Entretiens de Marcel Carné

1982 – Entretien avec Jacques Grant et Jean-Pierre Joecker (Masques)

 

Masques – Hiver 82/83 – n°16.

Rencontre avec Marcel Carné, Cinéaste Fantastique

Il y aurait eu 21 numéros de la « revue des homosexualités » Masques paru en France dans les années 70/80. Cette rare interview de Marcel Carné a été recueillie par Jacques Grant qui serait devenu depuis directeur de casting (« Irréversible » de Gaspar Noé) et Jean-Pierre Joecker, le fondateur de la revue et qui publia « Histoire d’un Génocide oublié » (sur la déportation des homosexuels durant la 2° guerre mondiale) aux Editions Persona en 1980.
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S’il n’y avait pas cet homme vif, là en face, « Marcel Carné » serait toujours cette expression française synonyme de « rêve », de « 7e Art » comme on dit « 7e ciel ».
Mais il est là, vue panoramique sur le Champ de courses d’Auteuil dans son long salon terrasse. « Là, à la rigueur, dit-il, on peut se passer de créer un décor, je pourrais assez facilement vous prendre tous les deux sur le canapé ».
Les phrases n’ont aucune rigueur : une image en appelle et bouscule une autre, dans ce grand feuilleton guerrier, cette saga de la guerre contre les producteurs, quelle histoire ! Comblé d’honneurs, les Césars, une place à son nom dans une ville de l’Ile-de-France, il a autant la certitude de sa qualité d’artiste qu’une modestie insoupçonnable pour en parler. Ce ne sont que « peut-être », « un peu », « espèce de ». Ses deux verbes narratifs préférés : dire (pas « affirmer, répondre, clamer », et trouver (pas « créer »). Trouver, comme dans la chasse aux trésors.
Carné. Depuis 20 ans, ses films n’ont plus la même facture cinéphilique. C’est que les yeux des spectateurs se sont brouillés. Arrêtée la nostalgie des sublimes interprètes des années 40 qu’il a su mieux que personne diriger, révéler, sentir, écoutons cet éternel cinéaste moderne expliquer que l’interprétation est aujourd’hui au cinéma celle de la couleur.
Jacques Grant

 

Rencontre avec Marcel Carné Cinéaste Fantastique

Par Jacques Grant et Jean-Pierre Joecker

Au début, il est naturellement question du Querelle de Fassbinder qu’il a bruyamment défendu en tant que président du Jury de la dernière Biennale de Venise.

Evidemment, cette atmosphère baroque peut ne pas plaire. Moi-même je n’en ai pas été enthousiaste. C’est parce que j’ai parfois songé à porter Querelle de Brest à l’écran, et comme je l’aurais fais d’une toute autre manière, je ne peux pas juger, juger est un bien grand mot, je ne peux pas dire que je ne suis pas tout-à-fait d’accord sur les décors théâtraux, les personnages habillés d’une manière absolument insensée, invraisemblable. Car, compte tenu de cette déformation d’opéra qu’a voulue Fassbinder, C’est un film qui vous laisse une impression d’audace, de sûreté, de sûreté d’exécution. C’est un film qui marquera.

… En tout cas qui vous a marqué, vous.

Je pense que ce qu’il y a de plus intéressant dans les films, c’est quand on sent un homme derrière qui tient tout en mains.

Ce qui se manifeste encore plus dans l’espace maîtrisé du studio, où le film a été entièrement tourné, ce qui est rare actuellement.

Oui, je sais, on m’a souvent appelé « l’homme du studio ». J’ai tourné mes derniers films en extérieur, et c’est une légende un peu passée. Mais il est certain que dans un studio on obtient une intensité dramatique, une unité, qui n’est pas toujours le fait des décors naturels. Les gens ont une conception d’un cadre de vie qui leur est propre. Ils achètent une commode selon leur goût, leur bon ou leur mauvais goût. En décor naturel, vous ne trouvez pas exactement ce que vous cherchez, vous arrivez là et ce n’est pas du tout ce que vous aviez vu, ça ne correspond pas du tout aux personnages, et vous vous en accommodez.

