1958 – Les Tricheurs

« Je n’ai rien inventé » entretien avec Marcel Carné (L’Express – 1958)

 

Marcel Carné : « Je n’ai rien inventé »

Entretien avec Françoise Giroud paru dans le numéro 383 de L’EXPRESS daté du 16 octobre 1958.

Cet entretien est paru à l’occasion d’un supplément de onze pages intitulé : Qui sont les Tricheurs ?

En effet à sa sortie, le film a vite dépassé son sujet stricto sensu pour mettre à jour le malaise d’une certaine jeunesse ce qui engendra une grande polémique tout en assurant à Marcel Carné le plus grand succès de sa carrière après-guerre.

Il nous a paru important de mettre en ligne la totalité de ce numéro exceptionnel de L’EXPRESS afin de mieux comprendre l’impact du film à sa sortie.

Un sincère remerciement à Régina CHOCRON et à L’EXPRESS pour nous avoir autorisé à reproduire ce numéro.

Ainsi qu’au photographe Yves Machatschek qui nous a permis de reproduire ses clichés illustrant ce numéro spécial.

Yves Machatschek a récemment fait don de ses archives au Musée de la Photographie (cf cette page).
Vous pouvez lire sa biographie sur le site Via-Galerie ainsi que voir une sélection de ses photographies sur cette page.

Tous droits réservés (c)

 

Avec Les Tricheurs, Marcel Carné, 49 ans, a réalisé le treizième film de sa carrière, une carrière riche en oeuvres importantes.

Assistant de Jacques Feyder (La Kermesse héroïque) , ce fils obstiné d’un artisan ébéniste a fait, avant guerre, avec Jenny, des débuts qui révélaient déjà un métier solide. Depuis, son oeuvre a comporté un minimum d’erreurs ou de demi-réussites. Encore celles-ci (Thérèse Raquin, Juliette ou la Clé des Songes, L’Air de Paris) ont-elles toujours été ambitieuses dans le meilleur sens du terme.
De sa collaboration avec Jacques Prévert sont nés quelques-uns des chefs-d’oeuvre du cinéma français.

Humour avec Drôle de drame, poésie dramatique avec Quai des brumes, Le Jour se lève, Les Visiteurs du soir, Les Enfants du Paradis, Les Portes de la Nuit. (Pour Hôtel du Nord, il a exceptionnellement collaboré avec Henri Jeanson.)
Depuis la sortie des Tricheurs, il reçoit chaque jour de jeunes specta­teurs, un courrier d’une abondance telle qu’aucun réalisateur n’en a jamais reçu. La répercussion de son film est donc déjà immense. Comment et pour­quoi l’a-t-il fait ? C’est ce qu’il raconte ici à nos lecteurs.

L’Express. — Qu’est-ce qui vous a incité à faire ce film ?
MARCEL CARNÉ. — Pour vous le dire, il me faudrait parler un peu de ma vie privée… Je suis célibataire, très bohème, et je fréquente Saint-Germain-des-Prés depuis au moins une vingtaine d’années, avec Jacques Prévert. Je crois connaître le milieu dont je parle, pour en avoir suivi l’évolution. J’ai pensé qu’il y avait là un film à faire, un sujet qui n’avait pas été traité. J’ai eu l’occasion de connaître, là, certains indi­vidus. Les principaux personnages du film exis­tent, je les connais.
L’Express. — Aujourd’hui ?
MARCEL CARNE. — Oui. Ce film, j’ai mis deux ans pour le réaliser. Je l’avais commencé pour une première société. En possession du synopsis, ladite société a été épouvantée, elle a jugé le film scabreux et nous ne sommes pas allés plus loin. J’ai alors proposé le sujet à Robert Dorfman, qui voulait faire un film avec moi. Il s’agissait d’une film très risqué, cher avec des jeunes ! (1).
L’Express. — Pourquoi « cher avec des jeunes » ?
MARCEL CARNÉ. — La tradition veut que les films à vedettes rapportent de l’argent et que les autres n’en rapportent pas. Ce n’est que l’année dernière, en juillet, que nous avons pu vraiment nous lancer.

