Marcel Carné par Jean Queval
paru dans la collection 7°Art publiée par les éditions du Cerf en avril 1952
Jean Queval fut un écrivain complet : journaliste, critique, poète, romancier, dramaturge, traducteur, oulipien. Né à Rouen le 29 avril 1913.
Vous pouvez retrouver ici un article qu’il écrivit sur le tournage des Portes de la Nuit, paru dans l’Ecran Français n°48 daté du 29 mai 1946.
Voici le premier chapitre de ce livre épuisé.
Vous pouvez également lire là le chapitre IV consacré à Jacques Prévert.
CHAPITRE I – APPRENTISSAGES
*1*
Il vient à vous d’une démarche vive et preste, le feutre marron un peu gavroche rejeté vers le crâne, la main franche et tendue, petit homme brun à large carrure. Tout est brun chez lui, le regard chaleureux, la chevelure dégarnie de la quarantaine, les qualités et les défauts. Il vous conduit dans un bar solitaire, vous offre le meilleur siège, joue nerveusement avec une boîte d’allumettes, un briquet, son verre, tout ce qui lui tombe sous la main. Il écoute de profil. Il répond sans embarras, d’une façon directe et d’un débit volubile, où se glisse parfois une imperceptible intonation précieuse ; il puise sa réponse assez loin en lui-même, sous la dictée du regard intérieur ; il parle ainsi d’une traite, en ornant sa pensée de réminiscences, et alors il s’échauffe et fait des gestes, puis il revient à la question posée.
Il se défend vigoureusement des accusations chroniques qu’on porte contre lui, celle en particulier de dilapider l’argent des malheureux producteurs. Il le fait avec une éloquence drue d’ingénieur, armée de faits et de chiffres. On voit bien qu’il plaide pour ce qui lui tient le plus à coeur au monde, les conditions matérielles de sa liberté d’artiste. On voit bien aussi qu’il ne veut pas la conquérir en ruinant ceux qui lui font confiance. Son dossier impressionne, mais nous y reviendrons. Pendant qu’il parle, il jette de temps en temps un coup d’oeil furtif ici et là, on le devine sensibilisé à tout ce qui l’environne et capable de démultiplier son attention.
Au premier abord, sa conversation est plutôt indulgente aux autres hommes, s’il est vrai pourtant qu’il n’est pas incapable d’un mouvement d’humeur, de colère peut-être, mais vite réprimé. En revanche, quand il s’exprime sur Jacques Feyder, son initiateur et son maître, c’est avec révérence et humilité. Entre ces extrêmes, il y a de la place. Il vit en plutôt bonne amitié avec la créature humaine. Ce n’est pas à dire qu’il n’ait pas une opinion toute prête sur les grands hommes de son art. Il sait très bien quels metteurs en scène, quels scénaristes, quels comédiens il estime, et quels autres pas. Il ne mâche pas ses mots, quitte à se mordre un peu les lèvres d’en avoir trop dit. Car il me semble bien se conduire selon une instinctive règle de prudence, et je ne crois pas qu’il accorde aisément sa confiance. Je ne crois pas l’avoir, par exemple. Mais même alors que son tempérament de parisien sanguin l’emporte au-delà de sa réserve professionnelle, son jugement, si franc qu’il soit, est dépourvu d’épines et s’arrête devant la personne. L’acuité de l’analyse n’est pas ce qui domine en lui. Plutôt court-il d’instinct vers sa vérité intérieure dès qu’elle lui apparaît. Je doute qu’il y ait souvent pour lui un point de vue alternatif, une seconde façon de sentir une scène ou une séquence.
