Jean Gabin

1968 – article paru dans Cinémonde par Jacques Baroche


Jean Gabin par Jacques Baroche paru dans le numéro 1728 de Cinémonde le 16 janvier 1968


GABIN : « J’ai tout joué sauf les curés et les badernes « 

« Dans les années 1912-1913, raconte Pierre Brasseur, c’est-à-dire très peu de temps avant la première guerre mondiale, il y avait chaque soir, dans les coulisses du Palais-Royal, deux gosses qui n’arrêtaient pas de se chamailler et de se faire engueuler par le régisseur. Ces deux gosses, qui avaient sept et huit ans, c’étaient Jean Gabin et moi. Son père et ma mère jouaient la même pièce au Palais-Royal. C’est comme ça que j’ai connu Gabin. Je l’ai rencontré vingt ans plus tard, il m’a dit qu’il allait probablement abandonner le boulot d’acteur et qu’il voulait acheter des vaches et des chevaux, pour se consacrer à l’élevage. »

Ainsi Gabin, le monstre sacré, la valeur la plus sûre du cinéma français, n’a-t-il jamais manifesté un grand enthousiasme pour son métier, malgré une carrière prestigieuse, qui dure depuis près de quarante ans et qui l’a conduit à la première place dans la hiérarchie des acteurs.


En parlant de son fils, le père Moncorgé, qui, depuis vingt-cinq ans, était premier comique au Palais-Royal, aimait à dire : « Ce bougre-là est fainéant comme une couleuvre. C’est pas un poil qu’il a dans la main, c’est une perruque. Il ne fera jamais rien dans la vie ! ». Jean aurait voulu être mécanicien, son père le mit de force sur les planches, malgré le peu de considération que son rejeton avait pour les acteurs : « Les cabots, je ne peux pas les piffer ! ».

Il apprit néanmoins le métier de comédien, et à dix-neuf ans. il entrait comme figurant aux Folies-Bergère. Puis, ce fut le tour de chant, le music-hall, l’opérette, le théâtre, le cinéma.
A l’écran, la carrière de Gabin est scindée en deux. De 1930 à la guerre. De 1952 à maintenant. Au milieu, une éclipse dramatique, il sombrait dans un oubli total. Les gens disaient : « Il ne vaut plus un clou, il est fini. » Et puis il y eut le miracle de « Touchez pas au grisbi« . Grâce au film de Jacques Becker, Gabin prouva d’une façon magistrale qu’il n’était pas du tout fini. Et ce fut le second souffle, triomphal, qui dure toujours.

Jean Gabin n’est pas un acteur facile, ce n’est un secret pour personne. C’est l’anti-cabot par excellence. La publicité, il ne la recherche pas. Il coopère avec les journalistes quand ça lui chante. L’éclair de son regard d’acier est un baromètre. Il est quelquefois au beau fixe. Alors, une lueur malicieuse l’éclaire et vous avez le feu vert. Dans le cas contraire, tout le monde tremble sur le plateau, excepté, bien entendu, le metteur en scène qui est, tout de même, le maitre à bord. Mais tous les autres sont dans leurs petits souliers : partenaires, assistants, techniciens, jusqu’aux membres de sa fidèle équipe,une équipe qui le suit depuis dix, vingt, trente ans. C’est d’abord Micheline, son habilleuse, trente ans de présence ; Yvonne, sa maquilleuse, vingt ans de service ; le photographe, Marcel Dole et l’ingénieur du son, Jean Rieul ; sa doublure, Jordana, et son directeur de production, Roger de Broin. Sans la présence effective de ces six collaborateurs, il n’est pas question pour lui de tourner.

Gabin parle peu. Depuis dix ans, il n’avait pas accordé d’interview à Cinémonde. Aussi n’étais-je qu’à moitié rassuré lorsque l’on me dit : « Tu iras voir Gabin. Il tourne demain après-midi au parking Haussmann. » Le lendemain, j’ai assisté à une séquence de voitures dans le souterrain, guettant le moment favorable pour mon entretien. Mais ce moment ne s’est pas présenté, Gabin étant de tous les plans. Je pus seulement, à l’heure où il s’en allait, lui demander s’il avait quelques minutes à m’accorder. Souriant, très détendu, il me répondit : « Ah ! écoutez, je partais. Venez demain soir, on tourne au Calavados. Là, j’aurai le temps. » Je n’en revenais pas, j’avais devant moi un gars charmant, tout le contraire de sa réputation.

