LES BONUS (non retenus dans l’édition définitive)

CHAPITRE 4 : « La Sauce ne fait pas le civet »

Marcel Carné , Ciné-Reporter (1929-1934)
Marcel Carné , Ciné-Reporter (1929-1934)

Sortie le 10 mars aux Editions La Tour Verte de notre anthologie des écrits de Marcel Carné lorsqu’il était critique, avant de devenir le cinéaste que vous connaissez.

Disponible dans toutes les bonnes librairies (physiques ou sur internet) mais également sur le site de notre éditeur : www.latourverte.com.

Tarif : 18,90 euros.

CHAPITRE 4 :   « La Sauce ne fait pas le civet » (Articles sur la crise en France liée au film parlant)

Voici les articles que nous n’avons pas retenu dans ce chapitre :

« Le public manifeste ! Producteurs, directeurs, attention ! » (Hebdo-Film – n°46 – 15 novembre 1930)

« Sur des incidents récents » (Hebdo-Film – n°48 – 29 novembre 1930)

« Sur de nouvelles manifestations du public. Qui espère t-on tromper avec les versions mutilées des films étrangers » (Hebdo-Film – n°2 – 10 janvier 1931)

« Le Coût des films » (Le Film Sonore – n°160 – 13 mai 1933)

« Pour une réelle collaboration franco-allemande » (Le Film Sonore – n°170 – 22 juillet 1933)

***

« Le public manifeste ! Producteurs, directeurs, attention ! » (Hebdo-Film – n°46 – 15 novembre 1930)

Les manifestations bruyantes qui se sont produites dernièrement dans une très grande salle des boulevards, venant après quelques autres, ont rempli de stupeur le Landerneau cinématographique. Eh! quoi, dit-on, est-ce là ce public qui, jadis, acceptait passivement n’importe quel « navet » et qui, aujourd’hui, regimbe, manifeste sa réprobation, voire sa colère ?

C’est exact.

C’est, en partie, ce public, gâté dans les derniers temps du film muet, mort en beauté, qui accepte difficilement un retour en arrière de quelque vingt années, auquel le ramène certaine fruste technique du parlant.

Car il ne s’agit pas de condamner celui-ci, riche en possibilités illimitées. Mais il est permis de montrer son étonnement en voyant l’usage que l’on en fait présentement, soit par l’incapacité, soit par goût du moindre risque ou du moindre effort.

Cela menace si l’on n’y prend garde, de tuer la poule aux œufs d’or.

Autrefois le film muet, même médiocre, laissait une large part au rêve. Un visage entrevu, une expression captée au vol, suffisaient pour que l’imagination du spectateur vagabondât, oubliant la naïveté du concept.

Aujourd’hui le film parlant ne laisse plus aucune place à l’intervention personnelle. Chaque parole prononcée vous ramène à une dure réalité. C’est la seule raison pour laquelle, indépendamment des faiblesses techniques, la médiocrité spirituelle qui avait trop souvent cours dans le film muet, ne saurait être tolérée dans le film parlant.

Le hasard a fait que je me suis trouvé l’autre jour à la séance, aux deux séances serait plus exact, où eurent lieu les incidents notés plus haut.

Si j’en juge par les comptes-rendus plus ou moins fantaisistes qui en furent faits, peu de mes confrères se trouvaient dans la salle.

Toujours est-il que ces manifestations ne résultèrent pas d’un froissement d’amour-propre de spectateurs appartenant à une corporation mise en cause, comme il a été dit dans des communiqués officiels, mais de raisons beaucoup plus graves et dont tous nos producteurs devraient faire leur profit.

Le film projeté datait déjà de quelques mois. Or, il est inutile de souligner que les progrès énormes accomplis chaque jour par le film parlant, handicapaient celui-là terriblement. Chose plus grave encore : le scénario était, pour ainsi dire inexistant et le réalisateur avait cru pouvoir combler cette lacune à grand renfort de dialogues dont, pour la moitié, l’utilité reste à démontrer. Si ceux-ci avaient été ironiques, pétillants de malice, le spectateur n’eût, peut-être pas marchandé son plaisir, sans se soucier si toutes les paroles échangées avaient un rapport quelconque avec l’action.