L’instinct qui ne le trahit jamais, c’est celui de Paris. Il est probablement aussi Parisien qu’on peut l’être, et nul n’est parvenu, je crois, à lui faire confesser d’autres origines. Le bistro est son paysage de prédilection. Je ne le crois vraiment à l’aise que parmi les artistes, comme il va sans dire, et parmi les titis, comme il va sans dire aussi – du moins, il me semble. Il habite la rue Caulaincourt qui dessine sa courbe de fleuve parmi les marronniers, et de son appartement, d’où il domine de quatorze étages la rue Damrémont concurrente et d’un ton plus populaire, il voit la Tour Eiffel, l’aérodrome du Bourget, et les toits de Paris. Quand il sort, je pense qu’il rencontre les personnages de Marcel Aymé, les blanchisseuses et les rapins, et qu’ils lui font un signe d’amitié. Je pense aussi qu’il a, entre autres devises familières, adopté le mot supérieur de Marcel Achard : « L’étranger est un pays ». L’étranger, pour lui, doit se rencontrer aux environs de la porte de la Chapelle. Certainement, il a, avec le titi et son frère aîné, le rapin, quelques traits en commun, de conversation et sans doute de caractère ; la sensibilité à l’étranger, l’excès verbal tout à fait conscient, l’observation pince-sans-rire, le point de vue superbement désabusé, et l’humour cynique. Il est furieusement monolingue, bien entendu, et son autre tare, c’est de ne pas savoir conduire une automobile. Enfin, au delà de l’apparence et de la réserve, je crois qu’il a bon coeur. Je ne parle pas seulement de cette bonté universelle et inconséquente qui habite presque tous les hommes, et qui irrite tant les femmes. Mais de quelque chose de plus.
*2*
En 1929, l’hebdomadaire Cinémagazine lança le concours de la meilleure critique. Au gagnant, 2.000 fr., et la possibilité d’être promu collaborateur régulier. Carné soumit cinq textes, dont un (sur Pont d’acier de Joris Ivens) sous le nom d’un camarade dont nous allons bientôt retrouver la trace : Michel Sanvoisin. Les quatre autres étaient consacrés à L’Argent de Marcel L’Herbier (il n’en pensait pas trop de bien), à L’Espion de Fritz Lang (dont il excusait l’absurdité du scénario au nom des passages brillants), aux Deux Timides de René Clair (qu’il estimait agréable et bien réalisé, et plutôt supérieur au Chapeau de Paille d’Italie : il est aujourd’hui de l’opinion contraire), enfin, à ce film même de son maître Feyder, Les Nouveaux Messieurs, auquel il avait travaillé l’année précédente, en qualité d’assistant.
De ce dernier (adapté d’une sorte de vaudeville à thèse de Flers et Cavaillet, qui moque les parvenus de la Chambre des députés) il écrivait du bien d’une plume superlative. La difficulté, tout comme pour les farces-ballets que Clair tournait à cette époque, celles des derniers jours du muet, consistait à trouver l’équivalence visuelle d’un dialogue spirituel — spirituel, dans ce cas-ci, au niveau mental des revues de fin d’année. L’imagination et le sens du détail significatif avaient permis à Feyder de réussir à cet égard quelques séquences satiriques qui ne manquaient pas leur effet, et d’un comique moins attendu que celui du dialogue : ainsi de l’inauguration de la cité ouvrière, et du député qui s’endort au Parlement parmi un cortège rêvé de girls de music-hall. Le nombre limité de lignes imposé par le règlement du concours ne donnait aucune chance au critique de comparer le sujet de la pièce à celui du film, et Carné se contentait à cet égard de préciser que Feyder avait introduit des épisodes nouveaux, confiant, pour le reste, que le lecteur se souviendrait de la thèse d’une pièce à succès. Il concluait : « Feyder est au premier rang des metteurs en scène français et même européens. Il est notre seul metteur en scène complet. Il faut déplorer d’autant plus qu’il soit parti pour l’Amérique ». Marcel Carné gagna le prix.
Ainsi devint-il critique de cinéma, ce qui était alors un passe-temps d’amateur averti plutôt qu’un métier reconnu. Le journalisme lui permit d’exprimer, au fil de l’actualité, les vues sur le cinéma qui lui étaient à cœur, et de s’assurer en outre quelque argent de poche. Il écrivit pour Cinémagazine jusqu’en 1933. A ce moment, cet hebdomadaire ne continua de paraître que de loin en loin, puis disparut. Il est vrai, Marcel Carné, en même temps que pour Cinémagazine, écrivait pour Cinémonde. Cet état de choses étonnera. C’est que les journaux de cinéma de cette époque, nombreux et pauvres, n’étaient pas en mesure de s’assurer une collaboration exclusive. Carné, afin de mieux pouvoir disséminer sa prose (outre la critique de cinéma proprement dite, il écrivait encore des articles d’un caractère général) s’était toutefois dédoublé en alternant son nom de famille avec le pseudonyme d’Albert Cranche.
