans les quelques scènes que lui a écrites Prévert. Comme celle de la fin, où elle surprend à nouveau Baptiste avec Garance, qui se revoient pour la première fois depuis leurs mariages respectifs, et où elle apostrophe sa concurrente : « Vous partez, on vous regrette. Le temps travaille pour vous et vous revenez, tête nouvelle embellie par le souvenir… Mais rester et vivre avec un seul être, partager avec lui la petite vie de tous les jours, c’est autre chose. » Puis elle demande des explications à Baptiste qui ne peut lui répondre : « Mais tu dis tout de même beaucoup de choses en te taisant et ces choses, je les comprends. » La scène se termine sur Garance fuyant, poursuivie par Baptiste, Nathalie lui hurlant dans un cri déchirant « et moi Baptiste, et moi ? ». Notons que cette scène ne figurait pas dans le scénario original et, selon son biographe Yves Courrière, Prévert fut inspiré par la fin de sa liaison avec la jeune Claudie Carter. Si certains ont vu dans ce personnage l’incarnation de la femme au foyer qui emprisonne son rêveur de mari, c’est une erreur. Garance et Nathalie sont deux incarnations de l’amour romantique. L’une est idéalisée par Baptiste, l’autre, confiante et sûre d’elle, réaliste, incomprise dans son malheur.

Le fait que ce soit Garance qui soit idéalisée est ironique, car elle est au contraire le personnage le plus libéré et le plus émancipé des Enfants du paradis. Garance ne porte pas de masques, elle est comme elle est. Elle ne triche pas comme Lacenaire, elle est « la femme qui se fout de tout, qui rit quand elle a envie de rire, qui ne se laisse pas diriger par les pensées des autres », comme Arletty l’explique à Edward Turk en 1979. Bien sûr, Prévert s’est inspiré de la vie de l’actrice et de son caractère : « Je refuse qu’on m’impose des idées. Je suis indépendante et je prends les risques de l’indépendance », dira-t-elle lors de cette même interview. Arletty est la preuve qu’il est bien difficile d’être simplement comme on est, car « la société enferme parfois les individus dans des rôles dont ils ne veulent pas », comme l’écrit Danièle Gasiglia-Laster. On pense alors à cet amour trouble d’Arletty avec un officier nazi, qui lui vaudra une arrestation à la fin du tournage et un placement en résidence surveillée durant dix-huit mois. L’actrice raconte, dans l’un des bonus, qu’elle conserve un bon souvenir de son séjour à La Houssaye en Seine-et-Marne, grâce aux livres et à la nature du lieu : « Il y avait des couchers de soleil merveilleux. » Elle y sera toujours lorsque le film sortira sur les écrans. Elle raconte dans la biographie que lui consacre Denis Demonpion qu’on l’avait seulement autorisée à sortir pour faire un raccord son à l’automne 1944. Et c’est au moment où cette femme admirable de quarante-cinq ans est au sommet de sa gloire qu’elle est poussée dehors (par des « jaloux », dira Michel Simon dans l’un des bonus) et qu’elle ne tournera plus qu’épisodiquement.

 

5 – FRÉDÉRICK LEMAITRE

Les Enfants du paradis est également remarquable pour ses personnages qui entourent Garance et qui sont tous amoureux d’elle. Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) incarne le comédien « romantique, rebelle par excellence » selon Edward Turk. Ambitieux, c’est une grande gueule, un cabotin, sûr de son talent, à qui tout réussit et qui réussit tout avec humour. La scène où il joue Robert Macaire et fait tourner en bourrique les auteurs de la pièce L’Auberge des Adrets dont il moque la pauvreté de l’histoire, est en soi éloquente. Ce comédien, tellement amoureux de lui-même, lorsqu’il se rend compte que Garance continue à aimer Baptiste tout en étant avec lui s’exclame : « Et si ça me plaisait, à moi ? si cela m’était utile, à moi, d’être jaloux, utile et même nécessaire… Grâce à toi je vais enfin pouvoir jouer Othello… Je cherchais le personnage mais je ne le sentais pas. C’était un étranger, maintenant c’est un ami, un frère. » Il triomphe au théâtre dans la deuxième partie tandis que Baptiste, lui, triomphe aux Funambules. Il sait bien au fond que Baptiste « joue comme un dieu », et il l’envie. Garance dit un peu plus tôt que Baptiste « n’a pas de métier, il ne joue pas, il invente des rêves » et le fait est que les trois pantomimes dont on aperçoit des extraits dans le film montrent un Barrault au corps élastique et à la souplesse féline. Il n’est pas interdit d’y voir un hommage à certains acteurs du muet, Chaplin et Keaton en premier lieu.

