Jean-Louis Barrault

1979 – Entretien inédit par Edward Turk

 

Marcel Carné et Jean-Louis Barrault pendant le tournage des Enfants du Paradis (Ciné-Miroir)

 

l’entretien inédit de Jean-Louis Barrault (centenaire 1910-2010)

A l’occasion du centenaire de Jean-Louis Barrault (le 08 septembre 2010), l’inoubliable Baptiste des Enfants du Paradis / Children of Paradise de Marcel Carné, nous vous proposons un entretien inédit en six parties enregistré en 1979 par Edward Turk, le biographe américain de Marcel Carné.

Cet entretien a été enregistré le 31 décembre 1979 dans le bureau de Jean-Louis Barrault au Théatre d’Orsay. Il a servi pour l’écriture du livre d’Edward Turk : Marcel Carné et L’Age d’Or du Cinéma Français, 1929-1945 paru chez L’Harmattan en 2002 (dans une version abrégée) et chez la Harvard University Press en 1989 sous le titre Child of Paradise, Marcel Carne and the golden age of french cinema .

Le dossier de presse des manifestations prévues à l’occasion du centenaire de Jean-Louis Barrault est disponible au format PDF ici ou vous pouvez le feuilleter sur le site dédié à cette adresse : www.centenairejeanlouisbarrault.fr.

En ce qui concerne Marcel Carné, retenez la date du 15 Novembre 2010 avec une projection exceptionnelle des Enfants du Paradis à la Cinémathèque Française.

MIS A JOUR – 04 novembre 2010 –

La projection des Enfants du Paradis du 15 novembre est annulée et remplacée par celle de Drôle de Drame (cf lien direct)

D’autre part, vous trouverez sur cette page l’ensemble des manifestations recensées par la délégation aux Célébrations Nationales.

« Au fil du temps, dans les mémoires, Jean-Louis Barrault demeure Baptiste, l’homme en blanc des Enfants du Paradis »

Noëlle Giret, Conservateur Général Honoraire BNF

(c) Pathé

Partie 1 : les débuts, Prévert, Carné, Jenny…

Jean-Louis Barrault : J’étais surtout très lié avec Jacques Prévert et le milieu du surréalisme. J’avais fait mes études de comédiens au Théâtre de l’Atelier avec Charles Dullin. Et j’avais fait mon premier spectacle qui était une sorte de manifeste d’après le roman de Faulkner, « as i lay dying / tandis que j’agonise » (publié en 1930) qui avait été une espèce d’événement. C’est après ce premier spectacle que j’ai commencé à faire du cinéma en 1935 avec Marc Allégret. Et puis j’ai tourné en 1936 « Jenny » de Marcel Carné parce qu’il était un ancien assistant de Feyder et il a fait son premier sous la supervision de Feyder. Comme Feyder était un homme très élégant, il l’avait soutenu moralement et il y avait une bonne fée dans tout cela c’était la femme de Feyder : Françoise Rosay. Et donc il y avait ces dialogues de Prévert.

Alors tout ça a fait une sorte d’équipe d’amis qui était en train de se former. Et ça a donné ensuite « Drôle de Drame » et plus tard « Les Enfants du Paradis ». Et entre eux il y a eu « Le Quai des Brumes ». Je n’avais pas eu le temps de tourner dedans, on m’avait proposé le rôle qu’a joué Le Vigan (celui du peintre).

Edward Turk : Quelles étaient vos impressions de Carné en tant que réalisateur pour « Jenny » car il n’avait pas beaucoup d’expérience à ce moment là ? Il était assez jeune et vous aussi vous étiez assez jeune.

Jean-Louis Barrault : Moi je suis de 1910, j’avais 26 ans. Mon impression était qu’il connaissait bien son métier de technicien, il était un peu méticuleux pour les décors et pour les plans, n’est-ce pas ? Quelque fois il nous agaçait un peu car il nous faisait recommencer un plan parce que un pot de fleur n’était pas bien dans l’axe. Alors comme nous étions des comédiens, c’était surtout la façon dont on jouait qui nous importait et on se fichait pas mal de la place du pot de fleur. Mais c’est lui qui avait raison car son image était plus belle. Alors on le taquinait (rires). Il était nerveux aussi, très nerveux mais il connaissait bien son métier. C’était aussi quelqu’un de très sensible.

