Le documentaire « Carné, l’homme à la caméra » réalisé par Christian-Jaque en 1979
A l’occasion du 15°anniversaire de la mort de Marcel Carné ce lundi 31 octobre 2011, nous vous proposons plusieurs extraits de ce très rare documentaire réalisé par Christian-Jaque, le réalisateur de Fanfan la tulipe ou des Disparus de St-Agil.
Ce documentaire a été diffusé en deux parties sur Antenne 2 en décembre 1979 sous le nom
« Portrait de Marcel carné ou la vie à belles dents ». Il existe une version cinéma de 80 minutes.
Il est invisible depuis, d’autant plus qu’il est difficile de savoir à qui appartiennent les droits maintenant. Le numéro d’immatriculation, 51198, au registre du CNC-RCA (cf ce lien) nous apprend qu’il y a eu un renouvellement de nantissement à la date du 25 octobre 1990 entre le Cédant, LES REALISATEURS ASSOCIES, et le Bénéficiaire, AGENT JUDICIAIRE DU TRESOR. Notons que les co-producteurs de l’époque était Antenne 2 et la boite de production Telebulle.
Pour lire ce que Marcel Carné écrivait dans ses mémoires à propos de ce documentaire cliquez ici et pour lire l’article de France-Soir paru en juillet 1979 c’est par ici.
Ce documentaire est divisé en six tableaux annoncé à chaque fois par l’ami fidèle de Marcel Carné : Roland Lesaffre.
Nous vous proposons ci-dessous six extraits d’après une copie VHS.
Nous avons volontairement supprimé tous les extraits de films de Marcel Carné tant pour des questions de droits que de longueur pour mieux se concentrer sur ce qui concerne la carrière de Marcel Carné.
Nous nous excusons par avance par la mauvaise qualité de notre copie VHS mais c’est le seul témoignage disponible de ce documentaire à ce jour.
1 – Le premier tableau est consacré au diable et à ses représentations dans le cinéma de Marcel Carné.
C’est la partie la plus longue car elle comprend de très nombreux extraits de ces films de plusieurs minutes à chaque fois.
Roland Lesaffre, comme pour chaque tableau, s’accompagne d’un orgue de barbarie. Il annonce Marcel Carné comme « le prince de la lanterne magique et grand duc des monts et merveilles ».
En voix off, Jean-Louis Barrault indique que le diable devait fasciner Marcel Carné car « il est le masque par excellence et qui dit masque dit comédie humaine… ».
2 – Le second tableau est consacré au couple.
La partie la plus intéressante concerne le rapport entre Marcel Carné et la caméra (avec qui il est marié depuis cinquante ans souligne le commentaire).
En voix off, Arletty personnifie la caméra et d’une voix sensuelle et gouailleuse (comme de bien entendu) susurre « peut-être est-ce de me voir, de me toucher qui lui fait cet effet là ? Oh ça fait longtemps qu’il me caresse du regard… »
A la fin de cette partie Jean-Louis Barrault fort justement souligne que « pour comprendre Carné, il faut naturellement regarder son oeuvre mais aussi imaginer les films qu’il a rêvé de faire. Ainsi Eurydice qui le tenta, il rêva aussi de La Dame aux camélias, mais c’est Roméo & Juliette son grand regret. » Et malignement il ajoute : « L’amour le plus pur et le plus interdit. »
3 – le troisième tableau, consacré à l’homme, est sans doute le plus intéressant.
Après une évocation de son père ébéniste, de sa découverte du music-hall par Jean-Louis Barrault, nous avons la surprise d’entendre Marcel Carné nous parler du Casino de Paris dans les années 20 où «la tradition voulait qu’après l’entracte il y ait un tableau réaliste. C’était le canal Saint-Martin, le même qui devait me fasciner à un point tel que cinq de mes films évoqueront ce coin de Paris. »
Un peu plus tard, le journaliste Jacques Robert fait parler Marcel Carné à propos des Visiteurs du soir. Il évoque ce fameux château blanc du film et fait le pertinent parallèle avec le livre de Le Corbusier sorti en 1937 : Quand les cathédrales etaient blanches.
Puis c’est l’évocation de sa rencontre avec Jacques Prévert. L’occasion de l’entendre nous dire qu’il s’est toujours considéré comme « un artisan du cinéma… c’était mon métier. » Il ajoute :
« Je ne fais aucune différence entre écrire un film, travailler pour un film, me promener, dire des choses très désagréables à quelqu’un (il regarde la camera.NDLR) que je déteste, il y a peut-être des gens qui me regarde et que je n’aime pas du tout… et beaucoup de choses agréables pour un tas de gens, des inconnus que je connais, quelque part je sais pas où mais j’aime beaucoup… surtout les femmes et les enfants. »
Puis cette séquence se termine étonnamment par une longue scène où Marcel Carné est filmé au balcon du Palace en train de regarder les gens danser.