On peut d’ailleurs constater que le cinéma actuellement le plus vivant du monde, le cinéma allemand, est d’une part largement produit dans une ville qui est presque un décor artificiel, qui est enfermée, Berlin, et d’autre part est de plus en plus tourné en studio.

Au temps du noir et blanc, on interprétait, on avait une forme, une couleur, que des années durant on n’a pas trouvé au cinéma, et que justement le cinéma allemand, et le cinéma américain maintenant, ré-inaugurent — une interprétation de la nature par la couleur. Il est certain que le ton orange bistre de Querelle est archi-faux, mais c’est cette interprétation photographique, qui est l’affaire d’un artiste authentique, et qui m’intéresse.
Dans les festivals, on encourage des films admirablement faits et joués, polis, de cinéastes qui seraient allés tourner un très bon Querelle à Brest, en supposant que ça n’ait pas été détruit pendant la guerre. Aujourd’hui, on peut tourner dans la rue, on se met dans une voiture ou dans un camion bâché, on fait un petit trou et puis on enregistre. Feyder, avec qui j’ai travaillé la grande place de La Kermesse héroïque, il n’est pas allé la tourner à Bruges
.

… Comme le Las Vegas de Coup de coeur de Coppola.

J’aime beaucoup le film, je suis un peu un fan du cinéma américain, c’est une histoire extraordinaire, ces gens qui s’adorent et qui s’engueulent tout le temps, et qui se séparent, qui crèvent de se séparer. Mais je regrette d’autant plus qu’ils aient foutu des décors insensés qui brisent l’émotion. Je crois que Coppola est mégalomane, il s’est dit, si je me contente de raconter une petite histoire qui tient en une phrase, je ferai un petit film. Mais là son cadre écrase l’histoire.

Moi, le décor extérieur ne me gêne pas tellement, si j’avais actuellement les moyens de faire un film, je le ferais. Ce qui me gêne, c’est que les producteurs ne veulent pas comprendre que si une scène doit se passer dans une chambre, il faut faire un décor. Dans une chambre existante, vous n’avez pas de recul, on est obligé de faire se promener les gens, et on devine tout juste un peu le décor. Quand j’ai tourné Les Jeunes Loups, c’était l’histoire d’une sorte de Rastignac ambivalent qui trafiquait aussi bien avec les femmes qu’avec les hommes, la censure l’a mutilé des deux tiers, j’avais une suite dans un hôtel luxueux sur la Côte et la production a absolument voulu qu’on tourne au Negresco. Ce qui fait qu’on a construit une plateforme extérieure pour mettre la caméra, il a fallu trois jours de tournage au lieu de deux. Vous voyez le bénéfice.
Je crois que si je pouvais faire demain un film tout en décors, je ferais un film fantastique, pas un film dit réaliste. Maintenant on parle de « réalisme quotidien ». La belle affaire ! Comme disait Hitchcock à qui l’on demandait s’il avait vu des films pornographiques : « Pourquoi voulez-vous que j’aille voir ce que je fais tous les soirs dans ma chambre ? » — à quoi Jeanson répondait « Enfin, Alfred, à ton âge, pas tous les soirs quand même »
.

Les Visiteurs du soir était déjà un film carrément fantastique.

Carrément. J’ai été terriblement influencé par Fritz Lang, quand j’étais petit. J’ai travaillé avec Feyder et René Clair, qui m’ont appris à diriger les acteurs, mais la véritable influence formelle, c’est Lang, Pabst, Murnau, l’expressionnisme allemand.
Mais Les Visiteurs du soir est un film qui manque de rigueur, oh, depuis 24 heures, on n’entend plus que le mot « rigueur », à propos de Mendès-France, c’est toujours le premier mot qui vient quand on ne sait pas quoi dire. En fait, on a eu plein de problèmes, (tourné en 1942) on trouvait très difficilement les velours, les satins, les brocarts. Tout ce dont on avait besoin manquait, et ce qui a été fait, ne l’a pas été bien. Il en résulte une espèce de magma
.

Pourquoi n’avez-vous pas tourné les extérieurs de La Merveilleuse Visite, autre film fantastique, en studio ?