Malheureusement ce n’était pas le cas et les fades inutilités débitées par des artistes de théâtre, et cela se voyait, lassèrent très vite le public.

Dès la troisième bobine, ce fut un beau chahut. Tout d’abord des rires moqueurs fusèrent. Sur l’écran un artiste prononçait-il une phrase ? Aussitôt, dans la salle, quatre, cinq, spectateurs lui répondaient au grand amusement de leur entourage.

Cela, pourtant ne dura qu’un temps. Des cris de colère et d’indignation s’élevèrent bientôt et, jusqu’à la fin, sur l’air des « Lampions », les « Remboursez » clamés d’une voix forte couvrirent celle des acteurs qui, étrangers au vacarme, continuaient à sourire sur l’écran.

Un tumulte assourdissant où dominaient les sifflets et les cris séditieux salua le mot fin. Et sans s’être donné le mot deux cents spectateurs se retrouvèrent dans le hall d’entrée de l’établissement, avec la volonté bien arrêtée de se faire rembourser.

Là, la direction commit une petite maladresse. Au lieu de se montrer et de s’efforcer de calmer les esprits, elle prit peur, téléphona à Danton-Police et bientôt arrivèrent sur les lieux deux douzaines d’agents qui firent face aux spectateurs scandalisés. Il est inutile de répéter les phrases indignées prononcées par les manifestants. On les devine aisément. Qu’il nous soit permis de regretter, en toute indépendance, que des arrestations aient dû être opérées et surtout que des spectateurs se soient jugés en droit de déposer une plainte.

Pourtant, à quelque chose malheur étant bon j’espère que nos producteurs vont tirer profit de cette leçon.

1° Dès maintenant une mesure s’impose : il faut sans retard abandonner la formule du film parlant 100 %.

Passé le temps où le public s’extasiait sur une invention bouleversante ; sur le synchronisme rigoureusement exact entre le son et l’image, à la manière d’un enfant s’émerveillant d’un jouet nouveau ; la formule est à présent tombée dans le domaine public. Les spectateurs montrent déjà leur lassitude.

Que l’on ne vienne pas nous objecter le succès d’Accusée, levez-vous. Maurice Tourneur lui-même sait mieux qu’un autre qu’il s’agit là d’une réussite qui ne souffrirait pas d’être recommencée.

Des paroles, oui. Mais réduites au strict nécessaire. A cette seule condition le parlant a des chances de plaire ;

2° Il importe de faire appel d’urgence à nos plus intelligents dramaturges et romanciers. A ceux dont c’est le métier d’inventer (Alors que ce n’est qu’en partie celui du réalisateur).

Je vous entends d’ici vous récriez :

– Comment, vous bannissez la formule du 100 % parlant et vous désirez voir venir à nous des auteurs dramatiques ? Permettez, là aussi un choix s’impose.

Il en est parmi eux qui nous montrent chaque jour combien ils sont influencés par le cinéma ; combien leurs œuvres se ressentent du rythme cinématographique, le vrai : celui du film muet.

Je lisais encore, pas plus tard qu’hier, dans un quotidien cette affirmation de Nikita Balieff, lequel, vous en conviendrez, a poussé l’art du spectacle, à un sommet :

« Maintenant c’est fini avec la formule de la Chauve-Souris. A temps nouveau, formule nouvelle. Le public n’a plus la patience. Il veut des spectacles coupés où des scènes fortes se succèdent sans arrêt : il veut l’émotion du cinéma. »

On joue actuellement dans un des plus beaux théâtres de la capitale une pièce qui avait été primitivement écrite en forme de découpage de film : Donogoo, et dont je regrette que nos producteurs n’aient pas déjà songé à tirer parti. Or, je vous assure qu’il ne s’agit pas là d’une pièce, mais bien d’un film, avec les lois propres du cinéma.

Je sais, tout cela a été dit et redit. Nos producteurs ne veulent rien entendre et croient qu’ils pourront continuer impunément dans la voie qu’ils ont suivie jusqu’ici. Puissent des exemples comme celui dont je fus le témoin leur ouvrir les yeux !

Encore un mot pour finir.

Notre directeur vous racontera comment un producteur français a été indigné par un compte rendu, dont j’étais l’auteur et dans lequel j’avais, d’après lui, l’énorme tort de trouver le montage de son film languissant.

