LES JEUNES LOUPS (1968)
Article paru dans la revue Cinémonde n°1765 daté du 08 août 1967
Le Retour de Carné par Yvan Dobremer
Mettez les noms côte à côte… Réfléchissez bien : Clouzot, Renoir, Carné, Prévert, Daquin, Marc et Yves Allegret, Cayatte, René Clair, Clément, Malraux (L’Espoir), Rohmer, Resnais, Godard, Chabrol, Truffaut… Tous ont apporté quelque chose de positif au cinéma…
Et pourtant, les « anciens » ?… Ils se font rares sur les plateaux ! Les « anciens », ceux qui, il y a 20 ans (et il n’y a pas si longtemps encore) faisaient des salles combles, ont-ils perdu la confiance qu’on leur avait portée ? Au cinéma, vieillit-on plus vite que dans n’importe quel art, en théâtre, en peinture, en littérature ou en musique, parce que le cinéma porte en lui le mouvement ? Dans 10 ans, à leur tour les Rohmer, Godard, Chabrol, Truffaut et autres, ne tourneront-ils plus parce qu’ils auront été massacrés par une nouvelle jeune critique ?
Marcel Carné, après une période noire comme tant d’autres la connaissent dans le cinéma, peut aujourd’hui tourner l’un de ces sujets qu’il affectionne et qui cerne une certaine jeunesse, l’un de ces sujets au ton populiste qui, comme « Les Tricheurs », il y a 8 ans, fera peut-être un triomphe sur les Champs-Elysées…
Le Carné que l’on connaissait inquiet, cet hiver encore, a retrouvé son assurance, sa fermeté. Il a vieilli certes. Les années ont ajouté quelque rondeur à sa petite taille, mais sa gentillesse est toujours la même, comme sa précision, sa sensibilité, sa foi au cinéma, son amour du cinéma.
Carné, l’homme de « Drôle de Drame », de « Quai des Brumes », de « Hôtel du Nord », du « Jour se lève», des « Visiteurs du Soir », des « Enfants du Paradis » (dont une remarquable édition vient de paraître), des « Portes de la nuit », de « Juliette ou la clé des songes », de « Thérèse Raquin », est là derrière sa caméra, à Billancourt, il tourne : LES JEUNES LOUPS… une étude dit-il sur un garçon d’aujourd’hui, en 1967, capable de sentiments sincères quand il aime, mais auquel la société impose d’avoir de l’argent, coûte que coûte de morale, parce qu’on ne peut plus vivre d’amour et d’eau fraîche, parce qu’il faut le confort et comme le dit le héros lui-même : « La grosse galette… ».
L’HOMME EST AUJOURD’HUI UNE « MANON »
C’est en relisant Manon que Carné a eu envie de réaliser « Les Jeunes Loups ». Nous avons tout d’abord pensé, dit-il, à une réadaptation du livre, compte-tenu de l’évolution des mœurs. Je pense en effet, ajoute-t-il, que c’est l’homme qui a aujourd’hui le comportement de Manon. Ils sont nombreux, ceux qui, un jour, pour réussir, ont joué les « Manon » ! Dans le livre de l’abbé Prévost, c’était Manon qui se faisait inviter par le Fermier général. Elle faisait passer Desgrieux pour son frère. Ici c’est Alain (Desgrieux) qui est invité par un riche promoteur immobilier vivant parmi les danseurs et les chorégraphes, et qui fait passer Sylvie (Manon) sa petit amie, pour sa soeur…
Alain est un garçon qui veut se hisser à un certain niveau, qui veut avoir des connaissances, qui veut percer et qui y arrive à grand peine. Pour arriver, il est devenu ainsi une sorte de personnage bivalent. Il se fait « sexy à la demande » et ne fait plus de différence entre les sexes ! C’est un Rastignac qui, le jour où il trouve son Vautrin, l’homme qui peut décider de sa vie, le sacrifie néanmoins pour Sylvie qui l’aime mais qu’il ne sait aimer simplement… Lorsqu’il aura abandonné l’homme pour retourner à la fille, il retournera aussi à ses errements, qui sont ceux de notre société, où tout est basé sur le négoce et le profit…
