A la recherche des Tricheurs
Enquête de Jean Cau paru dans le numéro 383 de L’EXPRESS daté du 16 octobre 1958.
Cet entretien est paru à l’occasion d’un supplément de onze pages intitulé : Qui sont les Tricheurs ?
En effet à sa sortie, le film a vite dépassé son sujet stricto sensu pour mettre à jour le malaise d’une certaine jeunesse ce qui engendra une grande polémique tout en assurant à Marcel Carné le plus grand succès de sa carrière après-guerre.
Il nous a paru important de mettre en ligne la totalité de ce numéro exceptionnel de L’EXPRESS afin de mieux comprendre l’impact du film à sa sortie.
Un sincère remerciement à Régina CHOCRON et à L’EXPRESS pour nous avoir autorisé à reproduire ce numéro.
Tous droits réservés (c) L’EXPRESS
Samedi soir dans les bals et les cafés où les jeunes se réunissent, Jean Cau (32 ans) a cherché et trouvé les héros du film de Marcel Carné parmi beaucoup d’autres.
SAMEDI SOIR, 22 H. 30.
Les salons du premier étage de la Mairie de Colombes sont illuminés. Un calicot annonce :
« Grande Nuit du Jazz ». Un coup d’oeil sur l’orchestre : tous les musiciens du Club Saint-Germain-des-Prés sont là qui déchaînent ce vacarme organisé, appelé « jazz » et auquel, par une allergie qui me suivra dans la tombe, je n’entends goutte.
Moustache, le chef d’orchestre, roule vers moi ses cent vingt kilos.
– Oui, m’explique-t-il, du jazz à Colombes ! Du vrai jazz ! Tiens, y a seulement cinq ans, c’était impensable ! Colombes, c’était comme qui dirait « Le Temple de l’Accordéon » ! Mais ça commence, ça commence bien… Regardez-moi ça !…
Moustache contemple les couples avec la satisfaction d’un père missionnaire qui, dans une église de fortune, admirerait des Jivaros chantant psaumes et cantiques au coeur de la jungle.
— Pas à dire, le tango en prend un coup… conclut-il. Des petits gars des usines Berliet qui commencent à « mordre » au jazz…
Mesurant l’étendue de la conversion, il hoche la tête. La dernière mesure de l’orchestre projette en face de moi un blondinet aux yeux bleus plissés et au pantalon étroit.
— Vous faites des photos pour un journal ?
— Oui. On va prendre un verre ?
Il entraîne une fillette de dix-sept ans : « Viens, on va discuter. »
Lorsque nous nous dirigions vers le bar, le blondinet m’a dit être « étudiant aux Beaux-Arts »
— Alors, tu es étudiant ?
— Non, j’ai menti. Je suis « dans les voitures ».
LE MOT « OUVRIER »
Phénomène banal : tous les jeunes gens que je rencontrerai ce soir au cours de mon enquête seront « dans les voitures », travailleront « dans des ateliers », seront « employés »… Tous ennobliront leur profession et la qualifieront en termes compliqués comme s’ils étaient chez un graveur de cartes de visite. Le chef-d’oeuvre sera atteint par un apprenti de Simca qui me dira être : «attaché à l’industrie automobile ».
Le mot ouvrier n’arrive pas à passer leurs lèvres. Quant aux filles, elles sont toutes « vendeuses » ou « secrétaires », même si leurs mains trahissent l’exercice d’une profession plus humblement manuelle. Il y a là comme une honte secrète, comme une volonté avec les moyens du bord, c’est-à-dire par le langage et le mensonge — de s’évader de sa classe.
Le blondinet est un homme et le prouve en vidant sec le verre que je lui ai offert alors que la jeune fille y mouille ses lèvres avec des précautions de chat.
— Oui, en mai, je pars au service militaire. En Algérie, sans doute.
— Ça t’embête ?
— Même si ça m’embêtait, ça serait le même prix, alors…
Je leur demande s’ils « s’amusent », s’ils font des surprise-parties, s’ils vivent chez leurs parents et si ceux-ci font peser sur eux « une contrainte ».
— Moi, ils sont « compréhensifs »… dit la fillette.
Le blondinet coupe :
— Moi, je vais vous dire : les parents, faut bien t’avouer, on en a besoin et on s’en aperçoit. Ensuite, forcément que les jeunes on fait les malins. Mais à seize ans, on se rend compte qu’à quatorze ans on était un peu con ; à dix-huit, on se dit qu’à seize on était toujours con, à vingt, etc. Vous comprenez ? Ça rend prudent.
— Vous aimez le jazz ? Y a du monde, hein ?