Toutefois, la disparition de Cinémagazine réduisit sensiblement son activité de journaliste : il écrivit certainement plus de 1929 à 1933 que de 1933 à 1936. Il aurait pu en être autrement. Sa réputation commençait en effet d’être fermement établie, et il lui fut proposé de remplacer sa collaboration à l’hebdomadaire défunt par la rédaction en chef d’un autre hebdomadaire : Hebdo-film. Il accepta. Ce journal était dirigé par un chansonnier de quelque esprit connu sous le nom d’André de Reusse (il s’appelait en réalité Garnier) qui publia un article débridé pour dénoncer Les Lumières de la Ville, film qu’il proclamait plus stupide encore que malveillant, ou le contraire peut-être. Marcel Carné rassembla dans le numéro suivant une mosaïque de citations lyriques sur l’oeuvre de Chaplin, citations empruntées à ses confrères ; puis démissionna. De Reusse fit de son ancien rédacteur en chef le portrait d’un bon-à-rien quasiment bolchevik, à l’usage des lecteurs d’Hebdo-film.
*3*
Je ne crois pas que Marcel Carné ait jamais écrit un article ailleurs que dans un journal de cinéma. Le journalisme ne fut clairement pour lui que le point d’application annexe de l’intérêt qu’il porte au film. Ainsi s’explique que sa carrière soit double dans les premières années : à aucun moment de son activité de journaliste n’abdique-t-il son activité de cinéaste. A celle-ci, il s’était préparé de bonne heure en suivant les cours du soir d’une institution municipale, l’Association philomatique, au sortir de laquelle il était habilité à faire son entrée dans la carrière au titre d’assistant opérateur. Nominalement, c’est en effet à ce titre, c’est-à-dire sous les ordres de Georges Périnal, qu’il débuta dans Les Nouveaux Messieurs, bien qu’il ait en réalité fait oeuvre d’assistant metteur en scène. Feyder aux États-Unis (on a lu quels regrets il en éprouvait) il travailla, comme assistant opérateur cette fois, au Cagliostro de Richard Oswald. C’était en 1929, l’année même du concours de Cinémagazine, et l’année aussi de son premier film. Mais de cela plus loin.
En 1930, il est l’un des deux assistants de René Clair, pour Sous les Toits de Paris (l’autre est Georges Lacombe). Ce n’est que deux ans plus tard toutefois qu’il entre enfin définitivement dans la carrière, grâce au retour de Feyder, désabusé d’Hollywood, et qui va se l’attacher pour la réalisation de ses trois prochains films : Le Grand Jeu, Pension Mimosa, La Kermesse Héroïque. Quelques semaines de travail avec Richard Oswald, puis avec René Clair, même complétées par une activité notable de critique et sans doute par ces nombreuses, vaines et irritantes démarches d’un jeune qui cherche du travail, n’ont pas comblé le jeune homme Carné pendant la période d’attente qui s’étend entre le départ et le retour de Feyder — de celui dont il a déclaré, quelques mois plus tôt : « Je lui dois tout ».