Le lendemain, à neuf heures du soir, il arrive en « D.S. » et se range avenue Pierre-Ier-de-­Serbie, non loin du cabaret où il doit tourner une scène avec Dany Carrel. Il reste dans la voiture pendant la longue préparation du travail. J’en profite pour me glisser à ses côtés sur la banquette avant.


JACQUES BAROCHE : Vous avez la réputation, Jean Gabin, de ne pas trop aimer la publicité.
JEAN GABIN : Dans la mesure où l’on est un acteur, on est un homme public. En dehors de mon métier, je n’ai pas besoin que l’on parle de moi. La publicité faite sur un film, j’estime que c’est bidon. Les critiques peuvent encenser ou démolir un film, cela n’a aucune influence sur la carrière de ce film. Il n’y a qu’une publicité qui obtient de l’effet, c’est celle qui est faite de bouche à oreille. Les critiques ne donnent jamais que leur avis personnel, qui est forcément sujet à caution. On a vu des films bénéficier de publicités retentissantes et d’articles dithyrambiques, se solder par des « bides » également retentissants. On a vu des films dont personne n’avait jamais parlé, battre tous les records de recettes. Par exemple, Un Homme et une Femme.

JE N’AIME PAS TRAVAILLER LE SOIR

J.B. : Vous n’êtes pas attiré par le théâtre ?
J.G. : J’ai joué une demi-douzaine d’opérettes, bien avant la guerre ; et il y a dix-huit ans, une pièce, « La Soif » de Bernstein, avec Madeleine Robinson et Claude Dauphin. Voyez-vous, le théâtre est un métier beaucoup trop accaparant. Être en scène de neuf heures à minuit, c’est un esclavage. Ce ne sont pas des heures qui me conviennent. Je n’aime pas travailler le soir. Au théâtre, si vous êtes mal fichu, si vous avez une grippe ou une rage de dents, il faut quand même donner le maximum. Moi, je suis fainéant de nature, ce n’est pas un truc pour moi.
J.B. : En dehors de votre métier, votre violon d’Ingres est l’élevage ?
J.G.: Attention ! Ce n’est pas un violon d’Ingres. C’est mon second métier. Je pourrais même dire mon premier, car la campagne, l’élevage, les bêtes, c’est toute ma vie. C’est d’ailleurs un métier beaucoup plus difficile que le cinéma. Les gens de la ville ne se rendent pas compte de ce que c’est.


L’IMPORTANT, C’EST LA JUMENT

J.B.: En quoi consiste-t-il ?
J.G. : J’élève des chevaux de course et des bovins. La base d’un élevage, c’est la femelle. L’important, ce n’est pas la rose, c’est la jument.
J.B. : Vous vous intéressez à l’amélioration de la race chevaline ?
J.G. : Je ne m’y intéresse pas tellement en tant que turfiste, mais en tant qu’éleveur. On fait courir parce qu’on élève, et, pour avoir des juments de valeur, il faut les faire gagner. On a des mois, des années d’espoir pour quelques minutes de déception. J’ai pas mal de trotteurs qui courent à Vincennes, et, cette année, je vais avoir des galopeurs.
J.B.: Seriez-vous attiré par la mise en scène ou l’adaptation d’un film ?
J.G. : Je pense que le métier d’acteur suffit. Il y a beaucoup plus d’auteurs que d’acteurs qui ont envie de faire de la mise en scène.
J.B. : Modifiez-vous les dialogues de vos personnages ?
J.G. : Je ne les modifie pas, je me les mets en bouche. Je les arrange pour qu’ils passent plus facilement.
J.B. : Vous avez subi une assez longue éclipse après la guerre. C’est le « Grisbi » qui vous a remonté ?
J.G. : C’est ce que tout le monde croit, mais pas du tout. Le « Grisbi » a très bien marché, mais ce n’est qu’un an après que les producteurs ont pensé à moi. Disons que le « Grisbi » a été un tremplin pour une seconde carrière.
J.B. : Une carrière qui n’est pas près de se terminer, quoique vous prétendiez, chaque année, que vous allez vous retirer.
J.G. : Oh ! je ne me fatigue pas. Je tourne en moyenne un film par an. A l’époque actuelle, il faut faire de plus en plus attention. Le public commande. Il est axé vers une certaine catégorie de films, il faut faire des films qui lui plaisent. Et ces catégories sont deux : le policier, et le comique.