— Ça marche.. Mais si c’était du tango et du slow vous auriez quatre fois plus de monde.
Le jazz (le vrai) trace une ligne de démarcation. Celui qui l’aime s’évade.
On se quitte. J’invite à danser une grosse petite blonde aux joues, aux dents, aux yeux épanouis du bonheur d’exister. Elle déplore la mort des bals de banlieue :
— Rien à Levallois, rien à Puteaux, rien à Colombes… C’est fini, quand on veut danser, on est obligé de « descendre » à Paris. On va à Mimi-Pinson, au sous-sol de l’Olympia. Les orchestres sont bons, mais je n’y vais pas souvent. Le métro, quand on le rate, c’est pas drôle…
Elle travaille. Elle est « dans un service de manutention ». Solide comme un roc, avec des idées bien arrêtées, et qui aident à vivre. Je raccompagne à sa table cette gerbe de santé.
(c) photographie : Boismontier/L’Express
LE BAL DE LA MARINE
23 h. — Quai de Grenelle. « Le Bal de la Marine ».
Entrée : 320 francs, 270 francs pour les militaires en tenue. La salle qui a été « modernisée » est pleine à craquer. Des gauchos aux manches ruisselantes de volants, sur une estrade à peine surélevée, déversent dans plusieurs centaines de paires d’oreilles des regrets de pampas, de palmiers et de nuits « tropicales ».
A la porte du bal, sur la petite place ouverte sur le quai, peu ou pas de scooters c’est la jeune foule des métros de l’aube et du soir qui dévale les escaliers et parfois saute les portillons.
Les gars sont propres, en costume « des dimanches », brillantinés et coiffés avec amour. Ils arborent des chemises blanches au col haut monté, des souliers de cuir noir ou de daim passé. Au poignet, des montres énormes, dorées, au cadran compliqué, symbolisent des richesses rêvées.
Les filles sont vêtues de couleurs. Elles mâchent volontiers du chewing-gum et, dégagées du corsage ou sur le « décolleté », des petites croix d’or pendent à de fines chaînettes. Elles bavardent entre elles (« Ah ! non, je n’y suis pas allée. Je lui ai dit : « Vous auriez pu m’écrire, je vous avais donné mon adresse ». Alors il m’a répondu qu’il l’avait perdue. Alors, je lui ai dit qu’il l’avait notée. Alors; il m’a dit « non » et moi je lui ai dit « Montrez-moi votre carnet ». Parce que moi, je l’avais vu qu’il la notait sur son carnet. Il a dit « non » et moi des menteurs pareils j’en ai rien a faire. Alors, etc… »). Elles rient en portant la main devant la bouche. Lorsque l’orchestre attaqué un paso-doble ou une valse, elles dansent souvent entre elles (« Non, merci monsieur, pour le paso-doble, je ne « m’entends » qu’avec mon amie »).
« ON VEUT RIGOLER »
Trois garçons m’abordent :
— C’est pour un journal ? Vous faites un truc sur le bal ?
— Oui.
ils sont de Montrouge et « mécaniciens ». Ils ont l’intention de « draguer » toute la nuit en attendant le premier métro et comme je leur demande s’ils espèrent que des filles les aideront à meubler cette attente, ils rient et se regardent sans trouver immédiatement de réponse.
— On sait jamais… Ce qu’on veut surtout, c’est rigoler, quoi.
Soudain puritains, sur leurs gardes, ils sont durs à forcer et se méfient des mots. Je les pousse. Le plus chevelu répond :
— Vous savez, quand on a ni scooter ni bagnole… Des fois, on descend au bord du quai, là, à côté. Et puis, vous savez, les filles elles se défendent.
Il suffit de les regarder pour comprendre elles travaillent, dures à la peine. Elles ont des regards avertis qui pèsent la vie et les garçons au poids du « sérieux » qu’elles leur souhaitent et du « travail » qui est aussi leur réalité à elles. Elles font déjà terriblement petites Françaises dégourdies dont le sentimentalisme et les élans sont soigneusement remis en place par un réalisme toujours en alerte.
« COMME D’HABITUDE »
Je demande aux trois garçons :
— Vous avez fait le service militaire ?
— Pas encore.
La politique ? La guerre ? L’un me répond qu’il joue au volley-ball ; l’autre qu’il n’y comprend rien ; le troisième me rappelle qu’il avait cinq ans en 1945 et me demande si c’est vrai que
« de Gaulle a fait quand même du bon boulot à l’époque ». L’orchestre attaque : « Bleu comme le ciel bleu ». Les couples noircissent la piste en un rien de temps.