Partie 2 : la tribu de St Germain des Près

Edward Turk : Est-ce que Prévert a écrit ce rôle de « Dromadaire » dans « Jenny » exprès pour vous ?

Jean-Louis Barrault : Vous savez ? je ne sais pas. Comme on se connaissait quotidiennement et qu’il écrivait son scénario, il pensait peut-être que je pouvais le jouer. Je n’en sais rien. Mais on vivait en famille ! Nous étions comme une petite tribu de St Germain des Prés. On prenait nos repas au même restaurant, « Chez Rami » rue Jacob. C’était une douce anarchie. C’était des anarchistes inoffensifs (rires). Par exemple le premier livre de poème de Prévert est en partie dû à ce camarade (René Berthelé) qui gardait ses poèmes. Car lui ne les gardait pas. Vous comprenez ? Il y avait une espèce d’insouciance totale. On n’avait pas du tout pignon sur rue. On n’avait pas du tout envie de faire de soi-même une exploitation commerciale comme c’est devenu quelque fois … C’était un état d’insouciance et totalement désintéressé.

Partie 3 : la genèse des Enfants du Paradis, Chaplin…

Jean-Louis Barrault : Prévert et Carné était très en colère car ils sortaient de chez un producteur qui venait de leur refuser leur scénario. Alors Jacques me dit « Viens boire un pot avec nous ». Nous sommes sur la promenade des anglais à Nice. Et dans la conversation il me dit : « Tu n’as pas un sujet, toi ? ».

Et j’étais en train de rassembler un matériel pour faire un spectacle qui devait opposer le mime, l’acteur muet et l’acteur parlant. Et j’avais choisi cette époque, le XIX°siècle, et comme personnages Jean-Baptiste Deburau et Frederick Lemaître. Or dans l’histoire de la vie de Deburau, il était champion de cannes. Et sur les boulevards, il y avait un monsieur qui avait insulté sa femme. Deburau s’est battu avec lui et a eu un coup de canne malheureux et a tué le monsieur. Et alors tout le monde était allé au jugement non pas pour le voir acquitté ou puni, mais pour entendre le son de sa voix !

C’était un souvenir que j’avais eu à cause de Charlie Chaplin. Comme nous l’adorions, nous avions vu tous ses films muets, et quand il a commencé à faire du parlant, on s’est tous précipités pour entendre le son de la voix de Chaplin !

Voilà l’association d’idée que j’avais. Et je raconte ça à Jacques (Prévert). Et je dis qu’ il me semble que ça ferait un très beau sujet de cinéma parlant. Et je lui ai passé tous mes bouquins là-dessus. Et avec son génie, Prévert a traité le sujet jusqu’au meurtre de Chand d’Habits et élude le jugement. Il n’a traité que la moitié du sujet !

Edward Turk : Mais l’idée d’opposer Lemaître à Deburau c’était la vôtre ?

Jean-Louis Barrault : Oui. L’idée d’opposer l’acteur parlant et l’acteur silencieux.

 

Edward Turk : Dans le film on pourrait dire qu’il y a jusqu’à un certain point un hommage au cinéma Muet ?

Jean-Louis Barrault : Ce qu’il y avait de merveilleux dans l’histoire des « Enfants du Paradis », c’est cette espèce de synthèse de l’art dramatique. Parce qu’il y a l’hommage au Muet puis toute la valeur du parlant, mais il y a toute la pantomime, et aussi l’atmosphère du théâtre, des coulisses. Il y a une espèce de synthèse de notre profession. Et la façon dont cela a été tournée, dont Carné et Prévert ont rassemblé la troupe. C’était tous les copains ! Il y avait Etienne Decroux avec qui j’avais travaillé, Gilles Margaritis qui était un ami…

Partie 4 : la scène du baiser dans Les Enfants du Paradis

Edward Turk : Est-il vrai que cette célèbre scène du premier baiser entre vous et Arletty a dû être tournée 27 fois pour plaire à Carné ?

