Michèle Morgan

1945 – le numéro spécial de la revue FILM AR sur Michèle Morgan

 

Michèle Morgan
– Article biographique parue dans le numéro spécial de la revue Film A.R en 1945 –

Ce numéro spécial de la revue Film A.R (sans doute affilié à Cinémonde) est paru au lendemain de la 2° guerre mondiale en France. Il retrace la filmographie de Michèle Morgan au moment où celle-ci est toujours à Hollywood.
Bien sur, il n’échappe pas à l’écueil de l’article promotionnel destiné aux revues populaires de cinéma. Mais il est intéressant de le lire car il nous renseigne sur la perception qu’avait cette presse populaire de cette grande actrice à cette époque. Assez complet, il cite deux fois des propos que Michèle Morgan a donné à la presse concernant tout d’abord ses premières années, notamment l’importance du film Le Mioche de Léonide Moguy sur sa carrière, puis ensuite elle relate les péripéties qui entourèrent le tournage du film de Jacques Feyder, le mentor de Marcel Carné : La Loi du Nord. Rappelons qu’au moment de tourner Le Quai des Brumes, Michèle Morgan née le 29 février 1920 (et non le 18 mars 1920 comme indiqué par erreur) avait donc 18 ans.
Malheureusement cet article n’est pas signé. Si vous connaissez son auteur, contactez-nous pour que nous le créditions.
Bien sur cet article est introuvable et n’a pas été ré-édité.

Michèle MORGAN

 

Il y a quelques années, nous étions un petit groupe de journalistes cinématographiques qui avions l’habitude de nous retrouver chaque midi dans un petit restaurant proche des Champs-Élysées. Nous étions fort joyeux de caractère et il ne se passait pas de repas sans que nous ne nous livrions à de turbulentes manifestations. Nos voisins ne participaient pas tous à notre joie, certains nous reprochaient une trop bruyante jeunesse mais la plupart, au contraire, nous encourageaient et participaient même à nos excentricités.

Parmi ces derniers, se trouvait une jeune fille timide qui, d’une table voisine, ne perdait rien du spectacle que nous nous chargions de produire journellement. Elle ne disait rien, mais elle écoutait, attentive, et riait aux éclats lorsqu’une de nos remarques parvenait jusqu’à elle. Nous ne savions pas qui elle était. Le bruit courrait qu’elle faisait un peu de cinéma et qu’elle avait réussi à diverses reprises à décrocher un cachet de figuration.

Depuis, la jeune fille timide a fait son chemin.

Elle est devenue une de nos premières comédiennes, la plus grande peut-être.
Et, aujourd’hui, l’Amérique nous l’ayant ravie en juillet 1940 en a fait une vedette internationale de tout premier plan. En quelques films, elle a conquis les États-Unis comme, il y a quelques années à peine, elle avait conquis la France.
Cette jeune fille timide c’est, vous l’avez deviné, Michèle Morgan.

 

Grâce à son immense talent, à sa grande sensibilité, Michèle Morgan, qui unit à un instinct dramatique incontestable, une personnalité extrêmement attachante, a su s’imposer. Elle a de plus le pouvoir d’exprimer, sans effort, ni contrainte, tous les sentiments qui lui sont imposés.
Michèle Morgan est difficile avec elle-même. Elle n’est jamais satisfaite de ce qu’elle fait. Gardant toujours au fond de son coeur un peu de mélancolie, elle refuse de se déclarer entièrement heureuse et satisfaite de ce qu’elle a produit. Peut-être devons-nous chercher là, la raison de son succès, car c’est pour une comédienne, une source de progrès que de toujours tendre vers une création meilleure, une création que l’on voudrait toujours mais que l’on n’atteint jamais.
Son joli visage sensible et craintif sait extérioriser avec une rare exactitude tous les sentiments.
Elle est frêle et se maquille pour ainsi dire à peine. Ses yeux gris vert sont étranges. Un regard intense ou un coup d’oeil furtif peuvent être absolument bouleversant, car elle a les yeux les plus profondément mystérieux du monde.

Avant ses débuts de vedette dans « Gribouille », alors qu’on ignorait encore tout de ses inépuisables possibilités, Marcel Carné, qui plus tard devait si heureusement associer ses destinées avec celles de Jean Gabin, disait d’elle :
Je ne sais pas encore si elle a du talent, mais ce que je sais, c’est qu’elle a un beau visage.

 

Michèle Morgan est née à Neuilly-sur-Seine le 18 mars 1920. Son vrai nom, avant de devenir la femme de l’acteur américain William Marshall, était Simone Roussel.
Donc Simone Roussel qui ne songeait pas encore à devenir grande vedette internationale s’essayait timidement dans la figuration. Elle dévorait les revues cinématographiques de l’époque, ne manquant pas d’acheter, chaque semaine à son libraire attitré, « Cinémonde », « Ciné-Miroir », et « Pour Vous » qu’elle lisait depuis la première à la dernière ligne. Elle se présenta dans plusieurs bureaux demandant à voir le metteur en scène ou le directeur de production et fut invariablement reçue par le régisseur qui ne manquait pas de lui dire la phrase traditionnelle : « Laissez une photo, on vous convoquera en temps utile. »

On la convoqua en effet et la jeune Simone Roussel connut la vie déprimante des figurants, cette vie de bête de somme où l’on vous houspille, vous bouscule et vous met tout sur le dos alors que vous n’y êtes pour rien.
Ainsi Simone Roussel, qui ne songeait pas qu’un jour le nom de Michèle Morgan qui serait le sien s’étalerait à la façade des cinémas en lettres de feu et en immenses caractères sur les affiches, tourna plusieurs films parmi lesquels : « Mes Tantes et Moi » et « Mademoiselle Mozart ».
L’un d’eux, « Le Mioche », de Léonide Moguy, metteur en scène travaillant aujourd’hui à Hollywood, devait avoir une répercussion importante sur sa vie.