Etant d’origine bretonne, j’avais envie de montrer le paysage breton, qui se prête merveilleusement à ce genre d’histoire, c’est quand même le pays des légendes, hein.

Effectivement, c’est un paysage qui est à la limite du fantasme.

Et puis, je n’avais pas les moyens. Il y a M. Hossein qui vient de faire un film de cinq milliards, il dit qu’on n’a jamais fait un film d’un prix aussi élevé en France, je pourrais dire que si on faisait Les Enfants du Paradis aujourd’hui ça en coûterait 8, avec les mêmes 2 000 figurants pour le carnaval et le même luxe. Pour Juliette ou la clé des songes (avec Gérard Philipe), film qui, lui, a été tourné en studio, on a été jusqu’à reconstituer une forêt entière, et tous les jours on changeait les arbres de place ; ils étaient montés sur des palans. Le décor de Boulogne fait peut-être cent mètres, mais on avait tous les jours un sous-bois différent.

Là on avait les moyens, mais il y avait aussi des raisons d’opportunité. Vous allez comprendre. J’avais beaucoup de scènes dans cette forêt, des scènes de danse avec 300 figurants. Nous étions au mois d’octobre. Vous imaginez transporter ces gens dans la forêt de Fontainebleau ou de Saint-Germain, sans être certains du temps, avec tous les défraiements de voyage, finalement, ça revenait plus cher.

Dans La Merveilleuse Visite, il y a une scène où le garçon va voir les oiseaux. Il les regarde, c’est tout ce qu’il fait. Alors que dans la version d’origine il essayait de voler. Mais il fallait un appareil que je n’ai pu avoir. Qu’est-ce qu’on fait alors ? On arrête de tourner et ça fait un scandale ou on tourne comme on peut. Je souffre quand je vois cette scène qui boîte.

J’avais une très jolie fin à la Fellini : on voyait la caméra et sur la caméra, les collaborateurs, jeunes et beaux, étaient juste avec le pantalon et le petit cœur, et tout d’un coup la caméra s’enfuyait jusqu’à l’infini. Le film s’arrêtait là, il y avait une sorte de symbole, ça voulait dire : si personne ne croit à cette histoire, au moins l’équipe y a cru. Et bien, je n’ai pas pu le faire, parce qu’il fallait faire venir trois, quatre « M. Muscle » de Paris, et que je n’ai pu l’obtenir.

Il n’y avait pas de « M. Muscle » en Bretagne ?

Non. Finalement on m’a montré des gendarmes. Ils ont juste enlevé leur chemise, c’était pas possible, ils avaient du ventre comme moi.

Il fallait partir à leur recherche vous-même.

Je n’en avais pas la possibilité, il y avait le mauvais temps, pas d’argent, des grèves, ça a été démentiel, ce tournage. Je trouve le film creux parce qu’il manque des gags poétiques et fantastiques. Il y a une chose singulière, c’est qu’on a voulu me classer « avant Prévert/ après Prévert », mais moi c’est ça. Le genre de films que j’aime bien faire, comme Juliette.

Maintenant, je me suis tourné vers une chose nouvelle, le spectacle audio-visuel. Comme on l’entend en France, c’est très primitif, des vues qu’on projette et qu’on enchaîne. Mais j’ai vu « New York Expérience » : deux appareils de projection de film, trente autres de diapositives. Et le hasard a voulu que je fasse un audio-visuel sur Lourdes. Je ne me voyais pas très bien disposé, et je m’en suis ouvert à l’évêque. Il m’a dit : « essayez ». J’ai bien été élevé dans la religion catholique, mais après la Communion ça s’est arrêté là ! L’évêque m’a dit, nous préférons ça à un béni oui oui. J’ai dit, ça, ça va très bien. Je lui ai dit, je ne veux pas vous choquer, mais j’ai horreur du style saint-sulpicien. Il m’a dit : « nous aussi ». Je me suis dit, je n’en sortirai pas. A la réception de l’Académie, Mme Barre est venue me serrer la main, elle m’a dit, vous êtes le Zola du cinéma français…

… Moi je veux bien… Mais c’est vrai que Zola n’est pas seulement un auteur naturaliste, c’est aussi un lyrique, quand il décrit une mine, c’est assez visionnaire. En tout cas, l’évêque m’a dit : Zola a bien écrit « Le Rêve« … Alors, il ne me restait plus qu’à me lancer là-dedans, et ça me plaît beaucoup. J’ai fait finalement un spectacle fantastique qui s’adresse aussi bien aux athées qu’aux dévots.