4 – Le quatrième tableau est consacré à l’amitié.
Marcel Carné est filmé à son bureau en train d’écrire et en voix nous confie que : « on parle mal de l’amitié. Contrairement à l’amour c’est un sentiment pudique qu’on cache souvent au plus profond de soi et qui ne peut s’exprimer qu’en acte… » Et il termine en ajoutant : « Pour l’amitié il n’existe pas de verbe et sans doute est-ce mieux ainsi ».
Puis il est filmé semble-t-il au marché de Saint-Germain-des-Prés et se fait aborder par une admiratrice.
Finalement Roland Lesaffre est filmé en train d’apostropher affectueusement Marcel Carné sur le mode « Marcel tu es un insolent ! oui tu es un terroriste ! tu terrorise tout le monde, tes comédiens, les producteurs… »
5 – Le cinquième tableau s’intitule « Les Orages des festivals ou l’agression »
Toujours en voix off, Jean-Louis Barrault rappelle les échecs que Carné connut lors du Festival de Cannes en 1951 et à Venise en 1965. « Les envieux ne peuvent digérer l’encens qui montent des grands artistes statufié de leur vivant… On ne pardonnera pas à Carné : Le Quai des brumes, Les Visiteurs du soir, Les Enfants du paradis. »
S’ensuit un extrait où Jacques Prévert nous dit que « l’art est aisé, c’est la critique qui est difficile ».
Et Roland Lesaffre se souvient de Marcel Carné après 1965 et de son désarroi : « C’est cet homme là qu’une certaine jeunesse des années 65 tenta de détruire. Moi son confident, je ne l’ai jamais vu se laisser abattre par un échec. Mais cette fois quand même lorsqu’il est rentré à Paris, il a posé sa valise puis s’est tourné vers moi, a eu un petit sourire triste, a hoché la tête et a murmuré : les cons ! Par la suite Carné devait connaître une sorte de traversée du désert. »
6 – Et pour finir le sixième tableau est consacré à la gloire.
Jean-Louis Barrault rappelle qu’il est « rare qu‘un créateur assiste de son vivant à son apothéose. » Et de rappeler que c’est cette même année, en 1979, que les professionnels du cinéma ont reconnu que Les Enfants du paradis était le meilleur film français depuis la naissance du cinéma parlant lors de la cérémonie des Césars. Puis que Carné a été admis à l’Académie des Beaux-Arts et qu’aux États-Unis, c’est à Boston qu’est inauguré le Musée Carné.
Le documentaire se termine par une séquence émouvante où Marcel Carné est sur l’un des plateaux aux fameux Studios de Billancourt où il tourna de nombreux films. On le voit prêt à diriger le Diego des Portes de la nuit, Yves Montand.
L’occasion d’un échange affectueux que l’on vous retranscrit :
Carné s’adressant à Montand :
– Tu as bien compris ?
– J’ai très bien compris que tu es de mauvaise foi Marcel ! répond malicieusement Montand.
– Moi de mauvaise foi ? s’exclame Carné.
– Oui de mauvaise foi.
– Mais ça fait cinquante ans que je suis de mauvaise foi ! répond un Carné joueur.
– Et ça ne fait que commencer, ajoute Montand.
– Ça c’est vrai, répond Carné.
– Je ne crois pas non.
– Bon mauvaise foi ou pas on tourne ! finit Carné. Il retourne s’asseoir et dit « moteur ! »
Voici ce qu’écrivait Marcel Carné à propos de ce documentaire dans l’édition parue en 1989 chez Belfond de son autobiographie : « Ma Vie à belles dents ».
Ce passage est exclusif à cette édition, il a d’ailleurs été supprimé de la dernière édition en date, celle de 1996, aux Editions l’Archipel.