Qu’il me soit alors permis de poser cette question :

Est-ce que la bande dont il a été question tout au long de cet article eût attiré d’aussi violentes manifestations si ayant été présentée à la presse et, celle-ci ayant reproché quelque lenteurs dans le rythme, les producteurs avaient écouté des avis autorisés et allégé leur film dans de sensibles proportions ?

« Sur des incidents récents » (Hebdo-Film – n°48 – 29 novembre 1930)

Il nous faut revenir à nouveau sur les manifestations qui se produisent désormais régulièrement dans les salles parisiennes. D’abord, parce que le mouvement s’étend. Et, ensuite, parce qu’on ne peut avoir la prétention de traiter un sujet aussi vaste en un seul article.

Le mouvement s’étend, avons-nous dit. En effet, comme on a pu le lire dans le dernier numéro de l’Hebdo, un film qui, pourtant, avait remporté un succès commercial peut-être sans précédent depuis l’avènement du parlant, a été sifflé dans une salle de quartier éminemment populaire.

On sait que certains membres d’un groupement d’avant-garde avaient pris l’initiative du chahut. Si ce n’était que cela, il appartiendrait aux exploitants de se défendre contre ces perturbateurs en quelque sorte professionnels. Mais il y a pis et le fait prend une gravité singulière lorsque l’on considère qu’une importante partie du public a suivi ce mouvement de protestation.

A la suite de notre article de la semaine dernière, la direction du théâtre où eurent lieu les manifestations violentes que l’on connaît, nous a fait savoir qu’elle avait été organisées par le Syndicat d’une corporation « égratignée » par le film.

Notre souci d’objectivité nous oblige à le signaler ici, mais c’est pour ajouter aussitôt : il est possible que les interruptions moqueuses soient parties d’un noyau de syndicalistes « conscient et organisés ». Mais elles n’ont pas tardé à dégénérer en un chahut formidable. Là, aussi, les spectateurs ont suivi.

Si donc il a suffit de quelques perturbateurs pour entraîner la majeure partie d’une salle à manifester violemment contre le spectacle offert, c’est qu’une importante fraction du public était mécontente. Celle-ci, qui, soit par veulerie, soit par indifférence, ne sifflait pas a comme on dit vulgairement « sauté sur l’occasion » et s’est ralliée aux protestataires.

Cette semaine, un quotidien appartenant à un actuel sous-secrétaire d’état (la presse corporative, on ne sait pourquoi, n’a soufflé mot de ces incidents) examine avec attention les causes des manifestations publiques de ces jours derniers.

L’auteur de l’article dit que les exploitants ne sont pas seuls coupables et il a parfaitement raison. Encore qu’il faille distinguer : les incidents ayant eu lieu dans des établissements appartenant à un circuit, donc à des producteurs-exploitants.

Mais en ce qui concerne des directeurs indépendants, il est bien certains, par exemple, que la demande dépassant actuellement – et de beaucoup – l’offre, force est à ces derniers d’exploiter ce qu’on leur fournit.

Je me suis même laissé dire que des directeurs de salles retenaient, sur le seul vu du sujet dans ses lignes générales, du nom des principaux interprètes et du réalisateur, certains films encore à l’état de projet. Ceci afin d’être sûr de posséder, sinon la qualité, du moins la quantité.

Pour toutes ces raisons, lorsque nous disions que le public n’avait peut-être pas tous les torts de manifester devant la pauvreté du spectacle offert, nous ne nous en prenions qu’en dernier ressort aux exploitants qui n’en peuvent mais…

C’est surtout vers les producteurs que nous nous tournons. Nous les adjurons, alors qu’ils font preuve d’énergie, de courage et d’initiative dans tous les domaines, alors qu’ils cherchent à donner au cinéma français une impulsion nouvelle et un rayonnement inconnu jusqu’à ce jour, d’apporter leurs soins incessants au choix des sujets.

Avec un scénario intéressant, puissamment original, un réalisateur, même médiocre, réussira à intéresser le public. Mais il n’est pas sûr qu’un metteur en scène au talent éprouvé parvienne au même résultat avec la plus nulle et le plus usagée des histoires.