Vous êtes très sensible au fait que vos films plaisent à divers publics.

Oui. D’accord, j’ai trouvé une atmosphère totalement différente de ce que je pensais. Je pensais trouver des gens larmoyants, pas du tout, j’ai trouvé une espèce de confiance, de lueur dans les visages, j’ai vu tous ces jeunes dévoués, alors qu’on critique tellement la jeunesse, ils sacrifient quinze jours de leurs vacances pour conduire les types dans leurs petites voitures.

Alors, je me suis demandé, Lourdes, qu’est-ce que c’est ? C’est l’histoire d’une petite fille inculte, peut-être un peu demeurée, et il a suffi qu’elle dise « J’ai vu la Vierge là », comme elle aurait dit « J’ai vu un serpent à sonnette ». Il suffit qu’il y ait eu des choses troublantes, c’est vrai qu’elle a mis ses mains sur la flamme d’une bougie pendant dix minutes…

Et j’ai trouvé la voie : je vais faire, dans l’espoir de plaire à tout le monde, un fait-divers fantastique. J’ai pris l’exemple de la goutte d’eau qui par le truchement de la petite mare, du ruisseau, de la rivière et du fleuve, va jusqu’à la mer, et j’ai mis en parallèle la fille et les milliers de pèlerins.

C’est sûr que, pour faire un jeu de mots, il y a une « atmosphère » Carné dans tous vos films…

…Vous voulez plutôt dire « un style », non ?

Un ensemble de sentiments. Ainsi, souvent vos personnages masculins, Gabin, Montand, et d’autres, sont des costauds qui débordent de tendresse.

Ecoutez, il n’y a que ça qui m’intéresse. Dans toute histoire, en littérature comme au cinéma, il y a un vilain, un empêcheur de tourner en rond. Mais, vilain, j’essaie qu’il le soit pour une raison, pas gratuitement comme le J.R. de Dallas. Par exemple, mon vilain aime et n’est pas aimé. C’est sûr qu’à côté de brutes épaisses qui n’ont rien, il y a une multitude de gens que la providence a fait naître grands, gros et forts, et qui ont un coeur très sensible. Ça intéresse les gens à quelque chose. Vous avez un type qui vient de gifler un gosse, et puis il le ramasse et il lui dit « allez, fous le camp » sans autre forme de procès, on sent qu’il est bon, vous comprenez.

Mais voyez, quand on parle de caractère sensible, c’est l’image de Gabin qui me vient. Gabin était très sensible et bourru. Il était impossible, entier, gentil ou odieux. J’ai tourné deux films avec lui, et si j’ai fait Quai des Brumes, c’est beaucoup grâce à lui, parce qu’il m’a défendu. Quand je demandais de la fumée dans le décor, le producteur trouvait qu’il y avait toujours trop de fumée parce qu’on ne voyait plus le décor qui avait coûté si cher, et Gabin disait « Mais vous allez pas bientôt lui foutre la paix, au môme ». Parce qu’il m’appelait le môme. Je l’ai vu deux mois avant sa mort, il m’appelait encore « le môme », et sur la couronne que j’ai envoyée, j’ai mis « le môme ».

Vous expliquez à propos des Tricheurs qu’il y a une mode qui commence à cette époque-là selon laquelle les sentiments amoureux ne doivent plus se montrer…

C’est pourquoi j’ai fait le film. Je suis très sensible à Roméo et Juliette, que j’avais l’idée de faire dans la zone, et puis quelqu’un a eu la même idée que moi aux Etats-Unis, et en a fait un film merveilleux. J’étais à cette époque au Trianon Palace à Versailles avec Spaak, on travaillait sur un scénario qui se passait à la cour des Valois, où venait la Commedia dell’arte, il pouvait y avoir des interprétations de la couleur très intéressantes, mais le producteur trouvait que c’était trop cher. Je dis soudain à Spaak « Dis-moi, Charles, qu’est-ce que tu dirais d’un couple, Roméo et Juliette, qui n’ont aucun tabou ; ils se créent eux-mêmes leurs tabous, par connerie, par snobisme, à cause d’une chose qui est dans l’air ». Il me regarde « Où veux-tu en venir ? ». Je lui réponds : « Saint-Germain-des-Prés ».