(c) photographie : Yves Machatschek/L’Express

« Ni plus ni moins : la mort »

L’Express. Les personnages, avez-vous dit, existent.
MARCEL CARNÉ. — Oui, Mic et son frère sont maintenant, dans la vie, un peu plus âgés que dans le film. Le garçon, appelé par le S.T.O. pendant la guerre, a pris le maquis ; il n’a pas fait d’études. Situation paradoxale : dans cette famille, la soeur cadette a fait ses études ; l’aîné est en quelque manière un petit ouvrier.
Alain, lui, se promène, possédant en tout et pour tout une brosse à dents (il faut de l’hygiène quand même !) et un petit cartable, lié par un ruban, qui contient des disques. Il n’a pas de domicile fixe, couche chez l’un ou chez l’autre, mange quand il peut.
L’Express. Son âge ?
MARCEL CARNÉ. — 21 ou 22 ans. Bien entendu, il dit pis que pendre de sa famille.
Le personnage de Mic est également représenté par une fille que nous connaissons. Elle vit actuellement dans une chambre sordide, parce qu’elle ne veut pas habiter chez sa mère.
L’Express. — Quel âge a-t-elle ?
MARCEL CARNÉ. — Elle a bien 23 ans. C’est une grande et jolie fille. Elle mène cette vie et caresse vaguement le projet de faire du cinéma…
L’Express. — Vous n’avez pas voulu l’en­gager ?
MARCEL CARNÉ. — Non. Elle faisait trop vieux pour le film.
La grande difficulté, évidemment, était de ren­dre tous ces gens sympathiques.
Notez que je me suis inspiré de nombreuses phrases entendues dans ce milieu : « On vole bas… », « Tu faisais sous-marin » (c’est de leur dialogue), et de beaucoup d’éléments qui ne sont que de la décalcomanie. J’en possédais des pages entières !
Quatre ou cinq jeunes ont recueilli pour moi une précieuse documentation. Par exemple, l’his­toire extraordinaire des ascenseurs. Quand il y a « surboum » dans une maison où se trou­vent deux ascenseurs, deux garçons montent sur le toit des ascenseurs… On fait partir en même temps les deux ascenseurs… et il s’agit de se jeter à plat ventre le dernier à l’arrivée au plafonds. Autrement dit, on risque, ni plus ni moins, le mort ! Nous y avons renoncé parce que cela rappelait trop la scène des voitures dans « La Fureur de vivre », de James Dean. Et nous l’avons remplacée par l’histoire d’un petit chat en perdi­tion sur un toit. Deux garçons risquent leur vie pour aller le chercher. Et l’un d’eux dit, à la fin : « J’ai horreur des chats. »
L’Express. — Vous connaissez les principaux types du film : le jeune homme, la jeune fille. Les personnages que vous avez traduits sont-ils, de plus, représentatifs de leurs milieux, ou faut-il les considérer comme des individus isolés ?
MARCEL CARNE. — Il suffit de passer trois heures au café Bonaparte, par exemple, pour rencontrer des tas d’individus comme ceux que j’ai montrés dans le film, à quelques variantes près.
Ces garçons et ces filles ne font absolument rien ou vivent chez papa et maman. Ils font un peu de figuration, quelquefois, ou se livrent à quelque petit trafic. C’est tout. On discute, on écoute la musique : c’est ce que j’ai tenté de faire ressortir.

L’Express. — Qu’avez-vous voulu dire, à travers votre film ? Qu’est-ce qui vous a séduit dans un tel sujet ?
MARCEL CARNÉ. — Il faut que je sois tenté par des personnages, une atmosphère, une histoire, pour entreprendre un film qui m’intéresse. J’avoue que l’histoire vient souvent en dernier lieu. Dans un film, le détail compte plus que l’armature dramatique. C’est mon point de vue.
Là, j’ai été séduit par l’atmosphère, le milieu, les personnages. Et puis, j’ai eu l’idée de ce thème : un couple que rien ne séparerait, ni les raisons sociales, ni des raisons de famille, rien!… et qui se créerait ses propres tabous, autrement dit qui ferait son propre malheur, comme dans le film.
Il y a eu, évidemment, plusieurs versions. Nous en avons abandonné une première, dans laquelle Bob, le garçon, se suicidait. Dans la seconde, il faisait un mariage de raison et épousait Clo parce qu’il pouvait, avec elle, parler de Mic. Tout cela était un peu trop romantique.
Alors que je faisais appel aux jeunes, le plus gros écueil à éviter était de me tromper dans le choix des acteurs principaux, hommes ou femmes. J’ai un peu prospecté, j’ai vu des films inédits, j’ai procédé par éliminatoires, comme on le fait toujours. Finalement, pour chacun des rôles, il restait quatre ou cinq postulants. Mais, chose singulière : parmi les milliers de garçons et de filles qui ont défilé dans mon bureau car j’en ai bien vu des milliers ! mon choix s’est fixé dès le début. Quand j’ai vu Terzieff à la télévision, Charrier dans « Le Journal d’Anne Frank » et Pascale Petit dans « Une Vie », j’ai su qu’ils seraient mes héros.