Mais laissons, si vous le voulez bien, Michèle Morgan vous conter elle-même cette aventure. Elle publia en effet dans « Cinémonde » un très intéressant article que nous n’hésitons à reproduire ici, certain qu’il vous intéressera car la jeune vedette non seulement vous dit elle-même comment elle obtint son premier engagement important, mais donne aussi quelques détails sur sa jeunesse. Laissons donc pour quelques instants, la place à Michèle Morgan :

Je ne suis pas convaincue que ma destinée soit écrite dans les astres, mais je crois fermement qu’il suffit parfois d’une seule petite phrase pour donner une direction à toute une existence…
Toute mon enfance, je l’ai vécue avec cette conviction que je deviendrais un jour une artiste de cinéma. On me privait de dessert ? Je me consolais en pensant aux joies qui seraient miennes quand je serais vedette. On me mettait en retenue parce que j’avais dessiné des bonshommes dans les marges de mon livre d’arithmétique ? Je faisais mes pensums allègrement en songeant aux revanches que me promettait la vie d’artiste…
J’atteignis ainsi ma quinzième année. Mes parents, entre temps, avaient quitté Neuilly pour se fixer à Dieppe, où je les avais suivis, bien entendu, et où j’avais découvert avec ravissement ces deux merveilles : la campagne et la mer…
J’aimais courir dans les champs, avec une bande de petits polissons dont j’étais le chef; j’aimais aussi aller rêver, toute seule, au bout de la jetée, mais toutes ces joies ne me détournaient pas des projets que j’avais échafaudés sur la fameuse prédiction et je n’oubliais pas qu’il me fallait, de toute nécessité, m’introduire dans les studios de cinéma…
Et c’est pourquoi, un beau jour, comme les vacances allaient prendre fin, je décidai de ne plus retourner en classe et de gagner Paris. Mon frère, qui avait treize ans, accepta de partir avec moi et, un beau matin de septembre, nous débarquions tous les deux, notre petite valise à la main, chez mes grands-parents qui habitaient Paris…
L’explication, évidemment, fut assez difficile et mon frère ne put résister aux injonctions paternelles : deux jours plus tard, il faisait à Dieppe une rentrée sans gloire. Moi, je restais à Paris…

 

La vie d’artiste commençait…
Elle ne fut pas drôle, tous les jours cette vie d’artiste, et je m’aperçus vite qu’en dépit de toutes les prédictions du monde, on ne m’attendait nulle part…
je ne connaissais personne dans les studios, je n’avais pas une lettre de recommandation et je ne pouvais donc compter que sur ma seule volonté…et ma persévérance. Il fallut du l’une et de l’autre. Et beaucoup…
Enfin, après de longues semaines de démarches diverses – il serait plus exact de dire « des mois » – par l’intermédiaire d’une des dix ou douzes agences spécialisées avec lesquelles je demeurais en contact, je décrochai ce que l’appelai pompeusement « un engagement », en réalité un tout petit rôle de figuration dans « Mam’zelle Mozart »…
Je ne peux pas dire que « Mam’zelle Mozart » m’apprit grand chose, mais je n’en dois pas moins beaucoup à ce film où l’on ne m’entrevoyait guère qu’une trentaine de secondes. C’est, en effet, au cours des prises de vues que je fis connaissance avec l’auteur dramatique Yvan Noé, qui, touché de ma bonne volonté… et de mon inexpérience, me fit comprendre qu’il était certaines lacunes qu’il me fallait combattre si je tenais à échapper à la figuration. Finalement, il me conduisit chez René Simon
Je n’ai eu qu’un professeur, mais j’ai eu le meilleur qui soit au monde. C’est un privilège que je partage avec bien d’autres comédiens – et comédiennes, René Simon ayant formé des quantités d’artistes, mais dont je suis cependant très fière. René Simon m’a appris ce que veulent dire ces mots : « jouer la comédie » et j’avoue sans honte que c’est à lui que je dois à peu près tout ce que je sais…
Je travaillai avec lui pendant dix-huit mois, étudiant les classiques, dont je n’avais guère jusqu’alors soupçonné les beautés et de grands rôles modernes, comme par exemple Sonia, de « Crime et Châtiment », qui fut l’une des dures épreuves que mon professeur tint à m’imposer…
Je travaillais ferme, mais je n’oubliais pas le cinéma, qui, lui, ne semblait guère penser à moi…
Mais la chance allait venir…

Un jour, on me confie un rôle — un rôle minuscule — dans « Le Mioche ». que Léonide Moguy tournait, avec Lucien Baroux. C’était une « panne », et j’intervenais dans l’action de façon si fugitive qu’on chercherait sans doute vainement un spectateur qui se souvienne m’avoir vue dans « Le Mioche »…
C’était une « panne », mais Mlle Jeanne Vita était la « script-girl » de Moguy
Vous ne voyez pas le rapport ? Attendez…
Un an plus tard, Mlle Witta devenait la collaboratrice de Marc Allégret, qui se préparait à tourner « Gribouille », sur un scénario de Marcel Achard et qui cherchait « une nouvelle » pour donner la réplique à Raimu. Marc Allégret et André L. Daven, le producteur, ne demandaient qu’à créer une vedette féminine, mais ils la voulaient jeune… et pétrie de qualités diverses sur lesquelles on m’excusera de ne pas m’appesantir…
Et Mlle
Witta se souvint de la petite figurante du « Mioche » qui venait souvent bavarder avec elle sur le « plateau ». Elle parla de moi à Marc Allégret
On me convoqua. Je tournai le « bout d’essai » traditionnel et, un beau matin, sur le coup de dix heures, le secrétaire de Marc Allégret faisait irruption chez mes grands-parents : il venait m’annoncer que je serai la vedette de « Gribouille »!
La prédiction de l’astrologue se réalisait.
Je renonce à vous décrire ma joie. je pleurais et je riais tout ensemble. Maman pleurait. Grand’mère pleurait. Et je ne jurerais pas que papa — qui m’avait pardonné ma fugue depuis longtemps — ne pleurait pas, lui aussi…
La suite, vous la connaissez et elle tient en une ligne :
J’ai tourné « Gribouille » avec Raimu
».