Moi j’ai toujours connu Saint-Germain-des-Prés et je continue à le fréquenter malgré mon âge, je vais d’ailleurs déménager d’ici pour aller y habiter en décembre. J’y connais bien les jeunes, ils m’admettent beaucoup, pas parce que je suis metteur en scène, mais peut-être parce que je les amuse, parce que je bavarde, ils ne sont pas très causants, souvent, les jeunes, et ils aiment bien raconter quelqu’un qui bavarde — et j’ai donc trouvé ces quatre personnages. On ne veut pas montrer ses sentiments, à 30 ans on est un vieux con, un « amorti », disait-on à l’époque. C’est ça le sujet des Tricheurs.

Les Tricheurs ont appris à des tas de parents ce que faisaient leurs enfants. Ils leurs prêtaient l’appartement pour des petites sauteries, et ils ont découvert que, et bien mon Dieu (rire), on fôlatrait sur le lit familial.

Vous parliez de censure à propos des Jeunes Loups. Il y a eu aussi les films interdits pendant la guerre, mais surtout les critiques contre les films « négatifs » comme celui-ci…

Les films noirs, déprimants, sont justement ceux qui sont les plus éternels. Si mes films ont quelque chose qui doit vieillir, enfin, ceux que j’ai faits avec Prévert, ce n’est pas méchant, ce que je vais dire, c’est plus dans le texte que dans l’image. Il y a quelques facilités dans les dialogues de Prévert, comme il y en a eu dans ses poèmes. Je pense que dans mes films c’est l’humanité des personnages qui subsiste.

La nostalgie. Qui n’est pas celle de notre regard, qui n’est pas rétro, mais qui est celle de vos personnages, qui essaient de retenir des choses qui leur échappent.

Tous ces artifices qui font un film, paradoxalement, c’est la vie. Parce que ce sont des mélanges. Vous avez eu des périodes heureuses, d’autres moins heureuses, et c’est mêlé maintenant. Vous avez eu des amours masculines ou féminines, peu importe, moi je mets ça sur le même plan, vous avez connu des moments d’extase et vous avez plongé parfois. C’est Musset qui disait : la grande joie, si on n’avait pleuré, qu’en ferait-on ?

Vous dites que les histoires d’amour entre hommes et femmes c’est pareil, alors pourquoi n’avez-vous jamais tourné d’histoire d’amour entre hommes ?

Je savais que vous y arriveriez ! Ça ne me gêne pas du tout, remarquez.

Je ne vous pose pas cette question pour essayer de traquer un manque en vous, mais pour que vous parliez encore de votre sensibilité à vos personnages.

Je n’ai peut-être jamais tourné d’histoire d’amour entre hommes, mais ça a été souvent sous-jacent. Déjà dans Hôtel du Nord il y avait un jeune homosexuel joué par François Périer. Quand il part avec Annabella au cinéma, il n’a qu’une envie, aller pieuter avec le soldat. Mais c’était si discret que le producteur n’a rien compris, il a dit « C’est inutile cette scène ». Dans Les Enfants du paradis, c’est très net, et historique, que Lacenaire est homosexuel, et qu’il couche avec Avril — la dévotion d’Avril, avec sa rose à l’oreille ! etc… Simone Paris et Marie Daems, les deux femmes de L’Air de Paris, il est évident qu’elles couchent ensemble, j’ai d’ailleurs été très attaqué, « L’Air de Paris, un air irrespirable », a titré Paris-Presse.

Gabin avait une peur terrible de ça. Quand à la fin de L’air de Paris il venait retrouver le jeune boxeur, je lui dis : tu lui passes la main autour du cou et tu l’emmènes : « Pas question, je veux pas avoir l’air d’un pédé ». Il n’était pas content du tout. Gabin pédé, écoutez, vraiment !