« Tous des croulants »

L’Express. — Tout le monde relèvera une phrase de votre film, celle que prononce Roland : « Nous sommes dans un univers qui se débine… ces jeunes ont cinquante ans de pagaille derrière eux… sans doute autant devant. » Elle semble donner la clé de ce quf vous avez voulu dire. Est-ce exact ?
MARCEL CARNÉ. — Pour juger équitablement de l’esprit de ce film… il faut considérer que le scénario a été écrit bien avant le 13 mai (2)… Je ne veux pas dire que tout a changé — ne me faites surtout pas dire ce que je ne me propose
pas de dire ! — mais le pessimisme général était plus grand alors. Je ne veux pas faire de poli­tique, on a déjà trop tendance à cela ; mais il faut bien voir qu’à tort ou à raison, une majo­rité (je ne dis pas l’unanimité) croit en un avenir meilleur dans l’immédiat. En fait, seul l’avenir le dira.

L’Express. — Vous considérez que les condi­tions de notre temps sont à l’origine de la manière de vivre de cette jeunesse ?
MARCEL CARNÉ. — Indéniablement. Vous l’avez d’ailleurs fort bien remarqué au cours de votre enquête sur « La Nouvelle Vague » : ce qui frappe, avant tout, dans cette jeunesse, c’est son apolitisme. Avant la guerre, autant que je m’en souvienne, les étudiants faisaient beaucoup plus de politique. Les étudiants d’Action française, les étudiants communistes, ,les étudiants socia­listes. C’est très net, ils en font beaucoup moins. Nous avons essayé de l’indiquer dans le film.
Les jeunes, maintenant, ne se soucient pas de politique ; pour eux, tous les hommes politiques sont des « croulants », y compris M. Kroutchev ! D’après, ce que j’ai constaté, ils vivent dans la quasi-certitude d’une guerre atomique par laquelle, tôt ou tard, l’humanité est appelée à disparaître. Pas un instant ils ne considèrent qu’un « modus-vivendi » général pourra tout arranger : donc, pourquoi s’en faire !
Les jeunes ne mettent leur confiance en aucun homme politique, et, sur ce point, tous les gar­çons et filles que j’ai pu entendre m’ont répondu assez sincèrement, je crois.

L’Express. — Vous dites : que vous avez pu entendre… Auriez-vous fait une enquête parti­culière auprès de la jeunesse, à l’occasion de ce film ?
MARCEL CARNE. — Oui.
L’Express. — Comment ?
MARCEL CARNÉ. — Bien introduit à Saint-Ger­main-des-Prés, j’y connais énormément de gens ; j’ai rencontré beaucoup de jeunes dans les cafés, les « surboums », chez des amis. Je me documen­tais sans même dire que je faisais un film.
Encore une fois : je n’entends pas généraliser, même dans ce milieu où j’ai pu rencontrer des êtres d’exception. Peut-être mon film ne reflète-t-il pas la pensée de tous, mais je ne crois pas avoir trahi celle de ceux que j’ai pu contacter.
Le premier accueil réservé à mon film est évidemment singulier. Très singulier ? Non à vrai dire : les « au-dessus de 50 ans » sont outrés.
L’Express. — Outrés ?
MARCEL CARNE. — Je ne sais si je peux le dire : on a demandé son opinion à M. Remangé
L’Express. — Qui est-ce ?
MARCEL CARNE. — …le directeur général de « Pathé ». Il a répondu : « Ne me parlez pas de ce film ; c’est une honte qu’un tel film passe dans mon établissement. » Mais il n’est pas impos­sible que des parents outrés découvrent un jour avec stupeur qu’ils ont prêté leur appartement pour organiser une petite sauterie, et que… « cela » s’est passé dans leur appartement, pen­dant qu’ils n’étaient pas là. Ce n’est pas impos­sible !
L’Express. — La réaction des autres, alors ?
MARCEL CARNE. — Mes plus fidèles « suppor­ters », si je peux dire, sont les « entre seize et vingt ans ».
L’Express. — Vraiment ?
MARCEL CARNE. — Certains m’ont fait part de leurs réflexions, ce qui m’a fait plaisir. Ils atten­daient le film, je n’irai pas jusqu’à dire avec sympathie, mais en se demandant ce que ce « croulant » avait bien pu faire d’eux, et c’est bien ce dont j’ai pu me rendre compte quand j’ai tourné : je les voyais quelque peu séduits par le travail, conscients de notre effort. Pour­tant leur œil sceptique traduisait : « Qui est-ce que ce petit chauve qui a eu l’idée de faire un film sur nous ? » Mais le soir de la « première », j’étais vraiment bien vu : ils m’ont porté, je n’ose pas dire, en triomphe…