En réalité, cette période est surtout pour lui celle de l’avant-garde et de l’exercice de style. Il forge son instrument en compagnie de camarades qui ont, eux aussi, fait un bout de chemin. Il tourne des films de publicité. Grimault, blond, placide et réjoui, tout l’air d’un ours en peluche sorti par inadvertance d’un dessin animé de Grimault, dessine les décors et joue même quelquefois. Jean Aurenche est généralement le scénariste. Le producteur, c’est Charles Peignot, aujourd’hui le spécialiste de la lettre et le directeur d’Arts et métiers graphiques. Il s’agit de réaliser des films d’une cinquantaine de mètres, dont le coût de production ne dépasse pas 8.000 fr. Ce sont des films d’avant-garde sous prétexte de publicité. Le client — les glaces Sécurit, les meubles Lévitan etc., — n’est pas toujours satisfait. Il trouve que ces jeunes gens en prennent à leur aise ; que les vertus du récit indirect ne sont pas convaincantes ; enfin qu’il y a, dans ces films, trop d’avant-garde et pas assez de publicité. Il arrive que le distributeur ne soit pas satisfait non plus.
Exemple: Aurenche invente cette petite histoire. Un académicien, le jour même de sa réception, s’échappe de l’amphithéâtre ; un huissier le rejoint; c’est, dit l’homme de lettres, qu’on m’a moqué : on m’avait promis un fauteuil, mais non n’importe lequel, — un fauteuil Lé-vi-tan. Le respectable M. Natan, condamné naguère pour outrage cinématographique à la pudeur, refusa de laisser projeter le film, dans ses salles, parce qu’il le jugeait irrévérencieux pour l’Académie. Pour Marcel Carné, le réalisateur de ces petites bandes, il pourvoyait à tout, une fois terminés scénario et décors : il écrivait le découpage, photographiait, procédait au montage, à la sonorisation le cas échéant. Peu d’apprentissages qui apprennent autant que cet auto-apprentissage, artisanal et universel.
Toutefois, le premier flm de Marcel Carné, le premier, veut-on dire qui porte sa signature et sa marque, est antérieur à ces commandes alimentaires, plus ou moins hâtivement dignifiées par la gratuité de l’art. C’est Nogent, Eldorado du dimanche, réalisé en 1929, et qui porte aussi le nom d’un co-auteur : Michel Sanvoisin.
L’histoire de ce film est assez jolie. Deux camarades décident de mettre leurs économies en commun et d’acheter une caméra de 3.500 fr., longtemps convoitée. L’un, journaliste, veut être metteur en scène ; l’autre ambitionne de devenir comédien (aujourd’hui, il est horloger, et tourne des films d’amateur de quelque notoriété). Que vont-ils tourner ? Leur entreprise est limitée par leurs moyens. Il n’y aura pas de studio, bien entendu, et pas d’acteurs professionnels. Il n’y aura pas d’histoire non plus. Ni l’un ni l’autre n’est scénariste, et pourquoi d’ailleurs s’embarrasser d’un argument ? Nos deux jeunes gens croient au pouvoir suggestif du cinéma ; ils sont las de voir sur l’écran tant de concoctions ambitieuses ou absurdes où le récit muet impose aux comédiens un jeu outré ; ils ne veulent pour sujet que le plus simple, dans l’unité de ton, de temps, de lieu, de sorte que tout soit compris, que tout aille sans dire et que tout porte. Quel genre de sujet ? Eh bien, ce sont des parisiens, n’est-ce pas. Le dimanche du calicot et le la midinette, les bords de la Marne, les barques parmi les peupliers, les dancings, les amoureux d’un jour, les destins qui se croisent, la jeune fille solitaire qui n’a pas été invitée, ce sera tout leur sujet.
Chaque dimanche, d’avril à septembre, ils tournent à Nogent. Ils décident ensemble des scènes et des cadrages, Carné a le dernier mot et assure la prise de vues. Au montage, ils coupent une partie, peu élevée proportionnellement, de leur travail. Cela fait un film de 550 mètres, qu’ils intitulent Nogent, Eldorado du dimanche. C’est un reportage sensible et sincère, assez varié, assez long, assez investissant pour atteindre à l’effet de mélancolie ; c’est comme une nouvelle sans sujet. Pareil film est fort neuf, et par là promis à la malédiction. C’est un phénomène spécifique au cinéma que l’encrassement dans une routine commerciale (pourquoi renoncer à un produit qui se vend bien ?) d’un art libre de canons et presque de système de références, et peut-être par nature le plus expérimental qui soit. Un film sur un sujet, mais sans anecdote ; de la longueur convéniente à ce sujet, mais d’une longueur inusitée ; c’est à la fois un film qui défriche un nouveau territoire et un film qui ne trouvera guère sa place dans les circuits de distribution.
