Louis Jouvet

1938 – L'admirable Louis Jouvet par Henri Jeanson (Cinémonde)


« L’admirable Louis Jouvet vu et entendu par l’admirable Henri Jeanson »

Article paru dans la revue Cinémonde n°529 daté du 07 décembre 1938

Juin 1936.

Depuis deux jours, on tourne Mister Flow (de Robert Siodmak) à Billancourt. Siodmak se promène dans son décor en se grattant l’oreille tandis que Fernand Gravey songe à son prochain départ pour « Olivode » et qu’un maquilleur peint, comme une enseigne, le visage d’Edwige Feuillère. Feuillère se croit en­core une vamp alors qu’elle n’est qu’une remarquable comédienne. Elle se regarde dans la glace avec inquiétude. Elle vou­drait retirer de la circulation l’un de ses profils et n’être plus ainsi qu’une moitié d’elle-même.
Louis Jouvet m’a pris par le bras et m’entraîne dans la cour. Il se penche vers moi et, sur un ton de confident qui cons­pirerait ou de conspirateur qui se confie­rait, il me dit :
JOUVET. – Tu y crois, toi, mon petit vieux, à « Mister Flow ».
MOI, serein. – Oui.
JOUVET. – Allons donc ! (insidieuse­ment : ) Tu n’es pas complètement dé­pourvu d’intelligence… alors… hein… tu y crois ? (Sans attendre ma réponse) Al­lons donc ! (Avec fermeté : ) Non, tu n’y crois pas ! (Moins ferme : ) N’est-ce pas? Tu n’y crois pas ?
MOI, avec force. – Si !
JOUVET, déçu. – Ah !
MOI. – C’est un merveilleux rôle pour toi !
JOUVET, très dégoûté. – Tu le trouves si merveilleux que ça ? Qu’est-ce qu’il a de merveilleux ?
MOI. – Il est court.
JOUVET. – C’est un avantage.
MOI. – Court et fulgurant. Tu n’as jamais joué un personnage pareil.
JOUVET. – C’est un personnage trou­ble. Je n’aime pas les personnages trou­bles.
MOI. – Trouble et cynique…
JOUVET. – Bien, bon marché son cynisme.
MOI. – Et spirituel.
JOUVET. – De l’esprit de cinéma.
MOI. – Et inquiétant.
JOUVET. – Il m’inquiète, en effet.
MOI. – C’est un fantôme charmant qui passe à travers l’action…
JOUVET. – Il n’a pas de peine à passer à travers car, entre nous, dans cette action, il n’y a pas mal de trous… hein ?
MOI. – C’est un personnage burles­que et satanique.
JOUVET. – Oui : c’est un salaud. Et le scénario?
MOI. – Quoi, le scénario ?
JOUVET. – Tu y crois, toi, au scé­nario?
MOI, avec une fausse modestie. – Ben… mon Dieu…
JOUVET, de plus en plus dégoûté. – ­Ça ne tient pas très bien debout, tout ça, hein… avoues-le… pas très bien debout ?
MOI. – Il est un peu tard pour chan­ger l’histoire.
JOUVET. – A quoi bon en changer ?…
Toutes ces histoires-là se ressemblent. Bah ! Qui vivra verra. Quand le vin est tiré, il faut le boire. Jusqu’à la lie. A la tienne !… Non : nous trinquerons plus tard.
MOI. – Quand ?
JOUVET. – Le soir de la présentation.

Novembre 1936.

Extraits de presse :
 » M. Jouvet, immobile, secret et sombre est tout à fait remarquable : il a cette science étonnante de produire un effet énorme par un geste à peine perceptible, par un tout petit mot. » (Pierre Bost, « Vendredi ».)
« Jouvet est tout simplement éblouis­sant. » (M. Bessy, « Cinémonde ».)

Juin 1937.