(c) photographie :  Yves Machatschek /L’Express

« Un monde qui se débine »

L’Express. — Qui étaient-ils, ces jeunes qui se trouvaient à la « première » ?
MARCEL CARNE. — Ils étaient 100 ou 150. Nous avions donné des cartes à certains qui avaient tourné dans le film : « Distribuez-les à vos copains », leur avions-nous dit.
La réaction de ces jeunes a été celle-ci : « Comment vous nous avez « chipés » comme ça ? Vraiment, on se croyait sur place ! »
L’Express. — Ailleurs, quels reproches avez-vous entendus ?
MARCEL CARNÉ.    Au-dessous de 20 ans, on estime qu’il s’agit de « surboums » d’enfants de choeur. Mais nous ne pouvions pas aller plus loin… Il faut déjà s’attendre aux protestations des ligues des associations de pères de famille… En province, il faudra sans doute que, par un avis préliminaire, je mentionne qu’il ne s’agit pas de toute la jeunesse, car, mon Dieu, il y a la jeu­nesse travailleuse et la jeunesse qui se bat !
L’Express. — Ce sera un avis prudent ou sincère ?
MARCEL CARNÉ. — Sincère. Cette jeunesse ne représente pas un pourcentage très élevé. En province, il y en a du même genre, mais le pour­centage est encore plus faible.

L’Express. — Croyez-vous qu’à part ce petit secteur, la jeunesse — celle qui travaille ou celle qui se bat — soit assez bien intégrée dans la société, assez satisfaite ?
MARCEL CARNE. — Ce n’est pas le thème du film et il me serait difficile de vous répondre, car j’y ai moins songé. Les jeunes, il faut bien le dire, font preuve d’une indifférence totale pour la collectivité, pour la société. Si l’on tente de dégager leur pensée en profondeur, voici tout ce que l’on trouve : « Débrouillons-nous, le reste « on s’en f… » ! On a pu le constater il n’y a pas si longtemps : le scooter, le dancing, le plaisir, la « télé », c’est ce qui passe avant tout !

L’Express. — Pourquoi avez-vous appelé le film « Les Tricheurs » ?
MARCEL CARNE. — Parce que ces jeunes tri­chent avec leurs sentiments, avec la vie, avec tout.
L’Express. — Le titre est ce qu’il y a de moins net dans le film. Ils trichent… vis-à-vis de quoi ? D’eux-mêmes ?
MARCEL CARNÉ. — Oui, et de leurs sentiments surtout.
L’Express. — Ce qui se dégage de ce film, c’est la culpabilité non pas des jeunes, mais de plusieurs générations de la société, « du monde qui se débine »…
MARCEL CARNÉ. — De vous à moi, c’est un peu mon avis. Les jeunes craignaient beaucoup que mon film soit dirigé contre eux, d’autant plus que le titre était évocateur : « Les Tricheurs ».

L’Express. — Oui, il dénature un peu l’oeuvre. L’impression profonde que l’on a, sortant de là, c’est plutôt que le monde entier triche.
MARCEL CARNE. — En tout cas, mon inten­tion n’était pas de faire un film qui accuse (je ne dis pas non plus : qui excuse !).
L’Express. — Cela ressort du film ; il expli­que, il n’accuse pas.
MARCEL CARNÉ. — J’ai été aux prises avec ces jeunes pendant trois mois ; ce n’était pas très commode de diriger ces garçons et ces filles.
L’Express. — Pourquoi ?
MARCEL CARNE. — Ils n’ont pas beaucoup l’habitude du cinéma en général et du travail en particulier (ou le contraire !). Pour les réunir sur le plateau, pour leur demander de faire ceci ou cela; ce n’était pas toujours facile.
Ils étaient plus souvent assis sur le sol du studio que debout à travailler. Dès que les prises de vues étaient terminées, ils sortaient, ou se répan­daient dans les loges et il se passait ce que vous devinez, ou ils jouaient à la passe anglaise. Pour les récupérer, cinq ou six assistants devaient les ramener sur le plateau ; il fallait les remettre dans le bain.
Cela dit, ils étaient très gentils. Contrairement aux figurants professionnels, ils sont vraiment passionnés. Lorsqu’on les avait en main, après bien du mal, et que l’on disait : « On tourne ! », ils étaient très bien. Je dois ajouter qu’ils ont eu beaucoup de peine quand le film s’est terminé. Évidemment… il y avait aussi une petite ques­tion matérielle…
C’était devenu presque une habitude. Ils arri­vaient le matin, repartaient le soir, après avoir touché leur argent. Ils étaient véritablement tout à fait gentils, à part deux ou trois individus un peu moins respectables (nous avons eu à déplorer quelques vols dans les loges).
L’Express. — Vous n’avez pas encore eu les réactions de l’étranger, bien entendu ? Car le problème n’est pas français.
MARCEL CARNÉ. — La censure italienne, jus­qu’ici, interdit le film. Il n’est pas impossible que la Metro Goldwyn Mayer l’achète pour l’Amérique : ils sont très emballés.

