1937 – Drôle de drame

interview de Pierre Prévert (in Balland 1974)

DRÔLE DE DRAME (1937) Bibliothèque des classiques du cinéma – Éd. Balland 1974

Interview de Pierre Prévert

(Le nom du journaliste est malheureusement inconnu).

Comment s’est passé le tournage de Drôle de drame pour Pierre Prévert ?

Eh bien, je vais peut-être vous étonner, mais en ce qui me concerne ça s’est très mal passé, je ne me suis absolument pas entendu avec Marcel Carné. C’était son premier film important, la première fois qu’il travaillait avec autant de grandes vedettes.
Il était très nerveux, si bien que nos relations qui avaient toujours été très bonnes se sont détériorées. Une espèce d’incompatibilité d’humeur s’est installée entre nous et je suis « resté dans mon coin ». Il faut dire que Carné devait affronter une situation délicate. Pour la première fois, Jouvet et Simon se retrouvaient face à face. Ils étaient fâchés depuis qu’ils avaient travaillé ensemble à la Comédie des Champs-Élysées. Les premiers jours ont été difficiles. Dès leur première rencontre Jouvet a ouvert les hostilités. À Michel Simon qui lui disait : « Votre rôle est admirable », Jouvet a répondu qu’en effet il l’était, mais que les producteurs lui avaient d’abord proposé le rôle de Molyneux-Chapel que Michel Simon incarnait, ce qui d’ailleurs était vrai. Bien entendu ça n’a pas plu à Michel Simon. L’atmosphère était tendue et Marcel Carné, un peu affolé, s’en est pris à ses collaborateurs, c’est-à-dire à moi, à un autre assistant qui s’appelait Walter et à Nadine Vogel. Il a été très dur avec elle. Elle était terrorisée.

Mon rôle dans ce film, que j’aime énormément, je tiens à le dire, a surtout été de créer une ambiance, avec mon vieux copain Lou chargé, lui plus particulièrement, des costumes. Au point de vue technique, Marcel Carné n’avait besoin de conseils de personne, il connaissait admirablement son métier. Il l’a prouvé, surtout avec Les Enfants du paradis qui est pour moi le plus grand film de l’équipe Carné-Prévert. Ma collaboration a donc été extrêmement réduite.

Je me suis beaucoup amusé avec Michel Simon et pas très bien entendu avec Jouvet. C’était un monsieur qui méprisait le cinéma et du reste, il le disait. J’étais plus proche d’esprit de Michel Simon que je considère comme un des comédiens les plus intelligents que j’ai rencontrés.
C’est difficile de diriger des acteurs comme Michel Simon, comme Jouvet. Il faut simplement les laisser faire, parfois les retenir ou les pousser un peu, leur dire avec quelle scène se raccorde ce qu’ils vont tourner, leur expliquer que ça vient après ce qu’ils ont tourné il y a huit jours ou avant ce qu’ils tourneront dans quinze.
Les acteurs répétaient seulement une fois ou deux, pour les éclairages, pour le cameraman et on tournait. En cela, Carné est très différent de Jean Renoir, par exemple. Jean Renoir travaillait le dialogue avec les comédiens, puis réglait la mise en scène sur le plateau. Carné arrivait chaque jour sur le plateau en sachant très précisément ce qu’il allait faire.
Un drôle de petit incident nous est arrivé : en répétant la fameuse scène du repas, Simon et Jouvet avaient dévoré les deux canards à l’orange prévus pour les répétitions et le tournage. Le malheureux accessoiriste était au bord de la dépression. Alors, avec Lou, nous avons arrangé les restes de façon à ce qu’ils soient présentables. Heureusement, Simon et Jouvet avaient tellement mangé qu’ils n’avaient plus très faim pour le tournage.

Je voudrais ajouter ceci : c’est grâce à Drôle de drame que s’est formée l’équipe Gabin, Carné, Prévert. Quand le film est sorti au Colisée, ça a très mal marché. La presse a été vraiment très sévère. Gabin qui était à l’apogée de sa carrière a déclaré: « Ce film me plaît beaucoup, je veux travailler avec ces gens-là. » C’est ainsi qu’il a rencontré Carné et Jacques et qu’ils ont fait ensemble Quai des Brumes et Le jour se lève.

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