A l’Athénée, chez Jouvet. Il est mi­nuit. La représentation d' »Electre » est ter­minée. Jouvet, les pieds sur son bureau, se balance sur son fauteuil. Il me parle de tout, sauf du sketch que je lui ai ap­porté la veille, sketch qu’il doit interpré­ter dans « le Carnet de bal » (de Julien Duvivier).
MOI, inquiet. – Tu l’as lu ?
JOUVET. – Quoi?
MOI. – Le sketch.
JOUVET. – Quel sketch ?
MOI. – Le sketch du « Carnet de bal ».
JOUVET, faisant un effort de mé­moire. – Ah ! oui… (Un temps.) Oui… je l’ai lu…
MOI. – Eh bien ?
JOUVET. – Tu y crois, toi, mon petit vieux, à ce sketch-là ?
MOI. – Oui.
JOUVET. – Allons donc !
MOI. – C’est comme j’ai l’honneur de te le dire : j’y crois.
JOUVET, sincèrement surpris. – Pour­quoi ?
MOI. – C’est un rôle merveilleux pour toi,
JOUVET. – Tu le trouves si merveil­leux ? Qu’est-ce qu’il a de merveilleux ?
MOI. – il est long.
JOUVET. – Ça : il y a le poids !
MOI. – Tu n’as jamais joué un per­sonnage pareil.
JOUVET. – C’est un personnage trou­ble. Je n’aime pas les personnages trou­bles.
MOI. – …Trouble et cynique…
JOUVET. – Du cynisme de contre­bande.
MOI. – …Et spirituel.
JOUVET. – De l’esprit de cinéma : de l’esprit au mètre !
MOI. – Et mélancolique et inquiétant.
JOUVET. – En effet, il m’inquiète.
MOI. – Et poétique.
JOUVET. – Oh ! poétique : c’est un barbeau.
MOI. – Un barbeau poétique.
JOUVET. – Et puis, de toi à moi, ton sketch, ce n’est pas un sketch de ciné­ma, c’est une pièce de théâtre. Je m’étonne que Duvivier qui est un gars bien — quoi, il est bien, Duvivier ! — je m’étonne qu’il aime ce genre de truc ! J’ai lu le sketch de Raimu. Ça c’est un sketch. Compliment. Il y a de tout dans ce sketch-là : de l’humour, de la ten­dresse, de la violence, du comique… C’est du Maupassant, ce sketch-là… Mais mon sketch, non, comme sketch, mon vieux frère, il y a mieux… Et puis, tu te rends compte… tu me vois réciter du Verlaine… non… le public rigolera.. Ce n’est pas un sketch ton sketch !… Hein? Tu ne peux pas ne pas être de mon avis.
MOI, pénétré. – Si.
JOUVET. – Tu n’as pas l’impression qu’il faut le refaire ?
MOI, souriant mais vexé. – Non…
JOUVET (soupirant) . – Enfin !… Je suis engagé, je suis engagé ! J’ai donné ma parole, j’ai donné ma parole. Chose promise, chose tenue, et après nous le déluge. S’il faut absolument le tourner, je le tournerai, Bah ! tourner pour tour­ner… Au fond, entre nous, de toi à moi et pendant qu’il n’y a personne : le ci­néma, hein ?… On se comprend !… Je vais avoir l’air d’un idiot, moi, là-dedans. En tout cas, il faut trouver un autre poème de Verlaine, parce que :
 » Que vont chantant masques et bergamasques. » Ce n’est pas possible. Masques et ber­gamasques ! Tu te rends compte ? Mas­ques et bergamasques. Je ne veux pas faire rire le public aux dépens d’un poète. Masques et bergamasques… Ils se fou­tront de moi, mon petit vieux… ils se foutront de moi… Masques et berga­masques !…

Octobre 1937.

Extraits de presse :
« La scène où paraît Jouvet est accla­mée tous les soirs. Jouvet y est miracu­leux. » (Marcel Achard, « Marianne »)
« Je serais incapable de dire qui, de toutes les vedettes rassemblées là, joue le mieux. Mais je peux dire qui m’a le plus enchanté: Louis Jouvet. » (Paul Gor­deaux, « L’Echo de Paris »)

Juin 1938.

Un arbitrage.
Il y a là les délégués des producteurs, les délégués de l’Union des Artistes. Louis Jouvet refuse d’interpréter le rôle de Lam­bertin pour lequel il a été engagé dans « Entrée des Artistes » (de Marc Allégret).
LE DELEGUE DE L’UNION. – Mais enfin, mon cher camarade, pourquoi re­noncez-vous à tourner ce film ?
JOUVET. – Parce que je ne veux pas paraître dans un film qui ridiculise le Conservatoire.
LE DELECUE. – Vous aviez lu le scénario.
JOUVET. – Parcouru seulement. C’est en le lisant vraiment que j’ai décidé de ne pas me prêter à cette mascarade.
LE PRODUCTEUR, choqué. – Oh !
JOUVET. – Parfaitement. Jeanson m’a fabriqué un rôle impossible. Et fort mala­droit. Ce ne sont pas des répliques, mes répliques : ce sont des bouts de ficelle !
LE PRODUCTEUR. – De ficelles?
JOUVET. – Des bouts de ficelles dra­matiques. On me fait dire des énormités. Tranchons le mot, c’est imbécile.
LE PRODUCTEUR, choqué. — Oh !
JOUVET. – J’ai le respect de mon métier, moi… Je ne peux pas m’associer à un film dirigé contre le Conservatoire… Etc…, etc…

Octobre 1938.