Poursuivant dans L’Homme Libre son clairvoyant article, notre confrère, comme on dit « soulève un lièvre » – et de taille :

Mais une autre question plus grave se pose qui, croyons-nous, n’a pas encore été posée, et pour cause. Tous ces films qui ont provoqué l’ire du public avaient été préalablement critiqués tant chez nos confrères quotidiens que dans les revues corporatives spécialisées. Il serait curieux (et nous employons la forme interrogative volontairement, ne voulant pas ouvrir aujourd’hui une polémique à ce sujet), il serait curieux de rechercher les comptes-rendus desdits films. Nous serions bien étonnés si l’on ne réussissait pas très rapidement à réunir un stock imposant d’articles tout à la louange des productions incriminées.

Et c’est là que nous touchons le point sensible.

Ne serait-il pas plus juste, en effet, que le public exaspéré, au lieu de s’en prendre à des exploitants qui ne sont qu’à demi responsables, nous l’avons montré, s’attaque à cette presse dont la raison d’être est précisément de le renseigner en toute connaissance de cause et indépendance aussi ? Si ce bon public avait la possibilité de prendre connaissance de l’ensemble des articles après avoir vu les films étudiés, il serait sans doute bien étonné de la façon dont tant de confrères apprécient les productions qui leur sont soumises.

En effet, nous abordons là un problème extrêmement délicat, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre et dont les manifestations du public pourraient bien hâter la solution. S’il nous était possible de feuilleter l’ensemble des articles qui furent publiés sur les trois ou quatre films incriminés, tant dans la presse quotidienne que dans la presse corporative, cela nous réserverait sans doute plus d’une remarque savoureuse…

Nous y trouverions pêle-mêle des appréciations glaciales, loyales et, disons le mot, courageuses ; des critiques tièdes – oh! combien – où un léger reproche enrubanné d’euphémismes passe à peu près inaperçu. Chez certains confrères, même les éloges les plus flatteurs n’auraient garde de s’étaler au grand jour.

A cela, qu’ajouter, sinon que chacun des membres de la grande famille du Cinéma, du plus grand au plus petit est, en partie, responsable de l’équivoque qui plane. Le producteur vivant dans la crainte du risque aussi minime soit-il, comme exploitant qui, lorsqu’il le peut, ne juge pas toujours son public à sa vraie valeur ; sans oublier la critique qui, la crainte d’une subvention étant le commencement de la sagesse, n’est pas toujours d’une impartialité absolue. Il n’est pas jusqu’au public qui ne soit répréhensible et qui, pour avoir montré une tolérance extrême, est assez mal venu de se plaindre qu’on trouve déplacées ses protestations subites !

« Sur de nouvelles manifestations du public. Qui espère t-on tromper avec les versions mutilées des films étrangers » (Hebdo-Film – n°2 – 10 janvier 1931)

Dans le leader du dernier numéro de la Cinématographie Française, P.A. Harlé, examinant les possibilités des mois à venir, écrivait à peu près ceci :

« Il semble que les sociétés américaines espèrent encore trouver ici un marché pour de simples versions sonores… Mais, plus le parlant entrera dans les mœurs, moins cette solution aura des chances d’être satisfaisante ».

Or, il semble bien que, satisfaisante, cette solution ne l’est plus à l’heure actuelle. Ou tout au moins en ce qui concerne les salles d’exclusivité où, depuis un certain temps, tout film simplement sonore, parlant à l’origine, rencontre une opposition systématique de la part du public.

C’était, il y a une quinzaine, dans un Palace, près de l’Opéra que le fait se produisit. Encore avait-on tourné plusieurs raccords en français pour faire passer la pilule.

Pas plus tard que dimanche dernier des spectateurs protestèrent à la vision d’un film d’un grand, très grand comique américain, mais auquel on a retiré tous ses dialogues et enlevé ainsi à l’œuvre une énorme part de son intérêt.

Des gens qui avaient payé vingt ou trente francs un fauteuil ont manifesté devant un produit hybride, comme ils avaient manifesté pour le même raison il y a trois mois dans le même établissement.

Peut-on raisonnablement leur donner tort ?

Dans le même temps, le directeur d’un journal du soir, possédant depuis peu sa salle de cinéma dont le confort justifie le titre, a cru pouvoir offrir à son public une version tripatouillée d’un film pour lequel les rares privilégiés qui l‘avaient vu dans sa version originale ne tarissaient pas d’éloges.