 

Et pourtant les débuts comme vedette de Michèle Morgan n’ont tenu qu’à un fil. En effet, le jour où elle se présenta au studio pour faire son bout d’essai qui devait avoir une si grande répercussion sur son avenir en décidant si oui ou non elle pouvait donner la réplique à Raimu, l’opérateur refusa catégoriquement de la photographier, déclarant que c’était impossible, que la jeune solliciteuse n’était pas du tout photogénique. Ce fut grâce à l’insistance de Mlle Witta que le cameraman finit par su soumettre.
L’histoire des débuts de Michèle Morgan montre à toutes les jeunes filles qui se croient réellement photogénique, à quoi peut tenir la réussite au cinéma. Qu’elles réfléchissent avant de se lancer pleines d’illusions, dans la grande aventure, qu’elles se disent bien que peu d’entre elles auraient en pareil cas la chance qu’a eu Michèle Morgan. Cette chance, la jeune artiste a su la mériter. Elle a prouvé, par la suite, qu’elle était digne de la confiance qu’on lui avait témoigné, en s’astreignant à n’entreprendre que des rôles dont elle était certaine de sortir avec tous les honneurs. Si on passe en revue sa carrière encore brève et pourtant combien déjà riche en succès, on voit combien son ascension a été régulière.

Dans « Gribouille » qu’elle tourne pour André Daven, sous la direction de Marc Allégret d’après un scénario de Marcel Achard, et dans lequel ses partenaires sont Raimu et Gilbert Gil, elle trébuche parfois dans les scènes trop lourdes du tribunal, mais il faut reconnaître que les difficultés ne lui sont pas ménagées. Ne va-t-on pas jusqu’à lui faire dire : « Je ne suis pas une comédienne… » Mais dès que son rôle redevient normal, plus quotidien, elle est parfaite de simplicité, triste et timide et son doux visage tranquille, d’une surprenante photogénie poétise les scènes les plus banales.
C’est une véritable révélation.

« Gribouille » n’est pas un film banal. Alors que les producteurs s’obstinent à vouloir obligatoirement un décor de dancing à la mode dans tous leurs films, Marcel Achard et Marc Allégret – se contentent de quatre murs, d’un humble décor de tous les jours dans lesquels évoluent un brave homme en chandail de laine et une petite fille au visage triste.
Derrière ces éléments se cache la plus frémissante humanité.
« Gribouille » nous entraîne chez M. Morestant, marchand de cycles et d’articles de sport. C’est un bon gros, marié, père de deux enfants qu’il adore et qui l’adorent. L’émotion règne au foyer car un grand événement vient de se produire : papa est juré suppléant. Il prend naturellement ce devoir très au sérieux et lorsque l’indisposition d’un de ses collègues le place dans le jury, il suit le procès de la jeune accusée avec une scrupuleuse attention, pose question sur question, puis au cours des délibérations, prend ses collègues un à un pour leur faire partager sa conviction de l’innocence de la jeune fille.
Celle-ci acquittée, il va même jusqu’à donner sa carte à son avocat. Il n’a aucune arrière-pensée mais seulement beaucoup de pitié. Qui sait! Nathalie aura peut-être besoin de son aide un jour.
Ce jour venu, le brave homme prend la petite par la main et l’emmène chez lui et la présente à sa femme comme la fille d’un vieil ami. Elle sera vendeuse au magasin.
Mais ce que « Gribouille » n’avait pas prévu, c’est que son fils connaît la véritable identité de Nathalie, le soupçonne des plus basses intentions, puis quand il comprend son erreur, s’éprend de la jeune fille jusqu’à vouloir l’épouser. Renouvellement troublant de la situation qui a amené le drame dont Nathalie est sortie acquittée.
Un second « accident » ne corsera pas la situation qui se dénoue très simplement sur une note de bonté compréhensive et agissante.

 

A côté de Raimu, Michèle Morgan pour son coup d’essai, remporte un véritable coup de maître.
Lorsque le film sort en exclusivité, les journaux publient d’élogieuses critiques et pourtant, le grand public semble ne pas la remarquer.
André Daven le producteur et Marc Allégret le metteur en scène de « Gribouille » ont tout de suite deviné les possibilités de Michèle Morgan. Ils sont persuadés qu’elle a devant elle un avenir magnifique. Ils ont raison.

C’est qu’André Daven n’est pas un de ces producteurs comme on en voyait tant avant cette guerre. Ce n’est pas un marchand de soupe ni un grossiste. Non, il a voyagé, il a étudié les marchés étrangers et — sans doute aurez-vous un sourire en lisant ceci — c’est un producteur français ayant un solide bagage littéraire. Quant à Marc Allégret, il a fait ses preuves en tant que réalisateur de films. Ce n’est pas un entrepreneur en série, c’est un artiste possédant à fond son métier. L’un et l’autre décident de refaire un film avec Michèle Morgan.
Dans « Gribouille » elle a eu comme partenaire le terrible Raimu, celui devant qui tout le monde tremble et qui pourtant s’est montré un camarade délicieux pour elle.
Dans « Orage », elle donnera la réplique à Charles Boyer.

Charles Boyer est de retour d’Hollywood. Là-bas toutes les vedettes ont brigué l’honneur de tourner avec lui. On lui présente dès sa première visite au bureau de la rue de Berry, celle qu’on lui propose comme partenaire. Charles Boyer la regarde, bavarde quelques instants avec elle, et lui, pourtant si exigeant, accepte d’associer son talent à celui ignoré d’une presqu’inconnue du grand public. Charles Boyer, lui aussi, se montre bon camarade, il ne s’attribue pas tous les effets et laisse à Michèle Morgan la meilleure part du gâteau.
Et Michèle Morgan confirme ses promesses.
La création est supérieure encore à la précédente.
Cette fois-ci, on est bien obligé de la remarquer; elle est si belle, si sincère.