«  Le socialisme qui fait rire »

L’Express. — C’est un problème, sinon mon­dial, au moins occidental…
MARCEL CARNE. — Le grand problème, c’est qu’on n’arrive pas à enthousiasmer les jeunes pour quelque chose, pour une idée. Au fond, c’est le manque d’idéal. On va dire que je parle poli­tique… Selon moi, le monde « qui se débine », c’est notre monde où toutes les valeurs craquent, où il n’y a rien, où l’on ne peut plus se raccro­cher à quoi que ce soit.
Le soir de la « première », la phrase qui contient un petit jeu de mots (« A vingt ans, j’étais socialiste ») a fait rire tout le monde.
L’Express. — Pourquoi avez-vous choisi pré­cisément un jeune ouvrier — le mécanicien frère de Mic — pour incarner la jeunesse travailleuse qui fait contrepoint avec l’autre ?
MARCEL CARNE. — Ce n’est pas dans le but d’exprimer une conviction personnelle, à savoir que la classe ouvrière serait irréprochable et que les fils de bourgeois seraient de petits dévoyés. Il s’agit simplement d’une situation que j’ai connue, qui existe.
Mais ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on me cher­che des procès d’intention. Dans « Les Portes de la nuit », sous prétexte que j’avais montré un cheminot résistant et un industriel collaborateur, il y a eu des batailles au Marignan : j’aurais voulu, paraît-il, montrer tous les ouvriers comme des résistants, et tous les bourgeois comme des collaborateurs. Pour finir, le directeur du Mari­gnan a reçu une paire de gifles d’une spectatrice indignée.
Ces sous-entendus n’étaient pas de mes inten­tions.
L’Express. — Une réplique du mécanicien est bonne. Lorsqu’un médecin lui dit : « Ils n’ont pas tous, de tels problèmes… Moi j’ai un fils. Il fait ses études sans histoires, il est heureux… », le mécanicien répond : « Les uns sont forts, les autres sont faibles… »
MARCEL CARNE. — Cette scène devait se pour­suivre. Le chirurgien expliquait que son fils a lui se battait en Algérie, qu’il venait d’être décoré. Puis, apercevant la boutonnière de Lesaffre (le mécanicien) :
« — Mais je vois que vous-même…
— Non, excusez-moi, c’était en Indochine ! », répondait Lesaffre.
Mais le film était trop long et nous avons dû couper.
L’Express. — Selon vous, les parents souhai­teront-ils empêcher leurs enfants de voir votre film ?
MARCEL CARNÉ. — Fresnay, le représentant des producteurs, a déclaré que jamais il n’autoriserait ses enfants à aller le voir. Ils se passeront de sa permission s’ils veulent y aller. C’est la poli­tique de l’autruche.
Le film n’est d’ailleurs pas interdit aux moins de 16 ans. La Commission de censure en a décidé par 10 voix contre 9 et 1 bulletin blanc. Tous les professionnels : contre l’interdiction. Tous les représentants des ministères, à l’exception d’un seul : pour.
(Copyright L’Express ; « Mondial Press ».)

(1) « Les Tricheurs » a coûté 280 millions. A taro de comparaison, « En cas de malheur » en a coûté 331.

(2) Le 13 mai 1958 est la date à laquelle a eu lieu la tentative de Putsch à Alger et la formation d’un comité de salut public emmené par le Général Massu. (cf la page consacrée à cet événement sur le site de l’Académie de Reims).

 

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