Jean-Louis Barrault : Non, c’est parce que le trottoir était un peu en pente. Arletty est grande et moi je suis petit ! Elle était donc avantagée par la pente du trottoir parce qu’elle était contre le mur. Quand on s’embrasse, la fille est contre le mur généralement. Alors on avait mis un petit cube pour que je sois à sa hauteur et du coup, les machinistes se moquaient de moi. Ils disaient : « Alors Jean-Louis pour faire l’amour t’as besoin d’un petit cube! » (Rires). Et puis nous avions beaucoup de rouge à lèvre. C’était une des premières fois où on utilisait je crois un objectif de 75mm. On ne voyait que nos deux bouches. Comme je tordais la bouche, j’avais plein de rouge, et nous avons recommencé pendant cette scène une heure et demie. Les machinistes et les électriciens se moquaient de plus en plus de moi. Et enfin le plan réussi, on s’écarte un peu et la dernière réplique d’Arletty est « c’est si simple l’amour! » (Rires)

Partie 5 : Georges Wague, la Pantomime

Edward Turk : Qu’est que le rôle de Baptiste doit à Carné ? ou est-ce qu’il plus juste de dire que le mérite du rôle appartient à vous et à Prévert ?

Jean-Louis Barrault : …Nous travaillions ensemble. Bien entendu Prévert connaissait un petit peu le monde du théâtre et de la pantomime. Alors il utilisait un peu notre savoir-faire. Puis nous avons trouvé le scénario de « Chand d’Habits » dont le thème est je crois de Vanville ? (En fait c’est une pantomime de Catule Mendès en 1896 d’après une nouvelle de Théophile Gauthier.ndr). Nous l’avons développé etc…

Et à ce moment là, on nous a demandé pour les scènes de pantomimes de collaborer plus en détail Decroux, Margaritis et moi. D’ailleurs Carné nous y encourageait. Il avait intérêt à utiliser un savoir-faire, une technique que nous possédions… Il y avait un homme charmant à qui j’avais demandé des conseils, Georges Wague. C’était un vieux pantomime qui était très bien et qui faisait de la pantomime muette.

 

Edward Turk : Mais la pantomime est toujours muette, non ?

Jean-Louis Barrault : Non, il y a deux sortes de mime. Le silencieux et le muet. Et justement avec Decroux nous avions fait la distinction entre le mime qui est l’art du silence, et la pantomime qui est un art muet. Un langage muet. Par exemple (il mime) : « madame, vous, votre visage, est comme deux étoiles ». (Rires) C’est un langage de pantomime. …

Partie 6 : la rupture Carné/Prévert, l’après Enfants du Paradis

Edward Turk : Alors j’ai entendu tant de raisons différentes à propos de la rupture Carné/Prévert

Jean-Louis Barrault : Ça j’ignore tout ! Je ne savais pas qu’il y avait eu une rupture.

Edward Turk : Enfin la fin de leur collaboration…

Jean-Louis Barrault : …Après 1943 je n’ai plus travaillé avec eux, enfin ils ne l’ont pas demandé car j’étais très pris par la Comédie Française. Et ensuite nous avons fondé notre compagnie en 46 (la compagnie Renaud-Barrault). Et nous nous sommes éloignés du cinéma forcément.

Mais l’amitié, l’admiration était intacte ! Jacques était comme un frère pour moi. On se connaissait beaucoup plus que moi avec Carné grâce au Groupe Octobre et le mouvement Surréaliste. Tandis que Carné, je ne l’ai connu que professionnellement.

Mais j’ai une grande admiration et une grande amitié pour lui. Je suis pris 15 heures par jour ici au théâtre mais quand nous nous rencontrons les regards sont chauds !

Jean-Louis Barrault, Baptiste, dans Les Enfants du Paradis (c) Pathé

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