« Orage » que met en scène Marc Allégret n’est autre qu’une pièce célèbre d’Henri Bernstein adaptée pour l’écran avec beaucoup d’habileté par Marcel Achard : « Le Venin ». C’est l’histoire d’une fille libre, très libre qui entre par hasard dans la vie d’un homme. Elle est le désordre, la fantaisie. Sa rivale, la femme légitime est charmante, jolie, tendre et calme. On croit d’abord à une passade. C’est une passion, puis les fils s’embrouillent; le mari tente de rentrer dans le droit chemin, s’y essouffle, l’enchanteresse lâche sa pauvreté d’étudiante et son fiancé pour le demi-monde. Nouvelle flambée quand les amants se retrouvent. L’homme voudrait refaire sa vie, mais Françoise apprend qu’un enfant va naître du couple qu’elle a désuni. Elle se tue. La paix viendra plus tard pour ceux qui restent.
Le sujet n’est pas nouveau mais Marcel Achard et Marc Allégret ont su le rajeunir et donner un tour très moderne aux héros qui composent l’éternel triangle. L’intérêt se porte sur les deux personnages féminins qui sortent tout à fait de la banalité. L’épouse légitime est aussi séduisante que la maîtresse et, contrairement à toutes les règles, plus sympathique qu’elle.
Michèle Morgan a soutenu sur ses frêles épaules un rôle écrasant, d’une complexité qui eut pu être très dangereuse pour les meilleures comédiennes. Elle a triomphé de l’épreuve avec une simplicité, une mystérieuse poésie de très haute qualité. Elle a traduit admirablement les mille nuances de son héroïne, son incertitude, ses velléités et l’on se souvient encore aujourd’hui du reflet de son visage, dans la glace, à l’heure de la décision suprême.

 

A « Orage » succède « Quai des Brumes ».
« Quai des Brumes » un film réalisé par Marcel Carné, d’après un roman de Pierre Mac Orlan.
L’atmosphère grise de cette extraordinaire production convient étrangement au tempérament de la jeune comédienne qui, pour la première fois, a Jean Gabin comme partenaire.
Le héros de « Quai des Brumes » est un soldat de la coloniale qui « a eu des ennuis », forte tête, bon coeur, colère vivante, n’échappera pas à son destin de sang et d’inquiétude. Si la mort l’habille, le sauve, lui fait connaître l’amour, c’est encore elle qui au meilleur moment — histoire de faire pencher la balance qui marque trop bon poids — vient tout saccager. Heureux homme que ce bimbelotier au physique grotesque, assassin par nécessité, usurier par plaisir, courageux par colère et qui brise sa vie par sa jalousie d’adolescent; heureuse également cette jeune fille qui, à dix-sept ans, veut tout connaître de l’amour et ne redoute ni la prison ni le crime.
L’action se déroule dans un port tout baigné d’une brume épaisse. L’atmosphère est morbide, brutale, en parfaite harmonie avec ces personnages rudes.
Aux côtés de Jean Gabin, de Michel Simon, de Pierre Brasseur qui fait une extraordinaire création, Michèle Morgan, très en progrès, porte en son regard le signe du désespoir, dans ses lèvres, la marque d’un amour éphémère. Quel visage attachant et quels dons de comédienne. Le cinéma français a enfin la grande artiste qu’il cherchait. Tous les milieux cinématographiques parlent avec admiration de « cette éblouissante Michèle Morgan ». Jean Gabin, dans « Quai des Brumes » n’est pas écrasé, au contraire, il a grandi car il a enfin trouvé une partenaire à sa taille.

 

« Quai des Brumes » sort au mois de mai 1938 en exclusivité à Marivaux. Il y tient l’affiche durant de longues semaines. En janvier 1939, le film de Marcel Carné est présenté à Londres au cours d’un gala à l’Academy Cinema.
C’est un événement international. Il y a dans la salle non seulement toutes les personnalités du cinéma britannique, mais aussi quelques représentants de marque du cinéma américain. La soirée s’achève en un triomphe qui consacre définitivement Michèle Morgan.
Déjà Hollywood s’intéresse à elle. Elle parle fort bien l’anglais. Il ne faudrait que quelques leçons pour qu’elle soit à son aise devant une caméra et sous un micro dans un studio californien.

Mais Michèle Morgan ne se laisse pas griser par le succès. Elle revient bien sagement en France. Albert Valentin l’engage pour un nouveau film. Celui-ci est annoncé sous le titre de « Tabarin ». Charles Spaak et le metteur en scène ayant quelques semaines devant eux avant la date prévue pour le premier tour de manivelle partent pour Antibes. Michèle Morgan séjourne à la même époque à Juan-les-Pins. Elle profite du voisinage pour rendre souvent visite aux deux techniciens. Une sympathie très grande ne tarde pas à naître entre eux et quand le jour est venu de partir pour Dinard où doivent être réalisés les extérieurs; ils étaient trois bons camarades et pourtant Michèle Morgan qui est une fille extraordinaire, qui a une nature extraordinaire est une créature fermée, se livrant peu, vivant surtout d’une vie intérieure, très intense.
A Dinard, il pleut. Il pleut dix jours durant, pendant lesquels chacun rongea son frein. Désespérant de pouvoir tourner en Bretagne, Albert Valentin prit le parti de se rendre dans le Midi. C’est donc à Antibes que sont tournés les extérieurs. Le film après être un moment devenu « L’Ombre et la Lumière » s’intitule désormais « L’Entraîneuse ». Au cours des prises de vues, le metteur en scène peut mesurer la prodigieuse dose d’intelligence et de sensibilité que possède Michèle Morgan. Comprenant à demi-mot ce qu’on souhaite obtenir d’elle, interprétant, devançant les intentions, du réalisateur, elle est vraiment le plus merveilleux instrument humain dont puisse rêver un metteur en scène. Il s’y ajoute qu’elle est un exemple frappant du mystère de la photogénie : presque neutre à la ville, n’attirant pas plus qu’une autre les regards, son visage s’illumine sous les projecteurs, se transfigure, se magnétise, semble accrocher toute la lumière, toute l’émouvante beauté du monde.