« Nous n’avons pourtant pas voulu être trop dramatique dans « Les .Jeunes Loups », dit Carné, nous terminerons sur un ton de tragi-comédie, la situation toutefois demeurant tragique en elle-même puisque Sylvie lui donnera toujours sa confiance, alors qu’elle devrait difficilement lui faire confiance !… Sylvie, est d’ailleurs très attachante… Elle veut, pour se défendre, se donner des allures de fille libre… Elle joue les affranchies, jusqu’au jour où Alain découvre qu’elle était vierge…
Troisième jeune personnage des Jeunes Loups, il y a Chris, il est très pur, jeune certes mais un peu mystique. Il est en quelque sorte l’ange exterminateur de ce film. Il vient d’une grande famille bourgeoise qu’il a fuie par dégoût. Mais en venant dans le milieu d’Alain et de Sylvie il y découvre aussi des choses pas très morales, pas très belles… Il est amoureux de Sylvie, mais ne lui demande rien en retour…
BEAU COMME THIERRY
Chris, c’est Yves Beneyton qui l’incarne, cheveux longs et blonds, sorte de Thierry des Grandes Heures de France… Fin, sensible, décontracté. Il a tout juste 21 ans, ce mois-ci. Après deux ans de cours chez Tania Balachoya, il a joué quelques instants dans « Deux ou trois choses que je sais d’elle » de Godard, puis dans « Les Idoles » de Marc’O, enfin au Festival du Marais, dans « A Memphis, il y avait un homme d’une force prodigieuse », pièce d’un jeune auteur, où il incarnait l’un des quatre fils de cette Américaine qui en 1925 avait fait de ses enfants de redoutables gangsters… C’est sur la recommandation de l’un de ses amis que Carné a engagé Yves Beneyton… « Carné, dit Beneyton, est assez terrible dans sa direction d’acteur. Il pousse les gens à bout de nerfs pour essayer de les sortir d’eux-mêmes. C’est dur de débuter avec lui ! Parfois, on perd même confiance en soi. En fait, je crois que c’est ce qu’il veut pour mieux vous posséder ensuite ! ». Incontestablement Yves Beneyton est intéressé par le sujet des « Jeunes Loups ». « Le sujet est vrai, dit-il. Les personnages existent réellement. Je pense que les jeunes se reconnaitront dans le film et qu’ils iront le voir. Je le souhaite de tout cœur, pour Carné. »
LE PARADOXE FAIT FEMME
Sylvie, la vierge qui joue les affranchies et qui en se faisant affranchir devient amoureuse fidèle, c’est Haydée Politoff, l’admirable « Collectionneuse » de Rohmer. Ce paradoxe fait femme avec sa moue sensuelle et son œil ingénu et interrogateur, avec son corps mince finement dessiné et son apparente froideur. « J’aime assez ce personnage de Sylvie, dit-elle, fille passive et fidèle, qui ne veut qu’être fidèle. Je n’aurai pas voulu jouer les « collectionneuses ». Si je dois faire carrière, et vous savez ils sont nombreux ceux qui me disent que je ferai une grande carrière (vous avez même été l’un des tout-premiers à le dire) je voudrais faire toutes sortes de rôles, changer le plus possible de personnages »…
Haydée, éblouissante de fraîcheur et de canaillerie candide, est là, assise sur les genoux de « son figurant préféré », (sic) un beau garçon châtain qui se donne du bon temps. C’est la première fois qu’elle tourne en studio, Haydée, et elle s’en donne à cœur joie, comme un enfant polisson au milieu de jouets nouveaux. Elle rit, elle est gaie, elle casse la croute entre deux plans. Carné est ravi de ses dons de comédienne. Elle est enchantée de Carné qui trouve presque toujours que ce qu’elle fait est bien…
LE « LOUP »