Le même propos pourrait, pour l’essentiel, être tenu de nos jours au sujet de bien des courts métrages, au sujet du court métrage. A regarder le problème de plus près, apparaissent pourtant quelques différences, qui marquent un progrès. Il est né dans les ciné-clubs une clientèle avertie ou qui se veut telle, une seconde clientèle ; certains courts métrages sont rentables à travers le monde, notamment ceux sur l’art, comme me le disait Luciano Emmer l’autre jour ; il est même quelques rarissimes producteurs qui, à la façon des éditeurs audacieux pendant les époques prospères, donnent une mensualité à leurs poulains ; enfin, une quinzaine de critiques, parmi les meilleurs, font connaître à l’opinion les oeuvres originales de première partie. Toute cette sympathique agitation demeure terriblement marginale aux préoccupations du commerce et de l’industrie cinématographiques qui, dans leur ensemble, luttent pour le rétablissement du système des deux films de long métrage (et l’on sait que l’exploitant se dispense souvent de la projection du « documentaire » malgré l’obligation légale qui lui en est faite, quitte à verser néanmoins au distributeur le pourcentage prévu des recettes).
Mais même cette sympathique agitation que suscite aujourd’hui un nouveau film d’Alain Resnais, par exemple, Marcel Carné et Michel Sanvoisin ne pouvaient guère l’escompter, en 1929. Les seules œuvres contemporaines de court métrage qui aient rencontré le succès d’estime étaient les films sur Paris d’André Sauvage et la Zone de Georges Lacombe. Néanmoins, nos auteurs envoyèrent une copie de Nogent, Eldorado du dimanche aux deux seuls hommes susceptibles d’accueillir leur reportage : les animateurs du Studio des Ursulines : Armand Tailliez et Myrgha. Ceux-ci l’accueillirent avec enthousiasme. Une demi-douzaine de critiques favorables furent publiées, dont deux enthousiastes : celle d’Alexandre Arnoux dans les Nouvelles littéraires, celle de François Vinneuil dans l’Action française. Le film bénéficia même d’une seconde sortie au Vieux-Colombier.
Toutes les copies ont disparu pendant la débâcle; le négatif de même. Il ne subsiste plus de Nogent, Eldorado du dimanche que quelques photos jaunies mais dont on peut encore admirer la plénitude et la perfection de cadrage. Qu’en pense aujourd’hui Marcel Carné ? Qu’en penserions-nous ? Pour lui, son évolution est certaine et sa réponse est dans ses autres films. Quand il tournait Nogent, il se passait des commodités, des sûretés et du confort relatif du travail en studio parce qu’il ne pouvait pas faire autrement ; aussi, bien entendu, parce qu’il existe en matière de cinéma une permanence de l’avant-garde, honteuse, au nom même et au saint nom du cinéma, de la gigantesque vanité des entreprises de M. de Mille et des recettes optimistes qui font la plupart des scénarii.
Surgit alors la salutaire réaction. Montrer sans fard la joie et la peine des hommes ; surprendre la vie ; réaliser des films où le montage joue un rôle inégalement important, mais quelquefois décisif. C’est assurément cela que Marcel Carné avait à l’esprit quand il écrivait, à quelques mois du tournage de Nogent : « Le cinéma doit descendre dans la rue ! ».
Aujourd’hui, Marcel Carné n’aime pas qu’on lui rappelle cet aphorisme de la vingtième année. Je crois qu’il a raison. C’est un bien médiocre esprit, celui-là qui veut que l’homme ne change pas. Quand on dit qu’un réalisateur n’est pas demeuré fidèle à la formule de ses débuts, on ne l’a pas confondu pour autant et on n’a pas pour autant réduit en poussière son oeuvre postérieure. Marcel Carné a certainement eu raison d’évoluer vers le genre et la manière qui lui seyent. Il estime qu’il s’est enrichi de l’apport dramatique de Jacques Prévert, entre autres, et que seul le travail de studio parmi des décors interprétés lui permet de rechercher fructueusement ce langage plastique — l’expression revient, semble-t-il, souvent dans sa conversation — qui paraît bien être son souci essentiel.