A la répétition générale un silence glacial accueillit la fin de la projection. Puis les gens informés mirent en garde leurs amis et connaissances contre ce massacre. Enfin depuis quelques jours, la presse véritablement indépendante s’est élevée violemment contre cette façon d’agir, qu’elle qualifie très justement « d’acte de vandalisme ».

Résultat : après avoir fortement mécontenté ses premiers spectateurs, le directeur de la salle s’est vu obligé de projeter un jour par semaine la version originale du film. Encore est-ce nettement insuffisant.

Si, maintenant, l’on met en parallèle le succès formidable obtenu par les adroits directeurs des Ursulines qui n’ont pas hésité à projeter L’Ange Bleu en allemand ; les faits plaident d’eux-mêmes.

Qu’on nous comprenne.

Nous ne demandons pas que toutes nos salles des boulevards soient transformées en temple du film allemand ou américain. Il serait proprement intolérable d’entendre parler constamment la langue d’Hitler ou celle de Jack Diamond (ces deux noms ne sont pas assemblés par hasard).

Mais si l’on veut nous faire connaître les trois ou quatre chefs-d’œuvre étrangers qu’ait produit le film parlant, ayons au moins le courage de les projeter intégralement. Après l’ineffable censure officielle qui, on le sait, s’attaque inévitablement à ce qu’il y a de plus grand et de plus admirable, n’en ajoutons pas une deuxième qui dépasse encore, si c’est possible, l’autre en veulerie et en malfaisance.

Un film français Sous les toits de Paris a fait son tour du monde dans sa version intégrale. On y parle très peu, c’est un fait. Malgré tout, nous demandons, par réciprocité qu’on nous projette Hallelujah, tel qu’il fut conçu par son réalisateur. Comme nous demanderons à l’avenir de voir les œuvres de Chaplin, Keaton, Stroheim, telles que leur génie les enfanta.

Mais de grâce, assez de ces assemblages branlants, de ces tronçons de scènes reliés entre eux par d’interminables sous-titres – une image, un sous-titre ; une image, un sous-titre – et un commentaire musical de foire exaspérant.

Et nous ne sommes pas le seul à penser ainsi. Avec les progrès incessants du film parlant, les soins dont on entoure les films de chez nous, une version tronquée d’une bande américaine ou allemande ne saurait désormais avoir droit de cité dans une salle d’exclusivité. Les spectateurs qui ont payé vingt, vingt-cinq ou trente francs n’en veulent absolument plus. Avec juste raison ils estiment qu’ils ont droit à d’autres égards.

Nous n’avons ici aucune animosité contre les producteurs américains, bien au contraire. Mais c’est une vérité première que, si clairvoyants, ils devraient admettre. A eux de se résigner à passer leurs œuvres incomplètes pendant quelques mois encore, dans les seules salles de la périphérie et de petites villes.

A moins que, plus sérieusement, ils se mettent résolument, comme ils en ont l’intention, avec les risques et les avantages que comporte l’entreprise à la confection de versions françaises ; soit en Europe, soit à Hollywood.

A quoi leur serviraient-ils en effet, de courir au devant d’un nouvel échec retentissant ?

***

Les dernières manifestations qui se sont produites dimanche dernier appellent d’autres commentaires dans un tout ordre d’idées.

Si nous en croyons nos confrères de la presse quotidienne les protestataires auraient été sévèrement traités par la police.

Nous posons alors la question : « Que dirait la direction de l’établissement en question si lesdits spectateurs, conscients davantage de leurs droits invoquaient le jugement de la Cour d’appel en date du 12 décembre dernier (procès Moussinac-Cinéromans) qui reconnaît formellement au public « le droit qu’il possède de manifester son sentiment » ?

C’est ainsi que, tout en s’abritant derrière une décision de justice, des spectateurs furent molestés et emmenés au poste ! Nous croyions pourtant que la Police et la Magistrature ne faisait qu’un ? Toujours est-il qu’elles nous l’avaient montré lors de certaine affaire retentissante.

Il faut qu’à l’avenir les exploitants songent un peu à ce jugement lourd de conséquences. Lorsque des spectateurs manifestent ils y sont légalement autorisés depuis le 12 décembre dernier.