 

Au studio, à Neubalbelsberg, près de Berlin, cette impression ne fait que se confirmer. C’est à cette époque qu’à lieu Munich. Daladier et Chamberlain s’en vont en Bavière rencontrer les dictateurs. L’atmosphère est tendue. Les Français qui séjournent dans la capitale allemande se demandent avec anxiété ce qu’il va découler de tout cela.
Les techniciens et les artistes français de « L’Entraîneuse » ont l’occasion d’apprécier en plus de ses dons de comédienne, les qualités de femme de Michèle Morgan, son courage tranquille, son calme parmi l’énervement général, sa conscience professionnelle. Elle tourne un film, elle veut l’achever.
Le 15 septembre, le film est terminé. Michèle Morgan alors ne cherche plus à dissimuler le choc violent qu’avait subi sa sensibilité depuis tant de jours. Ce qu’on aurait pu prendre pour de l’indifférence n’est qu’une admirable maîtrise de soi.

 

« L’Entraîneuse » dans lequel Michèle Morgan a comme principaux partenaires Tramel, Gilbert Gil, François Périer, Georges Lannes, Jimmy Gaillard et Gisèle Préville conte l’histoire de Suzy, une jeune fille qui travaille dans un dancing à l’enseigne de « La Dame de Cœur ». Suzy à l’époque des vacances est lâchée par son petit copain. Un client reconnaissant à qui elle porte chance, lui offre 3.000 francs grâce auxquels elle part seule dans le Midi. Là-bas, elle s’installe dans une pension de famille ou chacun la prend pour une demoiselle « comme il faut ». Et naturellement, elle révolutionne tous les jeunes coeurs : une aventure s’ébauche entre Suzy et un sympathique étudiant un peu poète. Elle lutte contre la tentation de l’amour pur ; elle y succomberait peut-être mais à la suite d’une bagarre dans laquelle son nom est incidemment jeté, elle est obligée de quitter précipitamment la pension, ses rêves, ses amours. La voilà revenue « La Dame de Cœur ». Inexorablement son mauvais destin la reprendrait si le joueur du début ne reparaissait et ne lui offrait la possibilité de se refaire au loin une nouvelle vie.
Grâce à son physique étonnant, à ses regards lourds d’infini, Michèle Morgan nous fait accepter sans discussion le personnage de Suzy l’entraîneuse ; qu’elle soit moulée dans une robe de soirée ou vêtue d’une modeste blouse, toujours une pudeur esquisse une pureté troublante émanant d’elle comme un mystère qui attire et intimide tout à la fois.
Michèle Morgan est sans aucun doute l’une des présences les plus riches du cinéma mondial.

 

Pour la même société de production, Michèle Morgan tourne ensuite « Le Récif de Corail » que met en scène Maurice Gleuze d’après un roman de Jean Martet qui conte l’aventure de deux meurtriers,poursuivis par la police. Mais dans leur coeur, ils sont restés purs. C’est cela seul qui importe. Quant au récif de corail, c’est l’îlot de rêve, le symbole, le havre de grâce, le calme vers lequel tendent désespérément les deux êtres que le hasard a réunis.
Dans ce film, Michèle Morgan incarne une sorte de fille sauvage fuyant les hommes et qui vit seule dans une vieille cabane isolée sur la rive d’un torrent. Sa silhouette se présente telle que son partenaire principal qui n’est autre que Jean Gabin, en l’apercevant pour la première fois vêtue d’une mauvaise salopette, ne sait s’il a réellement affaire à une fille ou à un garçonnet.

 

Le film qui succède au « Récif de Corail » est « La Piste du Nord ».
Michèle Morgan cette fois-ci, est dirigée par Jacques Feyder.
« La Piste du Nord » qui s’intitula aussi un moment « La Loi du Nord » est tiré d’un roman de Maurice Constantin Weyer : « Telle qu’elle était de son vivant ».
Dans le film Michèle Morgan a des partenaires de choix. Charles Vanel, comédien sobre et puissant, Pierre-Richard Willm, parfaitement à son aise dans un rôle qui lui convient à merveille et Jacques Terrane un jeune débutant à l’allure de jeune premier américain, au visage mâle, devant qui s’ouvrait une carrière pleine d’avenir. Mais aujourd’hui Jacques Terrane n’est plus. Il a trouvé une mort glorieuse en Syrie dans l’armée du général de Gaulle.

« La Piste du Nord » est un grand film. Comme pour tous ceux de Jacques Feyder, on n’hésite pas à faire de grands frais. L’action se déroule dans les grandes immensités blanches du Canada, aussi la troupe au grand complet part pour Villars-de-Lens, afin de profiter des champs de neige qui font les délices des amateurs de ski. Mais désillusion, la température est trop clémente, la neige fond. On ne peut tourner. Alors, Roland Tual, le producteur n’hésite pas. Puisque la neige fait défaut, on va aller là où on est certain d’en trouver. Le Canada est trop éloigné, mais la Laponie est assez proche. Alors on boucle les valises, on prend le train et l’on part pour le Nord.
Mais laissons, une fois encore, Michèle Morgan vous donner ses impressions. Voici la reproduction d’un article qu’elle publia à son retour de Kiruma :

 

Après un séjour de quatre semaines à Villars-de-Lens, dans l’Isère, où Jacques Feyder attendit vainement une épaisseur de neige suffisante pour tourner les extérieurs de « La Loi du Nord », on nous demanda brusquement de plier bagages. Nous allions partir pour la Suède et le cercle polaire (ou presque). Là au moins, M. Feyder était certain de trouver l’ambiance nécessaire à ses scènes canadiennes.
Un très court séjour à Paris, durant lequel chacun fit en hâte ses préparatifs pour ce lointain voyage, et nous nous retrouvions presqu’au complet sur le quai de la gare du Nord. L’équipe technique était partie en avant pour préparer notre séjour là-bas et repérer les bons petits coins. Le voyage qui devait durer quatre jours s’annonçait fort agréable.
Nous étions toute une bande joyeuse de bons camarades. Charles Vanel, quelque peu taciturne comme à son habitude, mais prévoyant les longues soirées avait eu la précaution d’emporter plusieurs jeux de société tels que diamino, lexicon, petits chevaux et jeu de l’oie. Le calme de Pierre Richard-Willm contrastait avec l’exubérance de Jacques Terrane.


