Articles écrits par Marcel Carné

04.10.29 « Gardiens de Phare de Jean Gremillon » (in.Cinémagazine)


Article de Marcel Carné paru dans Cinémagazine n°40 daté du 04 octobre 1929

Avant de lire cet article il me parait opportun de remettre les choses dans leur contexte.

Il est permis de penser que Carné a été attiré par ce film de Jean Grémillon par le scénariste de ce film qui n’est autre que le mentor de Carné : Jacques Feyder.
Georges Périnal, le directeur de la photo, travaillera également avec René Clair (Quatorze Juillet), Jean Cocteau (Le Sang d’un Poète), Michael Powell (Colonel Blimp) et plus tard Otto Preminger (Bonjour Tristesse). Il a collaboré avec Grémillon dès 1923 et surtout sur le film précédent Gardiens de Phare : Maldone. Périnal étant également le directeur de la photo sur le film de Jacques Feyder, Les Nouveaux Messieurs (sur lequel Carné était assistant), la connection entre Feyder et Grémillon s’est peut-être faite ainsi ?
Carné raconte dans son autobiographie Ma Vie à Belles Dents qu’après Quai des Brumes vers 1938 on lui proposa de tourner un film qui s’appelait Train d’Enfer avec Jean Gabin. Or « c’était un sujet sur lequel avait longtemps travaillé Jean Grémillon. Il devait tourner le film pour Synops, mais un différend ayant surgi entre le producteur et lui, les frères Hakim avaient repris le projet. Je me récriai : Grémillon était un très bon ami. il ne pouvait être question un seul instant que je le prive d’une affaire…Je ne voudrais pas faire de grandes phrases, mais s’il y a le cinéma, il y a aussi l’amitié. » Plus tard vers 1958 Carné aidé du grand scénariste Charles Spaak (auteur notamment du scénario de La Petite Lise de Grémillon) qui eut l’idée de reprendre un synopsis de Grémillon qu’il n’avait pu mener à bonne fin du fait de sa maladie. Carné raconte également que ce synopsis « évoquait l’introduction de la Commedia dell’arte à la cour des Valois…Ainsi que son titre Saint Barthélémy le laissait prévoir, les comédiens italiens se trouvaient mêlés, bien malgré eux, aux effroyables tueries de cette journée« . Carné avait imaginé de le tourner en couleur mais la production belge jugea le devis trop élevé et à la place Carné tourna ce qui devint Les Tricheurs.

Fiche Technique de Gardiens de Phare :

Production : Société des films du grand Guignol.
Scénario : Jacques Feyder, d’après la pièce de Pierre Autier et Cloquemont.
Assistants : Jean Mamy, André Barsacq.
Images : Georges Périnal.
Montage : Jean Grémillon.
Décors : André Barsacq.
Interprètes : Genica Athanasiou (marie), G.Fontan (la mère), G.Vital (Yvon), Fromet (Brehan).
Tournage : Saint-Guénolé.
Présentation à Paris, Max Linder, le 14 octobre 1929.
(Source : Jean Grémillion de Henri Agel, ed.Lherminier, 1984)

GARDIENS DE PHARE de JEAN GREMILLON (1929)

La jeune école française réclame son droit à la vie. La semaine dernière avec Ces Dames aux chapeaux verts, d’André Berthomieu, aujourd’hui avec Gardiens de phare, de Jean Grémillon. Deux réussites de jeunes qui viennent ranimer bien des espoirs défaillants.

Gardiens de phare, titre court et expressif s’il en fut. A le prononcer, on évoque la vie terrible de ces hommes, sans lien avec la terre, ignorant ce qui se passe et ne pouvant lui demander aucun secours. Face à face avec l’océan, ils doivent éclairer la route des bateaux, les préserver des récifs redoutables.
Imaginez que l’un d’eux ait besoin de secours, que sa vie soit en danger. Bien pis, il a été mordu par un chien, là-bas, sur la lande bretonne, avant de prendre son service. Simple égratignure, croit-il. Mais il devient inquiet, bizarre, la fièvre le ronge. Son père, qui assure le service avec lui, attribue son air sombre au chagrin qu’il éprouve de se voir séparé de sa fiancée, bientôt sa femme. Mais le mal empire. Yvon ne peut plus boire et son père, angoissé, est frappé de son regard fixe, sans pensée, hallucinant. Dehors, la tempête fait rage, rendant impossible tout secours.