Nous ferons toutefois des réserves sur la théorie hâtive qu’il tire de sa propre expérience et qui lui fait situer le néo-réalisme transalpin – mieux vaudrait dire naturalisme, sauf à corriger l’expression en précisant ce qu’elle comporte ici de sympathie pour l’homme et d’apitoiement sur l’époque – très au-dessous du réalisme poétique français d’avant-guerre. Le premier serait au second ce que le reportage est à l’art. Il se peut que je force la pensée de Marcel Carné, mais je ne crois pas dépasser la licence qu’autorise l’expression simple de vues complexes.
Quant à nous, nous situerons Nogent, Eldorado du dimanche dans l’estimable catégorie des films de peinture sociologique, et singulièrement de ceux qui s’attachent aux plaisirs des hommes — à leur gaîté et à leur tristesse, à leur vulgarité inévitable et à leur noblesse occasionnelle, à leur indélébile mélancolie. Ces films couvrent un registre considérable : l’amer et corrosif A propos de Nice de Jean Vigo ; l’ironique Idylle sur la plage d’Henri Storck (où Raymond Rouleau fait sa première apparition sur un écran) ; Come Saturday, une œuvre anglaise sans venin comme sans grande ambition, mais extrêmement accomplie ; Dimanche d’août, qui est à ce jour la pointe avancée du genre grâce aux vertus du scénario unanimiste et à la fraîcheur des comédiens (Jean Fayard a pu dire que Maupassant, Courteline et Apollinaire se sont donné rendez-vous là) ; enfin, La Partie de Campagne, de Jean Renoir, d’après Maupassant, certainement le chef-d’œuvre de la catégorie, bien que le réalisateur n’ait pas tourné le découpage complet : tous ces films seront, avec d’autres, situés dans le même chapitre des futures histoires du cinéma, que le Nogent de Marcel Carné et Michel Sanvoisin.
CHAPITRE IV – JACQUES PRÉVERT
*1*
En ce temps-là, pour des raisons qui n’ont pas place ici, Jean Gabin et Marlène Dietrich aimaient tourner ensemble ; elle, prolongeant sa légende, d’ailleurs avec une efficacité presque intacte ; lui, renouvelé : non plus le prolétaire massif, violent et placide à la fois, témoin d’une société dont il est banni, mais un personnage d’âge moyen, à mi-chemin de la bourgeoisie qu’il méprise, et qui-s’est-fait-lui-même. On l’a vu entrepreneur de bâtiments, jouant la partie de belote avec les copains, ruiné par Marlène, la belle étrangère, dans une version provinciale de l’Ange Bleu : cela fit un méchant film intitulé Martin Roumagnac, auquel Carné ne fut associé en rien, d’après un bon roman de Pierre-René Wolf. Dès 1945, après le triomphe des Enfants du Paradis, Pathé-Cinéma eût aimé que Marcel Carné tournât un film qui mît en valeur le couple prestigieux. Le réalisateur ne dit pas non. Il restait à trouver un sujet qui mariât l’art et la vénération des dieux.
A cette époque, Jacques Prévert a écrit le scénario, et Joseph Kosma la musique, d’un ballet dansé au Théâtre Sarah Bernhardt, par Marina de Berg et Roland Petit, sous le titre Le Rendez-Vous. Il peut procurer l’étincelle et le point de départ d’un scénario. Marlène et Gabin donnent leur accord de principe. Prévert entreprend d’écrire une histoire parisienne où la légende puisse prendre racine parmi la vie quotidienne. Il lui faut pour cela greffer des épisodes d’époque sur une situation de fantaisie poétique, opérer un déplacement de l’éclairage et des valeurs, inventer des conflits et des thèmes. Il est probable que le film était condamné dés le moment que l’auteur subissait cette double attraction, qu’il avait pour devoir d’arbitrairement fondre en une seule histoire.