Nous quittâmes Paris confortablement installés dans notre wagon-salon que nous ne devions quitter qu’une fois arrivés à Hambourg. Mais le sort en avait décidé autrement puisque, peu avant d’arriver à Erqueline, près de la frontière belge, un essieu de notre wagon ayant chauffé, un commencement d’incendie se déclara qui nous força à nous réfugier avec tous nos bagages dans le wagon-restaurant où nous restâmes entassés les uns sur les autres jusqu’à Liége. A Liége, on nous donna un autre wagon, mais celui-ci n’était pas chauffé et nous continuâmes jusqu’à Hambourg, dans une température glaciale, avant goût de celle que nous devions subir durant notre séjour en Suède.
Traversée de Hambourg en trombe, le temps de changer de train et de prendre place dans celui qui nous déposa à Sassnit, un petit port où nous embarquâmes à bord d’un confortable navire. La traversée ! Je ne tiens pas à insister sur elle. J’en conserve un désagréable souvenir. La mer en effet était houleuse et je n’ai pas le pied marin. Ce fut avec joie que je vis, enfin, apparaître à l’horizon, la pointe de Malmoé. Dans un petit port fort actif nous trouvions le train qui nous déposa peu après à Stockholm. Après nos tribulations ferroviaires et maritimes, nous étions très fatigués et comme nous devions repartir le lendemain, nous nous reposâmes. Cela ne m’empêcha pas de satisfaire mon envie de visiter la ville. Au cours d’une promenade, je puis ainsi, voir le théâtre où Greta Garbo fit ses débuts.
Cependant Feyder était à Kiruma avec ses assistants Barrois et Bayet et tous les techniciens venus de Paris, auxquels s’étaient joints les machinistes et les électriciens engagés à Stockholm. Tout était prêt et comme nous étions déjà en retard, il fallait faire vite pour essayer de rattraper un peu l’horaire. Notre arrivée à Kiruma (qui est la ville de Suède la plus proche du pôle et compte 15.000 habitants, les mines de fer les plus riches d’Europe et trois cinémas) fut magnifique. Feyder, qui nous attendait sur le quai de la gare avec les personnalités de la ville, nous fit une réception charmante et nous conduisit au Jarvengs­hotelet où nous devions habiter durant tout notre séjour. C’était un hôtel confortable, chaud, douillet, mais qui n’avait qu’une seule salle de bain, ce qui donnait lieu, chaque soir, à de longues disputes pour savoir qui en disposerait le premier.
Le séjour à Kiruma qui dura un mois, fut sans histoire. Nous menions une vie simple, laborieuse et disciplinée. Debout à 6 h. 30 et une heure plus tard, emmitouflés dans des fourrures et des tricots, nous partions en auto à 20 kilomètres de là, où Hubert, notre chef opérateur avait installé sa caméra dans un décor tout à fait canadien, une vaste plaine blanche, s’étendant à l’infini, avec de ci, de là, quelques bosquets de sapins et de bouleaux. La température descendit parfois jusqu’à -20°. Nous n’avions pour nous protéger du vent qu’un abri sommaire constitué de planches et de feuilles de contreplaqué. Cet abri nous fut de la plus grande utilité un certain matin, quand il se mit à souffler une violente tempête de neige. Celle-ci réjouit fort Feyder qui chargea Hubert de la filmer. Ce travail très délicat fut exécuté au prix de mille difficultés. Chaque soir, nous rentrions harassés de fatigue à l’hôtel et nous n’avions qu’un désir, celui de prendre un bain et de nous coucher.

 

Je ne vous parlerai pas de la cuisine suédoise. Demandez à Vanel ou à Willm ce qu’ils pensent de la mayonnaise et de la moutarde sucrées! Quant à moi, je n’ai pu m’y habituer et la plupart d’entre nous préféraient les grillades de rennes que nous préparaient les habilleuses.
Les chiens de Paul Émile Victor furent de bons compagnons. S’ils se battaient continuellement entre eux, ils nous manifestèrent un attachement profond. J’ai eu un brave compagnon en la personne de Padazi, leur chef, leur « caïd ». C’était lui qui commandait et tout l’attelage lui obéissait sans discuter. Ils savaient que la moindre velléité de révolte leur aurait valu un coup de croc. Je suis convaincu que nos amis les chiens n’aimaient pas le cinéma. Ils exécutèrent ce qu’on leur demanda comme à contre coeur. Ils ne comprenaient pas, eux qui avaient l’habitude de courir durant des kilomètres, pourquoi au bout de cinquante mètres, on les arrêtait, pour recommencer le même parcours.
Après un mois de travail, nous revînmes à Paris d’une traite. Ah! qu’il fait bon à Paris ! Et pourtant. Nous avons commencé les intérieurs au studio de Saint-Maurice : il n’est pas très amusant de jouer sous les sunlights vêtus d’épais chandails et de lourds manteaux de fourrures.
Peut-être allons-nous regretter les moins 20 degrés de Kiruma
. »

 

Telles sont les impressions rapportées par Michèle Morgan de son séjour en Suède et qu’elle nous confia dès son retour parmi nous.
Dans la « Piste du Nord » quatre personnages évoluent. Celui qui noue l’action est un jeune et sympathique millionnaire américain. Trompé par sa femme, il abat l’amant de celle-ci et passe en jugement, mais grâce à des interventions amicales, il est déclaré irresponsable. Sa secrétaire qui lui a gardé son affection et lui demeure dévouée, organise son évasion. Tous deux passent au Canada. Pour fuir la police qui est sur leurs traces, ils se dirigent vers les grandes plaines glacées du Nord. Un trappeur français qu’ils ont rencontré en cours de route les accompagne. Il s’éprend de la jeune fille, que le fugitif fait d’ailleurs passer pour sa femme. Après les avoir hébergés, alors qu’il ignorait leur identité, un agent de la police montée canadienne reçoit l’ordre de les arrêter. Il se lance à la poursuite du trio, le rejoint mais au moment d’être pris, les fugitifs abattent ses chiens, mettant leur poursuivant hors d’état de leur nuire. C’est alors qu’une tempête de neige vient dominer par sa formidable menace, ce conflit humain. Contraint à chercher refuge dans les grottes les plus proches, les trois hommes et la jeune femme se prêtent mutuellement assistance. Cependant, malgré l’amitié et l’estime que le policier éprouve à l’égard du couple et de leur compagnon, il ne leur cache pas qu’il les considère moralement comme ses prisonniers.
Mais la mort de la jeune femme qui a présumé de ses forces, la libérera à jamais. Les trois hommes qui poursuivent leur route à travers l’immensité blanche, porteront également son deuil; le trappeur en sachant qu’elle l’aimait; le millionnaire fugitif en s’imaginant que son propre amour était payé de retour; le policier en conservant le secret de ses sentiments qu’il n’a point exprimé.
Michèle Morgan qui joue le rôle de la secrétaire est plus belle et plus émouvante que jamais; elle est d’une simplicité et d’une justesse de ton étonnante. D’un regard — et quel admirable regard elle a — elle exprime ses sentiments. Et il n’est plus besoin de texte, ni de mouvement pour que nous soyons pris jusqu’à l’âme. La façon dont elle joue la scène de la mort, d’une extrême difficulté, la classe parmi les très grandes artistes.