Et dites-vous bien, qu’il est toujours facile de faire preuve d‘autorité avec le secours de la police dès que le public est mécontent et le prouve ; mais qu’une telle façon d’agir ne concorde pas précisément avec les intérêts de l’établissement.

Ne vaut-il pas mieux employer son intelligence et son énergie à choisir de meilleurs spectacles ?

« Le Coût des films » (Le Film Sonore – n°160 – 13 mai 1933)

S’il est une question à l’ordre du jour, c’est bien celle-ci : faut-il réaliser des films d’un prix de revient élevé ou se contenter d’exécuter des bandes d’importance moyenne dont le devis dépasse à peine le million ?

L’avouerons-nous : ainsi posée la question nous semble à peu près totalement dépourvue de sens. Depuis quand juge t-on la qualité d’un film sur le nombre de millions qu’a coûté sa réalisation ?

Nous connaissons des films au budget peu élevé qui étaient de véritables chef-d’œuvres, et d’autres, dont le coût ruina les commanditaires et qui étaient fort médiocres, pour ne pas dire plus. Et inversement.

Mais posons la question sur le terrain strictement financiers. Autrement dit, un film de trois, quatre millions peut-il être amorti sur les écrans français ?

D’aucuns vous répondront nettement : non. D’autres, dont nous sommes, n’entendant généraliser en aucun cas, se montrent moins affirmatifs. Ils voudraient bien savoir si la qualité du film, la popularité des interprètes, voire celle du metteur en scène, n’entrent pas en ligne de compte dans la carrière dudit film.

Car enfin, braves gens, s’il est établi que la réalisation d’un film de valeur ne doit pas dépasser le coût d’un million cinq cent mille francs : si au-dessus de ce chiffre, Quelle que soit la qualité de l’œuvre, les commanditaires sont assurés de perdre de l’argent, c’est un peu la mort du cinéma français que vous nous annoncez là !

Certes, et nous l’avons dit plus haut, les diverses étiquettes : excellent, remarquable, admirable, etc. ne s’achètent pas à coup de millions. Pour peu qu’on veuille enfin s’évader de l’uniformité grise des vaudevilles à « coucheries » et à esprit dit « français », il est possible de concevoir des bandes à trois, quatre personnages, d’un prix de revient peu élevé : films de caractères, petits régals de l’esprit, drames à base d’observation simples, directs, émouvants, sensibles, se déroulant dans un cadre pittoresque et mettant en scène, non plus des fantoches, mais des êtres pétris de chair et de sang.

Il serait vain, néanmoins, de se dissimuler qu’il est certains sujets qui demandent à être traités avec ampleur et que, si nous n’aimerions pas voir tous les jours des films à imposante mise en scène, nous n’entendons pas être sevrés d’un genre auquel le cinéma offre d’inégalables possibilités.

Ce que nous aimons justement dans l’art de l’image mouvante, ce qui a fait sa force, ce qui lui a valu son extraordinaire popularité c’est son extrême diversité des genres.

Car enfin, c’est très joli de dire : il ne faut pas que les devis de nos films dépassent douze cent mille francs. Mais comment lutter contre la formidable concurrence de la renaissance du film américain ?

Qu’opposer à des films aussi divers de talents, de caractères et de genres que « One Million dollars legs » « Je suis un évadé » « Back Street » « Si j’avais un million » « Lady leu » « Le Président fantôme » « 42 street » et « Masques de cire » ?

« Pour une réelle collaboration franco-allemande » (Le Film Sonore – n°170 – 22 juillet 1933)

La semaine passée, sous les auspices d’un club artistique a eu lieu salle d’Iena, une soirée organisée à l’effet de créer une prise de contact entre les techniciens du cinéma français et les exiles du film germanique.

De nombreux metteurs en scène français et allemands avaient répondu à cet appel et, alors que la plupart du temps des débats de cette sorte sont dénués de tout espèce d’intérêt, quand ce ne serait qu’à cause de l’incompétence à peu près totale des orateurs, ceux-ci furent, au contraire, riches d’enseignements.

Des divers réalisateurs français présents : Jacques Feyder, Julien Duvivier, Jean Choux, seul Duvivier prit la parole.