 

6 – LACENAIRE

Un autre personnage emblématique du film est Lacenaire (Marcel Herrand). Lacenaire est un dandy assassin, un personnage en perpétuelle révolte contre la société. Misanthrope, il en explique en partie des raisons lors de sa première scène : « Quand j’étais enfant, j’étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres, ils ne me l’ont pas pardonné. Ils voulaient que je sois comme eux. » Lacenaire est un personnage trouble et fascinant par son recul par rapport au monde qui l’entoure. Refusant, tout comme Garance, de jouer le jeu des apparences en société, il interpelle ainsi le comte de Montray qui lui demande qui il est : « Vous ne trouvez pas que c’est une question saugrenue que de demander aux gens qui ils sont ?… Ils vont au plus facile : nom, prénoms, qualités, mais ce qu’ils sont réellement ? au fond d’eux-mêmes, ils le taisent, ils le cachent soigneusement. » Edward Turk mettra en évidence que Lacenaire représente pour Carné « une idéalisation ». À l’époque, Carné « porte toujours un masque qui ne correspond pas à son identité réelle. Son comportement agressif et autoritaire sur le plateau est une stratégie destinée à détourner l’attention de ceux qui auraient tendance à stigmatiser ses écarts, hors studio, par rapport aux critères dominants de la masculinité ».

En effet, le vrai Lacenaire était homosexuel et il est permis d’y voir un rapport avec Vautrin, un autre homosexuel criminel que voulait mettre en scène Carné (le film est tourné en 1944 par Pierre Billon). Carné explique dans l’interview qu’il accorda à Edward Turk en 1980 que pour lui il est très clair qu’Avril, joué par Fabien Loris dans le film, est « son ami » mais que sous Vichy « on ne pouvait pas aller beaucoup plus loin ». Peut-être cela aurait-il été plus évident si Carné n’avait pas coupé au montage une scène plus explicite entre Lacenaire et Garance, où celle-ci lui demande : « Qu’est-ce qu’elles vous ont fait, les femmes ? », et Lacenaire de se défendre : « Rien, absolument rien ! ». Garance : « Et vous, qu’est-ce que vous leur avez fait, aux femmes, Pierre-François ? pas grand-chose, sans aucun doute ! », Arletty soulignant cette dernière phrase d’un « petit rire désobligeant ». À la défense de Carné, il faut réaliser ce que la morale de ce film en pleine guerre sous le gouvernement de Vichy implique. Edward Turk le remarque avec pertinence lorsqu’il écrit : « En contestant l’autorité de la famille, la persécution des déviances sexuelles et l’obligation pour une femme de dépendre d’un homme, Les Enfants du paradis s’attaque aux fondements mêmes de l’ordre social de Vichy. »

 

7 – L’ÉQUIPE DES ENFANTS DU PARADIS

Il aurait été facile pour Carné d’accentuer le lyrisme d’une telle histoire, épopée en costumes qui aurait pu se transformer en « grandiloquence hollywoodienne » à la Autant en emporte le vent comme le remarque Bernard Landry, premier journaliste à écrire sur Carné en 1952. Au lieu de cela, Carné persiste dans le style qu’il a fait sien en refusant tout effet de style. Sa caméra est peu mobile et « chaque mouvement d’appareil est commandé par une nécessité descriptive ». Carné confie dans une interview en 1972 à Marcel Oms qu’aux mouvements d’appareil il préfère « les mouvements du cœur ». Il refuse le pittoresque et réalise ses films avec la plus grande rigueur, trouvant que « la virtuosité de la caméra, c’est bien souvent au détriment de l’histoire, et surtout des acteurs ». Ce qui induit une certaine forme de sobriété, un classicisme que certains ont pris pour de la sécheresse ou de la froideur. Mais ce classicisme ne signifie pas pour autant que Carné fait du cinéma académique. Académique au sens de tourner suivant une formule, des règles préétablies, qui peuvent aboutir à un film bien fait mais ennuyeux, manquant d’âme à l’image des réalisations de Régis Wargnier ou Jean Delannoy par exemple. Alors que de l’âme, de l’émotion, de la poésie dans Les Enfants du paradis, vous n’avez que ça !

Cela n’a pu se faire que grâce à un travail collectif aussi remarquable que quasi unique dans l’histoire du cinéma français. Prévert, Carné, Trauner, Barsacq, Kosma, ThirietMayo et tous les autres ont œuvré ensemble de l’élaboration du scénario au tournage. Il n’y a pas de secret, c’est la seule solution. Il est intéressant d’ailleurs de lire les commentaires élogieux concernant le film sur le site de référence IMDB, où une nouvelle génération découvre ce film qui repose sur « un bon scénario, des bons acteurs, une bonne réalisation et une bonne équipe technique ». Des choses souvent oubliées de nos jours où il est de bon ton depuis La Politique des auteurs de dénigrer le scénario (voir un récent dossier de Télérama sur ce sujet).

 

8 – CONCLUSION

Pour terminer, laissons la parole à François Truffaut qui en 1956 se chargea avec ses amis des Cahiers du cinéma de tirer à boulets rouges sur Marcel Carné « qui n’a jamais su évaluer un scénario, n’a jamais su choisir un sujet… Pendant des années on nous a offert des films de Jacques Prévert mis en images par Marcel Carné ». Truffaut qui finira en 1984 par avouer à Carné, lors d’une rencontre à Romilly, qu’il a fait vingt-trois films et qu’il les « donnerait tous pour avoir fait Les Enfants du paradis ».
Comme on le comprend.

 

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