DRÔLE DE DRAME (1937) Bibliothèque des classiques du cinéma – Éd. Balland 1974
Interview de Michel Simon
(Le nom du journaliste est malheureusement inconnu).
Il faut vraiment rendre hommage à Carné, Drôle de drame est incontestablement l’œuvre d’un grand metteur en scène. Il a su réunir des acteurs qui ont tous du talent, du génie. Ils sont exactement choisis en fonction du rôle à interpréter et d’ailleurs on ne peut imaginer Drôle de drame avec une interprétation différente. Pourtant, vous savez quelle catastrophe ça a été.
Pour moi, ce n’était pas la première puisque Boudu sauvé des eaux, L’Atalante et La Chienne, films qui figurent dans les cinémathèques et sont parmi les meilleurs du cinéma français, ont été accueillis par des hurlements, par des manifestations. Pour Boudu, la police devait intervenir pour expulser les perturbateurs qui arrachaient les fauteuils et poussaient des hurlements parce que j’attrapais des sardines à l’huile dans une boîte avec les mains. Ce que venait voir le public au Paramount, c’était l’élégance, les femmes dans des robes de grands couturiers et des jeunes premiers pommadés…
L’erreur, c’est la distribution, l’exploitation dont je pâtis depuis que je fais du cinéma, c’est faire la fortune d’imbéciles qui vous pompent le sang, des vampires du cinéma !
Il y a une victime de ces aventures tragiques, dont on ne parle pas, celui qui a financé Drôle de drame. C’était un aviateur, Corniglion-Molinier, un homme intelligent, cultivé. Il aurait pu faire une carrière de producteur merveilleuse. On aurait fait des chefs-d’œuvre avec un tel homme. C’est lui qui a trouvé le roman His First Offence et l’a proposé à Carné. On peut le considérer comme un des auteurs du film. Il a perdu tout ce qu’il avait mis dans le film. La critique a été d’une méchanceté incroyable quand il est sorti. Quinze ans après, elle était excellente.
J’ai interprété des rôles très différents : des voyous, des avocats, des évêques, un curé, etc. L’enfant de chœur, c’est encore à venir, je ne désespère pas. Je ne pense pas que Prévert ait écrit spécialement pour moi le rôle de Molyneux-Chapel.
Je n’ai jamais choisi mes rôles. Ma seule préoccupation était de savoir si le chèque était approvisionné ou non. Bien sûr, j’ai fait Boudu pour mon plaisir personnel puisque j’en étais coproducteur. Ça m’a d’ailleurs ruiné et obligé de faire du théâtre pour payer mes dettes. De même pour L’Atalante ou La Chienne, j’ai essayé d’apporter le plus de moi-même. Mais d’échec en interdiction, j’ai fini par me désintéresser des films que je tournais et j’ai décidé de ne plus prendre aucune initiative, de ne plus me mêler de produire ou de faire de la mise en scène comme pour Jean de la Lune. « Louons nos bras, c’est tout ! »
Voilà comment j’ai fait ma carrière, commencée tout de même sous de favorables auspices, puisque ces films sont maintenant consacrés dans le monde entier. Je me suis toujours également gardé d’intervenir pendant le tournage, même lorsque j’étais victime d’une erreur de distribution. Je savais que l’on allait plus ou moins à un désastre, mais je subissais sans rien dire mon triste sort de comédien disponible, engagé et payé. Je n’ai jamais touché un texte. Je considère que le travail de l’auteur est sacré. Du moment qu’on a choisi de l’interpréter on n’a pas à intervenir.
J’étais très demandé en 1937-1938. Je tournais une douzaine de films dans l’année. Je pouvais me permettre d’avoir des exigences. Je n’acceptais de tourner que lorsque toutes les pages du scénario étaient signées par l’auteur, le réalisateur, le producteur et son agent qui s’engageaient à ne pas déplacer une virgule. Mais avec Carné, il n’y avait rien à craindre. Il n’était pas nécessaire d’improviser.
Prévert assistait au tournage. Il venait en amateur, en spectateur. Ça l’amusait cinq minutes, puis il repartait.