 

« Les Musiciens du Ciel » que met en scène Georges Lacombe avec dans le rôle principal masculin, René Lefèvre qui est l’auteur du roman dont on a tiré le scénario, a pour vedette féminine Michèle Morgan.
Ce scénario qui a pour cadre l’Armée du Salut conte l’aventure d’un zonier, Victor, brave garçon tout décidé à mal tourner, qu’une jeune salutiste ramène vers le bon chemin. Elle y parvient par un exemple personnel de labeur, de persévérance, de courage, de bonté. Et lorsqu’elle sera parvenue à un résultat inespéré, alors même que Victor s’estime digne d’une affection plus égoïste, elle succombe au mal qui depuis longtemps la rongeait.

Ainsi contée, l’anecdote pourrait paraître et mince et conformiste. « Les Musiciens du Ciel » est un film très pur, très noble, réconfortant. Il est une belle leçon d’énergie et de dignité.
Michèle Morgan dans le rôle de la lieutenante Saulnier « emporte le morceau » avec son visage tourmenté et lumineux où tour à tour passent les maux et les bonheurs de la terre. Certaines de ses images sont vraiment bouleversantes.
Le film de Georges Lacombe terminé, Michèle Morgan est sollicitée pour deux nouvelles productions. L’une doit être mise en scène par Julien Duvivier et a pour titre « Untel Père et Fils », L’autre est tirée d’un roman de Roger Vercel, « Remorques », et doit être réalisé par Jean Grémillon.
Il y a aussi René Clair qui voudrait tourner un film avec elle : « Rue de la Gaîté » dans lequel Raimu serait son principal partenaire.

 

Ce fut Jean Gabin qui ayant lu « Remorques » le roman de Roger Vercel, sur les conseils de Jean Gremillon, s’emballa sur le sujet et voulut jouer le rôle du capitaine du remorqueur « Cyclone ».
Tout fut mis en oeuvre pour préparer le film. Cela demanda six longs mois de préparation car Jean Gremillon est un metteur en scène lent, méthodique et méticuleux.
Mais il y avait auprès de Jean Gabin deux rôles féminins sensiblement d’égale valeur à tenir. A qui les confier ?
On n’était pas d’accord sur les noms. C’est alors que le producteur eut l’idée suivante : faire un referendum parmi les directeurs de salles.
Le processus était simple. On tira au hasard 500 salles de cinéma sans souci de leur importance, puis on envoya au directeur de chacune de ces salles deux listes parmi lesquelles on lui demandait de choisir les deux vedettes les plus aimées de son public, dans des rôles de leur emploi, bien entendu. Aux listes on avait joint un résumé du sujet.
Les 500 réponses ne se firent pas attendre. Elles arrivèrent à peu près identiques. C’était un triomphe pour Michèle Morgan, dans le rôle énigmatique de l’étrangère et pour Madeleine Renaud dans celui de la femme de Jean Gabin.
Aucun doute. Pour une fois les directeurs de salles s’étaient montrés avisés et intelligents. Michèle Morgan et Madeleine Renaud furent engagés.
Pendant six mois, adaptateur, scénariste, auteur de dialogue, metteur en scène et Roger Vercel, travaillèrent à mettre au point le découpage définitif.
Et en juin 1939, toute la troupe partit pour Brest où furent réalisés les extérieurs. Il y eut au cours de ceux-ci de multiples incidents qui ne facilitèrent pas le travail des cinéastes.
Ce furent ensuite les intérieurs au studio de Billancourt.
Mais en septembre 1939 on dut tout arrêter.

 

Désorganisé par la guerre, le cinéma français essaya de faire quand même quelque chose. Avec des moyens de fortune et d’acrobaties invraisemblables il y parvint quand même.
Après plusieurs mois d’interruption, durant lesquels Michèle Morgan partit pour Nice tourner sous la direction de Julien Duvivier, Jean Gremillon reprit les intérieurs de « Remorques ».
« Remorques » ne sortit qu’au début de 1942 après avoir subi de nombreuses coupures.

 