Pourtant on peut dire que là dans ce film, Gabin a une espèce de sensibilité un peu féminine. Quand il masse l’autre qui est étendu nu sur la planche, il a beau s’en défendre, son massage évoque certaines images.
… Mais d’histoires entre homos, non. Je me suis souvent posé la question : est-ce que c’est un manque d’audace ? Les films homosexuels ne font pas beaucoup d’entrées, c’est un circuit restreint, et je n’aimerais pas avoir un insuccès dans ce domaine, d’autant que je n’aimerais filmer alors qu’une grande histoire d’amour. Mais je crois surtout que j’aime mieux les choses qu’on devine
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Vos femmes, Marie Déa ou Michèle Morgan, ont des regards qui se perdent dans l’infini, qui ne se posent pas sur des choses utilitaires…

J’aime beaucoup les femmes très belles. Je suis sensible à la beauté, et j’admire le corps des femmes bien faites. Je n’aime pas le deux-pièces sur les plages, mais une femme avec un collant…

Vous aimez les femmes habillées.

Les femmes bien habillées, mes goûts de luxe.

Vous êtes plus porté à habiller les femmes qu’à les déshabiller, c’est bien, pour un cinéaste…

Ça dépend du cinéaste. Ferreri ou Vadim, c’est le contraire. Pour reprendre le fameux « T’as d’beaux yeux tu sais » qu’on m’envoie toujours dans les pattes, quand Morgan dit « Embrassez-moi », qu’il l’embrasse, qu’il s’écarte et qu’elle dit « Embrasse-moi encore », je trouve ça beaucoup plus sensuel que de montrer l’acte. Dans Les jeunes Loups, j’avais tourné une scène très poussée, mais dans le noir. Le lendemain aux rushes c’était en pleine lumière ! Le rouge m’est monté au front. C’est merveilleux de faire l’amour, mais la vision de l’amour physique n’est pas très belle.

A Venise à la Biennale, 48 heures avant Querelle, j’ai vu une scène vraiment d’accouplement entre un acteur et une jeune Algérienne, c’était vraiment sale, tandis que la scène de la sodomisation de Querelle par Nono, faite avec énormément de tact, est beaucoup plus efficace.

C’est peut-être bête de dire ça à mon âge, mais je suis resté très sentimental. Je crois à l’amour. Mais encore plus à l’amitié, qui est plus durable.

C’est pour ça que vous avez tant de plaisir avec vos acteurs ?

J’aime les grands acteurs. Arletty avait une aura, une force, qu’aucune comédienne ne peut avoir aujourd’hui. Aucune de ces actrices qui peuvent se promener ou tourner impunément dans la rue ne pourrait dire « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ». En dehors de Raimu et Bourvil avec qui j’aurais aimé tourner, j’ai eu les plus grands.
J’ai eu la sensation du génie avec Berry dans Le jour se lève, et avec Simon dans Drôle de drame
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Je ne crois pas qu’il y ait de second degré au cinéma, je crois que tout est dans l’apparence, et des acteurs comme ça, leur apparence est formidablement et immédiatement complexe.

Je sens très bien depuis le début que vous voudriez que je vous dise pourquoi je fais ceci ou cela. Vous attendez peut-être des choses définitives, mais je suis le contraire d’un théoricien, je ressens les choses, elles sont au bout de mes doigts. Un artiste authentique, son oeuvre vient du ventre. C’est Aurenche qui disait « On fait un film avec son sexe », et il a raison. (Geste de la tête au pantalon). Ça communique, ça.

Quand le producteur de Quai des Brumes m’a fait recommencer une scène parce qu’il trouvait que Brasseur en faisait trop, je lui ai dit : « vous ne réalisez pas qu’il vient de recevoir une paire de gifles, il est furieux, il se venge sur Simon parce qu’il n’a pas pu corriger Gabin. Une journée pour la refaire ? D’accord, mais il aura les mêmes mouvements d’acteurs, les mêmes cadrages, je suis incapable de refaire la scène autrement.

(Paris, 19 octobre 1982)

 

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