Son intervention, fort applaudie, fut brève, nette et concise :

« Vous parlez de collaboration, dit-il, en s’adressant aux metteurs en scène allemand. Mes collègues et moi sommes tous disposés à entrer en rapport avec vous… mais, il y a un mais… vous ne nous avez pas attendu pour vous précipiter chez les producteurs français dès votre arrivée ici et pour enlever les affaires en gestation.

« Il y a crise dans nos studios… Les Français travaillent peu ou point… Or, sur vingt films annoncés, quinze pour le moins seront réalisés par des réalisateurs allemand. Est-ce ainsi que vous comprenez le mot collaboration ?

« D’autre part, avant, le film français aura sérieusement besoin de renouveler ses cadres et de faire appel aux « jeunes » qui, seuls, permettront de lui insuffler un sang neuf. Si l’on n’y prend garde, l’invasion d’éléments étrangers ruine tous les espoirs qui leur étaient permis. Désormais toute porte leur est fermée.

« Qu’adviendra-t-il alors dans quelques années ?

« Vous voulez une collaboration ? Groupez-vous également en syndicat et que celui-ci rencontre le nôtre. Je suis persuadé que l’entente se fera vite.

Après cette intervention qui rallia la majorité des suffrages et où, en un raccourci saisissant, le réalisateur de Poil de carotte sut remarquablement exposer la situation présente, on aurait bien voulu entendre un metteur en scène allemand.

Malheureusement – soit par crainte soit plus simplement par ignorance partielle de notre langue – aucun ne prit la parole.

Seul le compositeur allemand Eisler (auteur de la partition de « No man’s land », « Kuhle Wampe », « Komsomols ») émit une suggestion, à vrai dire un peu à côté de la question, mais néanmoins à retenir : l’union de tous les cinéastes français et allemand contre la Censure.

L’intervention d’un de nos jeunes confrères : Armand Colomba, qui succéda à quelques autres orateurs, ne fut pas moins intéressante que celle de Duvivier.

« On nous dit l’art est international, commença-t-il. C’est faux. Une œuvre est d’essence nationale, son influence, l’émotion artistique qu’elle dégage seules, sont internationales. Cela est si vrai que les films qui ont le plus de succès dans le monde entier sont ceux qui reflètent le plus la mentalité ou les caractéristiques d’une race, quelle soit yankee, germanique, slave ou française. Fritz Lang, en Allemagne, produit M, il en résulte un chef-d’œuvre ; Fritz Lang tournant pour Pathé Natan, j’ai bien peur que cela ne donne pas grand-chose. Autre exemple : Frederic Feher, qui fit Son Enfant (Ihr Junge. NDLR), a peut-être du talent ; mais lorsqu’il tourna à Marseille – qu’il nous montre sous l’aspect d’une ville allemande – il n’en a pas. Donc prétendre que les exilés allemands vont produire ici uniquement des chefs-d’œuvre qui relèveront considérablement le niveau – si lamentablement bas – de notre production est une hérésie ».

Et c’est ma foi vrai. Combien d’exemples seraient à citer, depuis celui de Pabst qui fit ses chefs-d’œuvre que demeurent « Quatre de l’infanterie » et « L’Opéra de Quat’Sous », pour aboutir à « L’Atlantide » et à « Don Quichotte » ; jusqu’à ceux d’Ozep, de Czinner, de Korda, d’Oswald, de Fejos, d’Harry Lachmann, de Gasnier, etc.

Il va sans dire que nous souhaitons ardemment nous tromper. Que Max Ophuls, Siodmak, Trivas et quelques autres nous donnent demain des œuvres magnifiques, nul plus que nous ne s’en réjouira. Mais il nous semble que c’est aller au devant de bien des désillusions que de décréter « à-priori » qu’il ne peut en être autrement ; et cela, seul, ne justifie pas l’ostracisme dont souffrent actuellement les metteurs en scène de chez nous – d’ailleurs choisis parmi les meilleurs.

C’est pourquoi, comme le demandait Duvivier au cours de cette réunion si importante pour l’avenir, les réalisateurs allemands auraient intérêt à entrer le plus tôt en rapport avec leurs collègues français. De leur seule collaboration effective, pourrait naître un renouveau du cinéma français.

 

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