1965 – Trois Chambres à Manhattan

l’article de Cinémonde sur le tournage du film (1965)

 

MANHATTAN EST PRÈS DE PARIS POUR MARCEL CARNÉ.
LA SOLITUDE JETTE L’UN VERS l’AUTRE GIRARDOT ET RONET

Article paru dans Cinémonde n°1600 daté du 06 avril 1965.

Par Gilles DURIEUX. Photos BABYLAS.

Depuis près de trois ans (« Du mouron pour les petits oiseaux ») la silhouette vivace de Marcel Carné ne s’était glissée sur un pla­teau de cinéma. Comment ne pas le déplo­rer ? Un temps, il crut, pourtant, réaliser « La Dame aux camélias ». Le réalisateur de « Drôle de drame » se promettait d’adap­ter l’oeuvre de Dumas fils pour évoquer, d’une manière satirique, le monde du spectacle.

Fort heureusement, aujourd’hui, Mar­cel Carné est de retour derrière la caméra. Nous n’avons pas voulu manquer cet événe­ment. Dès les premiers essais (notre photo), nous étions sur le plateau de Boulogne où Carné avait réuni ses trois interprètes principaux : Annie Girardot, Maurice Ronet et Lesaffre. Le rouge est mis. Carné tourne « Trois chambres à Manhattan ».

 

Une immense découverte représentant une avenue de Manhattan avec ses néons, ses panneaux publicitaires, ses clignotants multico­lores s’éclaire petit à petit. Seul au milieu de ce décor écrasant, un homme. Il contemple son oeuvre. Il lève un doigt en scrutant un ciel en papier peint et une autre lumière s’allume. Un second geste et un « 100 kilos > déclenche, brusquement, une lumière tout aussi aveuglante.

Tel Merlin, Marcel Carné vaticine en at­tendant l’arrivée de ses interprètes. Lorsque ces derniers feront leur appa­rition sur le set où brûlent mille feux ils seront en face d’un homme « habité » qui n’est plus à Boulogne mais à New York, un réalisateur qui n’attend pas des acteurs, des vedettes, mais « ses  personnages ».

 

Cela expli­que peut-être la rudesse avec la­quelle, parfois, l’auteur des « Enfants du Paradis » dirige ses comédiens. Il est avare de paroles; inquiet et violent comme les grands créateurs.
Je suis persuadé que « Trois Chambres » est le meilleur roman de Georges Simenon. Il ne s’agit pas d’en tirer un film qui ne soit pas à la hauteur… (Marcel Carné sourit. Le premier sourire de la journée…) Michel Romanoff, son assistant fait son entrée sur le plateau. Il y a une heure il débarquait à Orly venant en droite ligne de New York. Là-bas, il a repéré les extérieurs du film. Sui­vant les conseils de Carné il ramène des cahiers pleins de croquis.
Il ne faut rien laisser au hasard, m’explique Carné. Nous tournons à New York dès le 15 mai. Dans le roman de Simenon il est question d’un hôtel de Manhattan, hôtel Lotus. Je me suis rendu aux Amériques récemment. J’ai cherché en vain l’hôtel. Il était démoli.

 

– Avez-vous apporté beaucoup de modifications au roman de Simenon ?
Non. Avec Jacques Sigurd nous avons suivi de très près le récit, page après page, scrupuleusement. Nous nous sommes contentés de changer le métier d’un personnage, celui de Ro­land Lesaffre. Dans le roman il s’agit d’un tailleur en chambre, dans le film Lesaffre est devenu pilote de ligne.
– L’univers de Simenon n’est-il pas différent du vôtre ?
Simenon est un peintre d’atmos­phère et je me sens en pays de connaissance dans les lieux qu’il dé­crit. C’est-à-dire un quartier périphé­rique de New York, des chambres d’hôtels, des cafés. Et puis il y a l’histoire. C’est celle de deux Français perdus à Manhattan que la solitude jette dans les bras l’un de l’autre.

 

Michel Romanoff doit faire son rap­port. Marcel Carné s’excuse et sourit pour la seconde fois.
Dans un studio de cinéma fort heureusement on ne demeure jamais seul. Rien de comparable avec les rues de New York. Lesaffre est déjà fin prêt. Il tremble à l’idée de faire attendre une seule seconde son met­teur en scène.
La veille, j’avais assisté au tourna­ge : une longue séquence d’ivresse entre les trois interprètes principaux. Marcel Carné avait dirigé Lesaffre avec une fermeté incroyable. Pourtant Le­saffre était dans la note. Avec son regard de chien battu, son sourire où flotte éternellement une imperceptible tristesse, il s’était identifié à son per­sonnage, Pierre-le-Pilote.
Il est dur, Marcel, nous explique Lesaffre. Cela fait une semaine qu’il a mangé du lion… certains soirs, j’en ai gros sur le coeur… Jamais un com­pliment. Cela ne date pas d’aujour­d’hui car j’ai tourné sous sa direction six films… il est comme ça. Un jour, c’était au Festival de Venise. Je rece­vais un prix d’interprétation pouf « Thérèse Raquin ». Marcel fut le pre­mier à me féliciter… « Tu le méritais, ce prix », me dit-il… Mais un quart d’heure plus tard, il ajoutait : « Tu sais, je t’ai dit ça, car je croyais que tu allais fondre en larmes… »
Lesaffre ne tient nullement rigueur à l’homme qui le découvrit et lui offrit tant de rôles merveilleux.
Je ne peux lui en vouloir… Je l’adore… N’écrivez surtout pas qu’il est parfois tyrannique… Je sais qu’il s’im­pose lui-même pendant tout le tour­nage une discipline terrible…

 

Maurice Ronet et Annie Girardot, quant à eux, ne se plaignent nulle­ment d’être menés à la baguette. Tout comme Lesaffre, ils estiment que seul le résultat compte dans une telle en­treprise. Et l’on parle déjà de chef-d’oeuvre.

Dans le rôle d’un comédien raté Maurice Ronet fait étalage de son im­mense talent. Au cours d’une séquen­ce muette la caméra de Marcel Carné saisit le visage du héros de « Feu fol­let ». En un quart de seconde Ronet s’empare de l’âme de son personnage et sur son visage se lit toute la dé­tresse d’un homme.

 

Annie Girardot (une jeune divorcée qui cherche dans l’al­cool la consolation à de nombreux dé­boires) entre, à son tour, dans le champ. Echanges de regards, frôle­ments de mains et Annie lance d’une voix désabusée : « On est toujours seule dans la vie… j’en ai marre de la vie… »

Roland Lesaffre écoute. La caméra s’approche de lui. Il est ivre, merveil­leusement ivre. Pourtant son verre n’est rempli que d’un liquide teinté imitant le whisky… L’atmosphère est tragique, révoltante.

 

Le jour se lève sans Jean Gabin mais avec trois co­médiens de poids qui aiment leur mé­tier. Marcel Carné peut gronder. La séquence est dans la boîte, une sé­quence parfaite.

 

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