Marie, la promise d’Yvon, l’écoute également, cette mer infatigable, qui vient frapper de ses lames bouillonnantes les rochers hérissés. Et voilà qu’elle apprend que le chien qui a mordu Yvon a dû être abattu : il était enragé. Affolée. elle essaie d’apaiser son inquiétude, peut-être Yvon échappera-t-il à la terrible maladie. Mais, puisque la nuit est venue pourquoi le phare n’est-il pas allumé ? Il s’est passé quelque chose d’effrayant qu’elle n’ose imaginer. Aucune lumière ne balaie la mer et, au loin, on entend les appels de détresse envoyés par la sirène d’un remorqueur.
C’est qu’à la salle de garde du phare, le père et le fils sont face à face. Celui-ci, la respiration haletante et les yeux fiévreux. Le père veut s’approcher des lanternes pour les allumer, mais Yvon en pleine crise, inconscient, bondit sur lui : il faut qu’il morde. Et une lutte terrible s’engage pendant que le bateau égaré dans la nuit, appelle au secours. Le père ne peut hésiter : il faut qu’il sacrifie son fils, et, d’un suprême effort il le pousse vers une porte ouverte, le précipitant dans le vide. Puis une forte mystérieuse le ramène à son devoir, son devoir de gardien de phare, il s’approche de la lanterne qu’il allume…
Et là-bas, Marie, que tout espoir avait abandonnée, en apercevant les feux, croit qu’Yvon a été sauvé par miracle…

Grémillon ne nous en voudra si nous associons au succès remporté à la présentation l’auteur du scénario et découpage : Jacques Feyder qui avait primitivement réalisé ce film ; et le responsable de la photographie : Georges Périnal. C’est l’étroite collaboration de ces trois hommes qui a permis l’éclatante réussite de Gardiens de phare.
Greffant sur une pièce, uniquement conçue pour une situation, des développements nouveaux, inventant autour des deux personnages principaux des personnages secondaires, qui rendent l’action plus vivante, Feyder apporte ce qu’il appelle par ailleurs l’esprit de cinéma. On devine que tous ses efforts se sont portés également sur l’évolution de la terrible maladie, qu’il en a étudié les premiers symptômes, observé les ravages, avant d’arriver à la crise finale.

Grémillon, lui, est un véritable amant de la mer. Nul, mieux que l’auteur de Tour au large, ne la comprend sous ses multiples visages, qu’il suive amoureusement du regard une vague qui vient mourir sur le rivage ou qu’il admire farouchement les flots rageurs qui viennent se briser sur les rochers. Un scénario comme celui de Gardiens de phare ne pouvait rencontrer un réalisateur plus sensible. Il ne se contente pas de conduire une action violente, rapide, sans défaillance. Celle-ci, se passant dans un phare, est un sujet d’admiration pour Grémillon. De cette merveille, il examine tous les rouages sous l’aspect le plus imprévu, s’intéresse prodigieusement aux effets d’ombres et de lumières de la lanterne qui jouent sur les visages des personnages. Cela lui rappelle ce qu’il a à exprimer et le fait se souvenir de sa grande amie : la mer toute proche qui, infatigable, s’élance à l’assaut du phare. C’est dans un tel enthousiasme que se font les grandes oeuvres.


Quant à Périnal, il a doté le film d’une photographie stupéfiante et qui, pour beaucoup, a été une révélation. Il ne s’agit pas là d’une photographie lumineuse. C’est mieux que cela : une photographie d’atmosphère, grise sans être plate, volontairement imprécise sans être obscure. Elle ajoute encore à l’angoisse, à l’oppression. Périnal est un magicien qui s’ignore. A l’aide d’écrans rouges, il vous transforme une marine ensoleillée en un étrange paysage lunaire et ses jeux d’ombres et de lumières ont la suavité d’une image de Man Ray.

Trois artistes supportent tout le poids de l’interprétation : Genica Athanasiou réussit à être une jeune Bretonne émouvante, malgré que son visage ne s’y prête guère. Fromet, le père, a eu quelques instants d’émotion inoubliables; enfin, Vital Geymond, transfuge de l’Atelier, interprète sobrement, mais avec une puissance rare, le rôle terrible du fils, où beaucoup,et non des moindres, auraient succombé.

M. C.


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