Extraits de presse :
« …Mais on accordera la palme à l’ad­mirable Louis Jouvet, humain jusqu’au fond du sarcasme. » (R. Lehmann, « L’Intransigeant »).
« M. Jouvet est un homme de théâtre qui croit au théâtre et qui croit au métier d’acteur. Personne ne pouvait interpréter avec plus de vérité ce rôle difficile et c’est un des aspects émouvants de ce film que cette sorte de confession publique d’un homme qui a beaucoup réfléchi sur tout cela et dont la présence même est une preuve. » (P. Bort, « Les Annales ».)

Septembre 1938.

A la terrasse d’un café de l’avenue des Champs-Elysées. Il y a là, autour d’une table et discutant ferme, Marcel Carné, Jean Aurenche, Louis Jouvet et le signa­taire de cet article.
JOUVET. – Non. Je trouve le scé­nario d »‘Hôtel du Nord » incompréhensi­ble… ça ne tient pas debout. Vous trou­vez que ça tient debout ?
CARNE. – Oui.
JOUVET. – Il faut le refaire.
MOI. – Si on doit le refaire, on s’adressera à d’autres auteurs. Nous avons travaillé pendant deux mois, nous avons discuté le scénario scène par scène. C’est fini. Je ne recommencerai pas.
JOUVET. – En effet, si tu le recom­mençais, ce serait de la récidive.
MOI. – Tu n’as jamais joué un per­sonnage pareil.
JOUVET. – C’est un personnage trou­ble. Je n’aime pas les personnages trou­bles.
MOI. – Trouble et cynique.
JOUVET. – C’est un salaud ! Je ne veux plus jouer les personnages troubles. J’en ai assez des personnages troubles.
AURENCHE, épanoui. – Je ne le trouve pas trouble. Je le trouve clair.
JOUVET. – Clair ? Vous le trouvez clair ?
AURENCHE, épanoui. – Comme un matin de printemps.
JOUVET. – On ne sait pas ce que c’est que ce personnage-là! D’où vient-il? D’où sort-il ? Où va-t-il ? Que veut-il ? On n’en sait rien !…
CARNE. – C’est un magnifique per­sonnage.
MOI. – Magnifique !
AURENCHE. – Absolument magnifi­que !
JOUVET. – Vous, vous êtes magnifi­ques !… Et puis ça n’a pas de rapport avec  » Hôtel du Nord  » de Dabit, votre  » Hôtel du Nord « … Dans  » Hôtel du Nord « . mon personnage n’existe pas !… Il est vrai qu’il n’existe guère plus dans votre histoire, c’est une justice à lui rendre.
MOI. – En somme, si je comprends bien, tu n’as aucune confiance dans le film.
JOUVET. – Aucune…
CARNE. – Mais pourquoi ?
JOUVET. – je ne veux pas jouer un type qui reçoit de l’argent d’une femme.
MOI. – Pourquoi ? Tu n’aimes pas les femmes ?
JOUVET. – Si, j’aime les femmes !
MOI. – Tu n’aimes pas l’argent ?
JOUVET. – J’aime l’argent comme tout le monde ! Ni plus, ni moins.
MOI. – Alors ?… Dans ce rôle-là, tu feras des envieux !
JOUVET. – On va m’emboîter… non… là… j’ai lu le scénario, à tête reposée, cette nuit. Je te jure qu’il n’est pas pos­sible. Aucun intérêt… ces gens-là n’ont aucun intérêt… Quant au drame d’a­mour… Non… Et puis je vous le demande, qu’est-ce que je viens faire là-dedans, entre Annabella et Jean-Pierre Aumont ?
MOI. – Ton personnage est un per­sonnage comique. Tu feras rire.
JOUVET. – Avec quoi?
MOI. – Avec tes répliques.
JOUVET. – Tu les trouves drôles. toi, les répliques ?
MOI, de bien bonne foi. – Je les trouve irrésistibles.
JOUVET. – Elles ne m’ont pas arra­ché un sourire:
MOI. – Forcément : tu n’es pas le public. Tu es le contraire du public, tu es de l’autre côté du public
JOUVET. – Mes enfants, je ne veux pas discuter. Je n’ai pas de temps à per­dre, mais là, entre nous, sans témoin… vous y croyez, vous, à ce scénario ? Réflé­chissez… Moi… je ferai ce que vous vou­drez… Je ne suis qu’un comédien… mais… sincèrement… je me demande ce que je viens faire dans votre histoire. C’est bien simple… Vous pouvez retirer mon person­nage sans que le scénario en souffre… Le public va vous emboîter, mes gars, mé­fiez-vous… Garçon, un demi… Quand la bière est tirée, faut la boire…

(A suivre).

HENRI JEANSON



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