Quant à « Untel Père et Fils » le film de Julien Duvivier, tourné à Nice, il est encore inédit en France mais la Columbia doit nous le présenter prochainement. Les Allemands voulurent le détruire car le sujet ne plaide nullement en leur faveur, bien au contraire, puisqu’il conte la vie d’une famille française au cours des quatre dernières générations. Ils se saisirent du négatif et le détruisirent. Mais leurs efforts furent inutiles. Une copie standard fut sauvée du désastre. Avec de nombreuses précautions elle fut mise en lieu sûr.
Et quelques mois plus tard, on put voir sur les écrans d’Amérique et d’Angleterre « Le Coeur d’une Nation » un film de Julien Duvivier qui n’était autre que « Untel Père et Fils » et qui remporta chez nos amis un succès considérable.
« Untel Père et Fils » est un film de metteur en scène. En dehors d’un scénario étoffé, d’un dialogue vivant, d’une interprétation remarquable, il nécessite plus encore une réalisation souple, diverse, faite d’ombre et de lumière de détails et de grandes lignes, de légèreté et de gaîté. Plus que jamais le rythme est nécessaire. On ne résume pas 70 années de la vie de la France, on ne les orchestre pas, on se noie dans elles ; elles vous emportent.
Point de héros de tragédie, de personnages à tirade : une famille, les Froment.
Le père, celui qui meurt pendant le siège de Paris, est un cultivateur qui ne sait pas lire et dont l’ambition est d’avoir un fils médecin. Ce rêve ne se réalisera qu’à la quatrième génération, en septembre 1939, alors que son arrière-petit-fils va partir pour le front.
Entre eux nous faisons connaissance avec l’oncle Hector méridionnal ruiné par la guerre 1914-1918, avec Félix l’instituteur, Marie, Alain, jeune gloire de l’escadrille des Cigognes, de l’oncle Félix, le colonial et d’Estelle la vieille tante économe.
Des hommes, des femmes simples auxquels il n’arrive rien de ces événements mondains, dramatiques et passionnels qui encombrent les journaux. Mais tous poursuivent la tâche sacrée de servir et de survivre. Les fortunes les plus diverses leurs sont imparties ; ils en profitent ou les subissent avec la même allégresse, la même sérénité.
De grands artistes ont la tâche délicate de personnifier cette famille des Français moyens, honorables, admirables.
Première génération : Louis Jouvet et Raimu.
Seconde génération : Lucien Nat, Suzy Prim, Louis Jouvet et Renée Devilliers.
Troisième génération : Jean Mercanton, Harry Krimer et Michèle Morgan.
Quatrième génération : Pierre Jordan.
Tâche d’autant plus difficile que la plupart des personnages vieillissent. Raimu par exemple, tient tout le film. De même Jouvet qui au surplus, est à la fois, au début, le père et son propre fils.
Et ce fut l’art des découpeurs, Charles Spaak et Marcel Achard que d’avoir bâti un scénario tel que, malgré ses différentes escales, l’histoire demeure nette, simple, sans bavure.
Les Français ne manqueront pas de voir « Untel Père et Fils » avec émotion après les quatre années qu’ils viennent de vivre sous la botte nazie, ils comprendront encore mieux ces personnages si proches de la vie.

 

« Untel Père et Fils » fut terminé peu avant juin 1940.
Depuis, Michèle Morgan s’exila.
Elle partit pour les États-Unis et s’en fut se fixer à Hollywood.
Elle fut sollicitée dès son arrivée par de nombreux producteurs. Mais avant d’étudier leurs offres et de leur donner sa réponse, elle s’enferma dans son cottage et se perfectionna en anglais. Lorsqu’elle jugea le parler correctement, elle examina les propositions des firmes américaines.
Elle tourna tout d’abord « Joan of Paris » (Jeanne de Paris) sous la direction de George Stevens le metteur en scène de « Gunga Din » et qui depuis, dirige le département cinématographique de l’armée Eisenhower. Nous ne verrons pas « Joan of Paris » en France. Le film en effet conte l’histoire d’une jeune Française au cours de l’exode de juin 1940. Les reconstitutions « made in Hollywood » ne manquent pas de fantaisie et les Américains peu exigeants pour leur propre compte, craignent de nous heurter par certaines erreurs et fantaisies involontaires.

 

Le deuxième film tourné par Michèle Morgan en Californie a pour titre « Two tickets for London » (« Deux billets pour Londres ») pour lesquels les salons de coiffures et les meilleurs maquilleurs de Hollywood l’ont transformée en une chanteuse de cabaret très sophistiquée.
Pour son troisième film américain la vedette française a dû sacrifier aux goûts américains en interprétant une comédie musicale « Higher and Higher » (« Toujours plus haut ») dans laquelle elle avait comme partenaire le nouveau Tino Rossi américain, Frank Sinatra. Enfin elle fut la vedette d’un film dans lequel on lui confia un rôle bâti sur mesure « Passage pour Marseille » dont le principal rôle masculin était tenu par Humphrey Bogart qui fut autrefois spécialisé dans les personnages de gangsters et que l’on vient de voir dans un des premiers films américains présentés depuis la libération : « Convoi vers la Russie ». Humphrey Bogart est devenu le Jean Gabin d’outre Atlantique.
Michèle Morgan, non seulement a perfectionné son anglais, mais a aussi appris le chant et la danse, on pourra s’en rendre compte dans la comédie musicale si celle-ci est projetée en France.
Elle a aussi appris le tennis, le golf et la natation.
Elle s’est également mariée. Elle a épousé il y a deux ans un jeune comédien presque inconnu, William Marshall avec qui son mariage, célébré secrètement, fit sensation dès qu’il fut connu.
Elle vient d’avoir un bébé.

 

Michèle Morgan aujourd’hui Américaine, restera-t-elle aux États-Unis comme Annabella ?
Espérons que nous la reverrons en France.
Le cinéma français a besoin d’elle. Nul doute, Michèle Morgan qui se souvient de ce qu’elle doit à nos réalisateurs et producteurs ne les oubliera pas.
Oui, soyons tranquille, elle nous reviendra un jour.
Et ce jour-là, ses amis, ses admirateurs seront nombreux à la gare pour l’accueillir et la recevoir.

FIN

p.s

Les photographies qui illustrent cette brochure proviennent des archives personnelles de George Fronval, Certaines sont dues à la courtoisie de Ciné-Miroir et de Cinémonde. Les documents américains nous ont été con-fraternellement communiqués par l’hebdomadaire Nuit et Jour.

 

 

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2 Responses to “1945 – le numéro spécial de la revue FILM AR sur Michèle Morgan”

  • Guihaire Didier

    Elle est revenue et à continuer sa carrière de star : belle entre les belles plus que jamais. En 1983, je l’ai rencontrée et j’ai organisé à Nantes une expo la concernant…elle y était venue jouer chérie de Colette. Dans les années qui ont suivi j’ai pu partager avec des amis communs des dîners puis quelques correspondances. Ce fut une belle rencontre associée à celle de Olga Horstig son agent et Suzanne son amie d’enfance qui un soir d’octobre 1983 m’a ouvert les portes et les archives de l’appartement de Neuilly! Aux yeux du souvenir donc mais quels yeux, quelle voix, quelle distinction!!! grand bonheur cordialemnt

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