« Manon doit être un homme », a dit Carné. Ce Rastignac équivoque qui s’arrête pourtant aux grilles de la fortune, ce premier rôle d’aujourd’hui, c’est la dernière découverte du réalisateur du « Jour se lève » : Christian Hay. C’est un beau gosse, tout le monde le reconnait ! C’est la première fois qu’il se trouve devant une caméra. Il joue des épaules, parle haut. C’est un gosse qui ne veut pas avoir de complexes. Après quelques études sommaire en électronique, il a suivi les cours d’une école de photo et travaillé dans une agence de publicité… C’est tout à fait par hasard alors qu’il était dans une « boite » avec un ami, que Carné qui passait par là à la recherche de son héros, le découvrit. Carné lui fit faire des essais. La partie fut gagnée : Christian serait Alain, le loup aux pattes de velours rose…
« Ce personnage, dit-il, aujourd’hui, n’est pas forcément très intelligent. Il a pour tout bagage, un culot monstre et une « grande gueule ». Il a la chance de plaire aux « bons hommes autant qu’aux bonnes femmes » et pour seul objectif de gagner de l’argent en se faisant passer tantôt pour décorateur, tantôt pour photographe… C’est un rôle ingrat à tenir, mais j’aimerais beaucoup, maintenant que j’ai commencé à jouer, que ce film réussisse, j’aimerais faire d’autres films encore, je me passionne maintenant pour le métier de comédien... » Carné, de son côté, ne lui fait qu’un reproche, qui parfois lui donne un peu de mal : il traine trop la nuit, à St-Germain-des-Prés, et n’apprend pas suffisamment son texte ! Mais l’autorité du maître finit par l’emporter !
NE RATEZ PAS VOTRE DESTIN
Au milieu de tous ces jeunes, il y a enfin Roland Lesaffre qui commença il y a bien longtemps déjà dans « Juliette ou la Clé des songes ». On le retrouve aujourd’hui, avec toujours la même foi en ce métier, ô combien ingrat de comédien, avec le même parler enflammé et gouailleur. Lesaffre est un peu le pilier des « Jeunes Loups ». Il est le patron de « L’Hôtel des Arts » où se situe une grande partie de l’action… Il est un rapatrié d’Algérie, devenu « tollier » grâce à une subvention… ancien de la « Biff », « Dingue d’Opéra », il chanta un jour Desgrieux à son colonel avant de se présenter au conservatoire où on lui proposa de frapper les trois coups !… Oui, Manon c’est sa grande passion ! Il l’écoute sans cesse sur une bande magnétique… Il « racommode » deux fois le couple Alain-Sylvie et sans cesse leur répète : « Faites attention, ne vous gâchez pas, ne ratez pas votre destin… » Il est émouvant Lesaffre quand il dit ça, après s’être échauffé en parlant de son rôle ! Si Carné qui ne manque pas de sensibilité et de tact, s’est attaché à lui, depuis ses débuts, c’est que, sans nul doute, Lesaffre qui a aujourd’hui des allures dramatiques et passionnées à la Le Vigan, mérite que l’on s’attache à lui !
PRET POUR LES FÊTES
C’est sur la Côte d’Azur, à Paris et à Deauville que tournera Carné. La plus grande partie du film dont Robin assure la photographie, devant être faite en décors naturels. 10 semaines de tournage sont prévues. « Jusqu’à ce jour, dit Carné, tout a bien marché malgré quelques petits incidents : le premier jour du tournage, la pellicule a grillé… Lorsque je tournais à « La Cage », une caméra de 300 kg est tombée d’une plateforme de trois mètres de haut et a failli m’écraser… Mais nous ne sommes pas en retard sur notre plan de travail ! Le film sera prêt pour la fin de l’année… »
Il sait, Carné, que c’est une grande partie qu’il joue avec « Les Jeunes Loups », une partie qu’il doit gagner pour les jeunes qui lui font confiance, et pour ceux qui derrière lui, attendent de tourner…
« Je me suis battu parfois pour la Nouvelle Vague. Je me suis battu à Sorrente pour « Les Coeurs Verts », comme je me suis battu pour « Lola » ou pour « Hiroshima ». J’espère que vous vous battrez pour moi ».
Oui, Carné vaut bien que l’on se batte pour lui. Sur le plan du Roman Robbe-Grillet n’empêche pas Montherlant d’avoir du talent, sur le plan de la mise en scène, Rivette… empêcherait-il Carné d’en avoir ?