Et, demain, à l’usine ou à l’atelier :
— Qu’est-ce que t’as fait hier soir ?
— J’étais au «Bal de la Marine ».
Et demain, le travail.
23 h. 30. — Un bar de la rue des Canettes.
Tassés dans le fond et la semi-pénombre, une douzaine d’adolescents dont deux filles tout droit sortis du film : « Les Tricheurs » (je me frotte les yeux, tant au premier choc la réalité dépasse la fiction) jouent — c’est trop beau pour être vrai ; or, c’est vrai — au « jeu de la
vérité » comme dans le film de Carné.
Des grenadines tiédissent dans les verres. Tout à l’heure, le patron « aura un geste » et leur offrira une bouteille de vin blanc. Chevelus, hirsutes, ils portent des pull-overs et honnissent la cravate. Pas de croix au cou des filles. Pas de montre gri-gri au poignet des garçons. Ils forment « une bande ». Un blond, au profil aigu, encore plus blond d’être moulé dans un pull-over bleu ciel d’où s’échappe un cou grêle, interroge l’une des filles. Il est le chef, je crois.
— Avec combien de gars as-tu couché ?
— Un.
— Tu l’aimais ?
— Non.
— Alors, pourquoi y es-tu allée ?
— Parce que j’avais pas un rond, que je savais pas où coucher. C’était un flic.
— Tu as fait ça pour de l’argent ?
— Non, mais il m’a donné six cents francs le lendemain matin.
— L’amour, c’est cérébral ou physique ?
La fille essaie d’ergoter. L’inquisiteur la rappelle à l’ordre et lui demande de trancher. La fille bafouille. C’est au tour d’une Anne-Marie.
— Est-ce que tu crois que Gérard t’aime ?
(Là présent, Gérard se pétrifie d’impassibilité.)
— Ben…
— Oui ou non ? Non.
— Et toi, l’aimes-tu ?
— Ben…
— Oui ou non ?
— Non.
— Est-ce que quand tu quitteras Gérard tu iras avec Jean-Paul ?
(Jean-Paul lève le nez et cesse de contempler ses ongles.)
— J’attendrai un peu, je crois, pas tout de suite.
— Est-ce que tu crois à l’amour
— Heu, c’est-à-dire…
— Oui ou non ?
— Oui.
Personne ne rit. Personne ne manifeste, à chaque réponse, le moindre mouvement d’approbation ou de désapprobation : c’est la règle du jeu, cette gravité. A un autre :
— Est-ce que tu es « pédé » ?
— Non.
— As-tu couché avec Bernard ?
— Non.
— Est-ce qu’il t’a fait des propositions ?
— Ben…
— Qu’entends-tu par là ?
Un brun au collier de barbe maigre, l’air fiévreux et les traits tiraillés propose d’inverser le jeu et d’interroger les autres sur soi.
— D’accord ? Je commence et je vous interroge tous. Bon, j’ai l’impression que je ne suis pas aimé dans la bande, que vous me supportez. C’est vrai ou pas ?
Tous en choeur :
— Oui.
— Je voudrais savoir pourquoi.
— Parce que t’es pas comme nous.
— Parce que tu es tout le temps à baratiner.
— Parce que t’es collant.
Le chef déclare :
— C’est pas la peine de continuer. Je crois que tout le monde est d’accord avec cette dernière réponse, hein ?
Tous :
— Oui.
LA DOUCE ANNE-MARIE
Le barbu essaie de se défendre et prouve, par son acharnement, la vérité de l’accusation portée contre lui. Il s’empêtre, cherche les mots, ouvre son coeur. Une panique fait trembler son regard. Je sors avec Anne-Marie pour un brin de conversation.
— Je suis pas d’accord avec ce jeu, dit-elle. Mais vous ne croyez pas que ça fait du bien, peut-être ? On est ensemble parce qu’on aime être en groupe (elle a un geste des deux mains qu’elle joint et creuse comme
four former un nid). On a confiance. On s’aide. On se connaît. Oui, on a vu « Les Tricheurs ». Oui, c’est bien et c’est comme ça. Mais, c’est exagéré : on couche pas comme ça. Les surboums ? On flirte, bien sûr.
Anne-Marie possède un regard droit et d’une franchise absolue. Elle parle avec une voix douce, très douce, comme effrayée. Et puis elle rit et la joie, une joie totale et venue de l’enfance encore toute proche, éclaire ses traits et balaie tout. Le chef m’intéresse aussi et je lui demande audience. Nous marchons de long en large dans la rue étroite. Il enfonce les mains dans ses poches.