LA NOUVELLE VAGUE ? CONNAIS PAS !

J.B. : Et le film intellectuel ?
J.G. : Zéro !
J.B. : Aimez-vous la nouvelle vague ?
J.G. : La nouvelle vague, Godard, Resnais ? Connais pas.
J.B.: Vous avez incarné beaucoup de policiers et beaucoup de truands ?
J.G.: J’alterne. Dans « Le Soleil des Voyous », je faisais un truand. Dans « Le Pacha », je fais un policier.
J.B. : Vous avez campé tous les personnages imaginables ?
J.G. : Sauf les ecclésiastiques et les militaires de carrière. Je laisse ça aux gens bien-pensants et à ceux qui aiment les militaires. Si on me proposait un rôle de curé, il faudrait que ce soit le pape, et encore…
J.B. : Cependant, vous avez déjà porté l’uniforme ? Dans « La Bandera », et dans « La Grande Illusion ».
J.G. : Ce n’étaient pas des rôles de militaires de carrière.
J.B.: A propos de « La Bandera », que l’on a redonné à la télévision, quel effet cela vous fait-il de revoir un de vos vieux films ?
J.G.: Ça m’attriste. Je trouve d’ailleurs que ce fut une erreur de repasser ce film. C’est trop vieux. Le son est mauvais. Il n’y a pas de basses, que des aigus. On a une petite voix. Je pense que ce n’est pas une bonne publicité. Les gens ont dû être déçus. Ils n’ont pas dû comprendre comment ce film a pu être un énorme succès à l’époque.
J.B. : Quelles sont vos lectures favorites ?
J.G.: Paris-Turf. Et toutes les revues concernant les chevaux et l’élevage. A part ça, je ne lis pas. J’ai appris que lire ne change rien à rien, et que nous sommes tous de passage. J’admire les gens qui sont férus de philosophie. Moi, c’est trop fort pour moi, mais je m’incline devant toutes les opinions.
J.B. : Aimez-vous la bonne chère ?
J.G. : Je suis très gourmand, mais je ne vais pas dans les bistrots ; je mange chez moi. Et je ne peux plus boire.


JE NE VAIS JAMAIS AU CINEMA

J.B. : Allez-vous au cinéma, au théâtre ?
J.G. : Je ne sors pas. Je vais aux courses de temps en temps, voir courir mes chevaux. Mais jamais au cinéma.
J.B. : Même pas voir, ou revoir vos films ?
J.G. : Non. Je les revois dix ans après, à la télé. Quand je travaille, je ne peux pas sortir. Et quand je ne travaille pas, je reste plusieurs mois chez moi, dans l’Orne.
J.B. : Vous aimez la télévision ?
J.G. : Les bonnes émissions, et elles sont rares. J’aime les jeux, « Cinq Colonnes à la Une », « Panorama », « Lectures pour Tous » ; mais le dimanche est lamentable, avec son mélange de sports et de chansons !
J.B. : Vous avez été un grand sportif ?
J.G.: Oui, j’ai fait de la boxe, de la course à pied, du vélo, de la gymnastique; tout ça, c’est du passé.
J.B. : Vous souvenez-vous de votre premier film ?
J.G. : C’était en 1930. Il y a trente-huit ans ! Un film qui s’appelait « Chacun sa chance », et réalisé par un metteur en scène allemand, Steinhoff. C’était un des premiers films parlants. Mais mes tout premiers pas devant une caméra avaient eu lieu deux ans auparavant, en 1928, dans deux sketches muets, « Ohé ! les valises », et « Les Lions ». J’avais comme partenaire le comique Dandy, qui était avec moi au Moulin-Rouge.
J.B. : Vous fêtez cette année vos quarante ans de cinéma ?
J.G. : C’est vrai, ça fait quarante ans.
J.B. : Et avez-vous toujours autant d’enthousiasme pour votre métier ?
J.G. : Vous voulez dire : si j’en ai toujours aussi peu ? A la vérité, je le sers honnêtement et loyalement.
J.B.: Quel est le fond de votre caractère ?
J.G. : J’ai un caractère très inquiet. On croit me connaître, on ne me connaît pas. Je n’ai pas les mêmes réactions que les gens de cinéma en général. Je suis un tourmenté. Je n’aime que le calme et la tranquillité, la paix, l’harmonie, la nature.

JACQUES BAROCHE

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