[…] En fait, quelle que soit l’estime que j’ai pour Christian-Jaque, il a une personnalité totalement opposée à la mienne. Lui, c’est le mouvement, le vernis, le panache. Je suis plus calme et plus discret, plus sensible aussi peut-être. Malgré ses efforts pour me comprendre, il a mis à coté de la plaque et fait de moi un auteur misérabiliste alors qu’innombrables sont ceux qui, à propos de mes films, ont plutôt parlé de « réalisme poétique ». C’est ainsi que je me reconnais mal lorsqu’il me montre dans une cour sordide, contemplant avec intérêt une chatte de gouttière cherchant sa pâture dans un tas d’ordure éparses sur le sol crasseux. […]
Mais pourquoi j’accepte tout cela ? Parce que, je l’ai caché, je suis malade et – je le redoute -, assez gravement. J’attends avec une impatience fiévreuse la fin du tournage. Arrive enfin le dernier jour. Je vis dans une sorte de brouillard, je suis « ailleurs ». Pour la dernière séquence du film, on me prend en gros plan maniant une caméra avec dextérité. Or je m’emmêle les deux mains sur les manivelles de l’appareil, le comble pour un film qui s’appelle « L’homme à la caméra » ! Christian m’indique un jeu de scène que je dois avoir avec Yves Montand, qui a gentiment prêté son concours. Je crois à une répétition, l’interromps pour une remarque : c’était une prise réelle !
Les projecteurs s’éteignent enfin. je quitte le studio. personne ne s’est aperçu de mon état physique. Seul mon comportement insolite a suscité un certain étonnement. Le lendemain le médecin appelé d’urgence diagnostique une grande fatigue cardiaque. Ce n’est pas grave mais une hospitalisation s’impose néanmoins : un repos absolu de quinze jours m’est prescrit. […]
p353/354
Article paru dans France Soir daté du 17 juillet 1979
Christian-Jaque filme l’auteur des « Enfants du paradis» pour « La vie à belles dents » par Maurice Fabre
Photos FRANCE-SOIR : Marcel Carné et Christian-Jaque
Marcel Carné comédien : « Ce sont les travaux forcés »…
« S’il vous plaît, ne dites pas que le metteur en scène m’a fait recommencer onze fois ce plan…». Le comédien qui fait cette prière avec un gentil sourire de débutant, comme pour s’excuser, n’a pourtant rien craindre pour la réputation de son talent. Il a déjà fait pas mal de films. Avec quelques chefs-d’oeuvre reconnus du monde entier, qui sont « Les enfants du Paradis » et « Hôtel du Nord », « Le jour se lève » qu’on vient de revoir à la télévision et
« Quai des brumes » qu’on va rediffuser bientôt, « Drôle de drame » et « Les visiteurs du
soir ».
Car ce comédien timide et tendu qui a dirigé les plus grands des plus grands, les Berry et les Simon, les Brasseur et les Jouvet, c’est Marcel Carné.
Et comme une surprise ne vient jamais seule, le réalisateur qui lui dit d’un air sévère, tout en riant sous cape et en le poussant devant la caméra : « Taisez-vous, Monsieur, c’est vous… », c’est Christian-Jaque, l’homme aux plus de 110 films, dont l’éternellement fringant
« Fanfan la Tulipe ».
A deux, ils ont écrit plus qu’une page, un tome entier de l’histoire du cinéma français. S’ils se retrouvent aujourd’hui des deux côtés de la caméra, l’un filmant l’autre, c’est pour les besoins de « La vie à belles dents », un film de Christian-Jaque, racontant Carné et qui aura une triple carrière : il inaugurera le musée Marcel Carné de Boston en octobre, il sortira en même temps en salles, il sera ensuite diffusé la télévision dans une version plus longue et différente.
Des angoisses
– Je ne vais jamais y arriver…, dit Marcel Carné, saisi d’angoisse devant le travelling suivant.
– Mais si… Tu vas très bien y arriver… l’encourage fermement Christian-Jaque, qui veut absolument son travelling.
– On a dit que j’étais un metteur en scène tyrannique, mais je m’aperçois que je ne suis pas le seul ! explose Carné qui rit en se souvenant : « Remarquez, dans « Les visiteurs du soir », j’ai bien fait recommencer à Jules Berry vingt-quatre fois la même scène ! »
Et on repart tandis que Carné commente : « Ce sont les travaux forcés… ».
C’est surtout une bonne partie de plaisir entre deux hommes de cinéma qui se connaissent depuis toujours, qui ont fait chacun leur premier film il y a un demi-siècle, et pour lesquels « La vie à belles dents » est un entracte dans .4.9e » très longue carrière qui continue : Carné va tourner « Les chevaux masqués ». « Une extraordinaire histoire de schizophrènes avec beaucoup d’atmosphère et de tragédie », dit-il et Christian-Jaque, « La malle des Indes ».
« Une fabuleuse aventure qui me fera parcourir une bonne partie du monde, ce que j’adore entre Londres et Bombay ».
Et voici deux articles de Télérama par Jacques Siclier paru à l’époque.
et
Marcel Carné et Christian-Jaque (Télérama)
l’affiche improbable du documentaire « Carné, l’homme à la caméra ».