— Vous vous intéressez à la « jeunesse » ? me demande-t-il, sans défi, mais avec un peu d’ironie. Pourquoi on joue à ce jeu ? Pour se connaître à fond, pour ne pas se faire des coups en vache et se frapper dans le dos.
(c) photographie : Boismontier/L’Express
« J’AI PAS ENVIE D’ETRE UN RATE »
Mitraillé de questions, il répond par petites phrases courtes comme si, d’être dites, ses idées s’essoufflaient :
— « Les Tricheurs », c’est bien. C’est ça. Mais ce qu’il nous met dans la tête, non : suicide, désespoir, ça c’est zéro. Moi, je travaille pas. Mon père ne vit pas avec ma mère. Il est à Madagascar et ma mère possède un restaurant. Dans quelques mois je pars au service militaire et j’ai pas envie de travailler. Après, oui, je déciderai. J’ai pas envie d’être un raté. Les copains ? Ils travaillent à pen près tous.
Vous savez, faites attention. La majorité des gars que vous voyez, ils sortent du travail, mettent un blue-jean et viennent au quartier. C’est pas ce que vous croyez… Les coucheries ? Faut quand même plaire aux filles, bien sûr… Moi, je suis de gauche. La majorité des copains est de droite. Deux sont ouvriers, un est électricien; deux autres vendeurs, deux autres font des études commerciales, un autre est chanteur, un autre fait Math’ Elém’…
La guerre, non, à mon avis, on ne l’aura pas. Ce qu’on a, c’est que la France en prend un coup. Ça, la France, on n’y croit pas fort. Et d’ailleurs, la patrie c’est une connerie. Partout.
Ce qui nous intéresse le plus : la musique, le jazz… Les livres, un écrivain ? Non, aucun. Enfin… on n’est pas « désaxés » du tout : vous savez, on est plus sérieux que vous croyez. On n’est pas des durs, on ne se bagarre pas, on partage à peu près le fric qu’on a. On a des familles un peu cassées et alors on s’entraide.
Voilà… voler ? Des disques, et puis on fait les poches, dans les « surboums ». Ça oui, ça alors oui ! Sagan, vous dites ? C’est pas nous du tout. Ça nous concerne pas. C’est le fric, la bagnole, le whisky, mais pas nous. Vous avez vu ce qu’on fait, à douze, un samedi soir ? Rien à voir avec Sagan.
EN ATTENDANT GODOT
De nouveau le bar où il reprend sa place. Le jeu continue.
Douze adolescents qui s’interrogent, se fouillent, pendant que le vin blanc soufré du patron marine dans les verres. Dix adolescents encore tout barbouillés d’enfance, aux regards incroyablement purs dans des visages souvent mous. Ils s’aiment. Ils voudraient mieux s’aimer. Ils ne sont nulle part et, à coups de questions, se cherchent. Ils prennent un bain de narcissisme gentiment obscène où ils barbotent tous ensemble et glissent, glissent dans la vase des rives où ils essayent d’aborder… Ils ne sont ni voyous, ni cyniques, ni durs et je dis qu’il ne faut rien entendre à la jeunesse pour ne pas être émerveillé par cette quête d’une vérité qu’ils cherchent dans les mots et dans leur seule sincérité à force de ne pas la découvrir dans le monde qui les entoure.
Ils sont là «en bande », devant des portes qu’ils voudraient passer tous ensemble. Mais ils savent que la vie éclatera « la bande » comme un marteau la noix.
Le chef m’a dit tout à l’heure : « Après le service militaire, je crois que tout change, je le sais… »
Cette amitié qui les unit se brisera comme une chaine. En ce moment, ils l’éprouvent en tirant dessus : elle tient bon.
Aux « Trois Maillets », à « La Huchette », au « Kentucky » dans l’ombre de fumée et de sueur de leurs repaires où le iazz m’éclate les tympans, je vais retrouver partout les mêmes têtes et les mêmes voix.
Des dizaines de couples qui boivent de la bière, tournoient et s’hallucinent de musique et de fatigue.
Pourquoi « tricheurs » ? Pour moi, ils ne bluffent ni ne trichent. Ce sont de jeunes Français qui à leur manière, comme nous, juste avant eux, « attendent Godot » (1). Mais qui sera Godot ? Je n’aurais pas aimé qu’ils me le demandent.
JEAN CAU
(1) – Dans la pièce de Samuel Beckett, « En attendant Godot », les deux héros, tout au long des deux actes, parlent ensemble d’un mystérieux personnage : Godot qui va venir résoudre tous leurs problèmes. La pièce se termine sans que Godot apparaisse.