1946 – Les Portes de La Nuit

L’article de L’Écran français paru le 1er mai 1946

 

« Sous les yeux de Minerve et de Louis XIV, une idylle fugitive s’est nouée… » par Tacchela

Article paru dans L’Écran français n°44 daté du 1er mai 1946

« Un chantier de démolitions », a dit Prévert. Alors, on a construit un chantier de démolitions. Avec un bric-à-brac de statues propres, trois planches sales et quelques cafetières rouillées, le tout saupoudré de poussière.

C’est dans ce chantier abandonné que deux êtres qui s’ignorent encore vont se rencontrer cette nuit selon la volonté du Destin. La femme, revenue dans son quartier natal, se promène seule, rue de Crimée, rêvant à son enfance ; l’homme n’a pas pu, ce soir, regagner son domicile à cause du couvre-feu (nous sommes sous l’Occupation), et le brave Carette, père de famille nombreuse, l’a invité à coucher chez lui.
Bien que le Destin, personnifié par Jean Vilar, ne soit pas au studio cet après-midi, un petit chat fera le jeu du hasard et conduira Yves Montand vers Nathalie Nattier qui l’attend sans le connaître. Et c’est dans ce chantier abandonné qu’ils échangeront leurs premières paroles. Prélude d’une idylle qui ne durera qu’une nuit.

 

Telle est la scène, l’une des plus importantes des Portes de la nuit, que tourne aujourd’hui Marcel Carné. Un Marcel Carné qui ne ressemble pas du tout à celui de la légende. Il est souriant et calme dans une veste de velours beige et des chaussons feutrés. Carné marche à la Charlot : il s’est abîmé deux doigts de pied en tombant d’un escabeau.

Puisque le Destin n’est pas au rendez-vous, le décorateur Trauner le remplace en maquillant les statues. Il grave des inscriptions sur un malheureux lion de plâtre : des cœurs et des prénoms qui s’enlacent et s’oublient dans la poussière du temps… — On pourrait, peut-être, jeter de l’eau sale sur Minerve ? » propose Trauner (Minerve, c’est une statue). « Et puis après, elle sera aussi dégoûtante que Louis XIV… Il n’est plus bon à rien, maintenant, Louis XIV ! » répond Carné.

Ready pour les répétitions. Montand et Nattier marchent côte à côte en échangeant leur passé. — L’île de Pâques… — Vous connaissez l’île de Pâques ? — Oui. — Moi aussi. — ll y a d’étranges statues. — Comme ici. — Quand j’étais toute petite… Etc.
— Mais non, Montand, ne te colle pas toujours contre elle, a dit Carné. Vous n’y êtes plus, ni l’un ni l’autre… On voit qu’hier il y a eu la scène de la valse… Vous êtes comme les moutons, vous avez le tournis !

 

On recommence… Les longues jambes de Montand s’accommodent difficilement des cales. — Allez chercher quinze tasses de café pour M. Montand ! a dit Carné. Le grand Yves baisse la tête ; en bon élève il ne bronche pas. Les bons élèves sont si rares au cinéma !… Quelqu’un se précipite : — Monsieur Montand, vous voulez du café ? Yves sourit gauchement en haussant les épaules. Il n’ose pas dire non. Il n’ose pas dire oui. Carné trouve que ça manque de statues : — Apportez-moi Louis XIV ou la dame à la cruche à eau, mais apportez-moi quelqu’un ! Hésitations. On apporte les deux. La dame n’est pas pudique. Elle est toute nue. Ele n’a pas de voile. Et sa cruche se tient toute droite, verticalement derrière sa tête…

— Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ! a fait remarquer un machiniste. Les proverbes mentent… C’est Louis XIV qui, en passant, casse le bras de Minerve.

TACCHELLA

 

Le chantier de démolition dessiné par Trauner pour Les Portes de la nuit.

 

Haut de page

 

Leave a Reply