Pas plus que Marcel Carné, Prévert n’a jamais été réaliste. Tout comme le metteur en scène ne se sent à l’aise que parmi la construction de décors composés, où il est seul maître du jeu, ainsi Prévert, sous l’apparence de raconter une histoire de tous les jours, impose sa vision, ce qui est quelquefois l’acte du dramaturge, et ce qui est toujours celui du poète. Il n’a souci que d’exprimer son monde intérieur. Aucun spectateur n’a jamais reconnu un personnage de Prévert, aucun spectateur ne s’est identifié avec un héros de Prévert (mais j’ai été le voleur de bicyclette). Repassons notre leçon.
Drôle de Drame repose sur une convention, et chacun voit cela parce que telle est la règle du jeu, et qu’il n’y a pas de film pour ce spectateur qui ne joue pas ; mais Quai des Brumes est fondé sur une autre convention, une convention du comportement extra-social ; et Le Jour se lève sur une autre convention encore, celle des types et de la théâtralité. L’ingénue de ce film n’est pas une personne, c’est-à-dire un être complexe, mais une ingénue, l’Ingénue ; François, l’ouvrier sableur, n’a pas de dimension psychologique : il est le héros ensorcelé de la tragédie grecque ; Monsieur Valentin, avec ses manies et vices, est le mal même, et l’incarnation qu’en fait Jules Berry préfigure celle du Diable dans les Visiteurs du soir. L’action de ce dernier film, enfin, s’ordonne autour de lois issues de ce qu’il faut bien nommer la tragédie métaphysique (exprimée, pour la première fois, de façon explicite et avouée). Aucune place en tout cela pour les valeurs du moraliste et du sociologue. Voici maintenant les Enfants du Paradis où, au contraire, les moeurs et la société, toute la comédie des hommes entre eux, sont le sujet. La démarche de l’oeuvre s’apparente à la libre et foisonnante fiction du roman et non plus à la fiction tragique du théâtre universel, qui fait de ses personnages des types convenus de représentation de l’espèce et de son destin. Toutefois, ce n’est pas un film sur le temps présent, ni sur l’humanité d’observation courante : mais une œuvre sur le XIX° siècle et sur les comédiens, c’est-à-dire conçue selon un double principe de stylisation et de retrait.
Quand Jacques Prévert entreprend de peindre nos voisins de palier, nos compagnons du train ou du métro, nos contemporains, alors la catastrophe pointe. Les personnages de notre vie quotidienne sont trop complexes pour entrer dans l’univers prévertien comme pions en case. Leur libre-arbitre se rebelle contre un pareil dessein. Cependant, l’auteur va son chemin, superbement insoucieux de la mésaventure où il se rue. Ses caractères ne sont bientôt plus que des marionnettes ; ses symboles, des étiquettes apposées par mégarde ; il tombe, de la dignité de la tragédie à la satire des hebdomadaires. C’est qu’il ne sait pas peindre les hommes, je veux dire avec leurs manies, leurs travers, leurs sourires, tout ce pourquoi il n’y a pas de jumeaux. Du moins est-ce la leçon du scénario sur Paris 1945, avec rappel du ballet du théâtre Sarah Bernhardt : du scénario des Portes de la nuit.
*2*
(…)
Comment, en tout cela, l’auteur a pu pareillement ossifier les sentiments communs à la plupart des Français en les incarnant dans des personnages de bois (personnages de bois, même s’ils crient), et comment il a pu croire que la vérité du combattant recouvre la vérité de l’individu, c’est ce que l’on se demande encore. Oh ! comme l’on voudrait, pour Jacques Prévert, pour notre meilleur scénariste et pour notre plus populaire poète, que Jacques Prévert n’eût pas écrit cette involontaire et inconvenante parodie de Jacques Prévert par Jacques Prévert.
Jacques Prévert est un fabuliste qui s’approvisionne chez les fées. Le fabuliste, je crois, est évident. On le reconnaitrait aux symboles, au ton familier, à la démarche nonchalante, aux effets de répétition, aux ruptures de rythme. Il n’est pas avare non plus de moralités, assénées aux morales qui ont encore cours. Naturellement, c’est un fabuliste du XX° siècle, qui se souvient de l’écriture automatique et des gags du cinéma muet. Comme tous les fabulistes, il lui faut, pour accomplir son personnage, trouver un grain de sel, son signe de reconnaissance et son point de finition ; le petit quelque chose ; ce qui sera sa légende, sa marque de fabrique et sa signature. La Fontaine avait ses eaux et forêts, Bernard Shaw sa grande barbe rouge qui faisait peur aux petits enfants. Marcel Aymé a le mutisme placide de Buster Keaton, Jean Effel la marguerite, Jacques Prévert l’anticléricalisme. Cette marque de fabrique est une marque de naissance. Son anticléricalisme est intransigeant, ingénu, indélébile et donné par surcroît. Personne qui s’en offusque, personne qui s’y arrête. Il est probable que le prochain poème de Jacques Prévert commencera par : « Un archevêque archevauchait un édredon ». Ces jeux sont sans danger.
Où s’introduit l’erreur, c’est à vouloir épouser les nuances du temps qui court, avec un archevêque et un édredon pour instruments de recherche. L’autre erreur a été commise par les fées. Elles n’ont fourni Jacques Prévert qu’en bons et méchants.
Mais qu’il ne visite pas ces fées néfastes, qu’il ne cherche pas à épouser les nuances du temps qui court, qu’il ne se fasse pas reporter, qu’il prenne appui sur un autre poète, Deburau ou Mac Orlan, ou Shakespeare même, enfin qu’il retrouve l’univers de la théâtralité, alors ses mérites sont éclatants et il demeure le premier.
C’est ce qu’il a opportunément rappelé à ses critiques, après les Portes de la Nuit. Comme il s’agit des Amants de Vérone, un film mis en scène par André Cayatte et non par Marcel Carné, nous sommes en dehors du sujet. Mais on ne pouvait pas dire adieu, dans ce livre sur Marcel Carné, au meilleur collaborateur de celui-ci (nous ne rencontrerons plus son nom qu’au sujet d’un film qui ne fut pas terminé), et l’on ne pouvait pas dire au revoir au premier scénariste français sur les déplorables Portes. Sommes-nous d’ailleurs en dehors du sujet ? En vérité, tout se passe comme si Jacques Prévert avait voulu, pour se venger d’un échec, réécrire les Portes dans un registre qui lui convînt mieux. Les deux films sont situés dans l’immédiat après-guerre : le premier, les Portes, en France ; le second, les Amants de Vérone, en Italie. Dans l’un et l’autre sont fondus la légende et la vie quotidienne, la noblesse de l’amour et la servilité des riches ; les têtes de turcs, enfin, sont, dans l’un et l’autre, les profiteurs de l’occupation. Le scénariste a peint, dans les Amants de Vérone, des dignitaires déchus du fascisme avec les couleurs mêmes de l’abjection, et sans trop de nuances, si ce n’est celles de l’abjection. Mais il s’agit d’un contrepoint à l’intrigue de Roméo et Juliette, et de nouveau nous sommes dans l’univers de la théâtralité, c’est-à-dire de la convention. La monstruosité même des personnages leur ôte la quotidienneté, tout en leur conférant quelque nauséeuse grandeur. Ainsi les inconsistantes crapules des Portes de la Nuit sont effacées. Comme enfin je ne connais pas d’ex-dignitaires fascistes, je puis les accepter tels qu’on me les montre, comme je le fais des Montagu et des Capulet.
Jacques Prévert ne s’est pas, cette fois, embarqué sans biscuit. Il a substitué, au ballet du théâtre Sarah Bernhardt, le plus consacré de ses confrères, et il s’est assuré de ce recul qui réintroduit la convention dramatique. S’il n’a pas entièrement gagné, c’est surtout qu’André Cayatte n’est pas Marcel Carné.
Décidément, nous sommes en dehors du sujet…