1946 – Les Portes de La Nuit

L’article de L’Écran français paru le 23 janvier 1946


« NON LOIN DE “L’HÔTEL DU NORD” S’OUVRENT “LES PORTES DE LA NUIT” », par Jacques Sigurd

Article paru dans L’Écran français n°30 daté du 23 janvier 1946

Cliquez ici pour vous rendre directement à l’encart paru dans le n°29 daté du 16 janvier 1946

Ces coins pittoresques qui leur étaient nécessaires pour tourner les extérieurs des Portes de la nuit, Marcel Carné et Jacques Prévert les ont trouvés en errant, la nuit, à travers les rues désertes, de Barbès à La Villette : maisons pauvres aux volets délavés, palissades couvertes de vieilles affiches déchirées claquant au vent, chantiers de démolitions, eaux noires où dorment les péniches et dans lesquelles, à perte de vue, les réverbères allument une fête vénitienne désolée… Dans ces décors empreints d’une poésie triste et poignante, en un laps de temps extrêmement court (une nuit), trois personnages vivront les heures les plus intenses de leurs existences, rencontreront l’amour et la mort.


Mais ni Marlene, ni Gabin, ni Brasseur n’étaient présents pour le premier tour de manivelle. Ils ne tourneront que plus tard et presque uniquement en studio : Carné veut utiliser au maximum la « transparence », procédé qui consiste à projeter sur une glace sans tain devant laquelle évoluent des acteurs un décor tourné antérieurement. Aussi, pendant vingt nuits, Carné tournera-t-il avec Paris comme seule vedette.

Ce premier soir, la caméra était plantée au pied du pont de Crimée. Il était un peu plus de onze heures, et les habitants du quartier qui rentraient du cinéma, s’arrêtaient, stupéfaits devant cette débauche de lumière qui, tombant des sunlights, illuminait un endroit familier dans lequel ils reconnaissaient mal le paysage simple et quotidien de leur vie. Ils restaient là, des cordes les empêchant de s’approcher trop près des appareils, contenus par un barrage d’agents débonnaires, regardant de tous leurs yeux les dessous enfin dévoilés de cette chose mystérieuse : le cinéma. Mais surtout, ils attendaient les acteurs. Si un machiniste les prévenait qu’il n’en viendrait pas, qu’on tournait déjà, que la nuit se passerait ainsi, à photographier sous tous les angles le pont et le canal, que l’unique prise de vues un peu mouvementée serait le passage d’une voiture, ils le toisaient d’un air goguenard, voyant là une ruse pour les écarter.

Et, en effet, devant ce pont vide dont les curieuses roues se projetaient en ombres chinoises sur un mur d’entrepôt, devant ce décor nu, ces gens groupés autour des caméras semblaient eux aussi attendre on ne savait trop quoi. Pourtant, un mouvement de la claquette sortant le numéro des plans, une réflexion d’un technicien, un changement d’éclairage annonçaient qu’il se faisait là un travail.


Marcel Carné donnait ses ordres, s’occupait de chaque détail. Il grimpait sur le pont jeter un dernier coup d’œil, et la foule qui le prenait pour un acteur était secouée d’une sorte de frisson. Qui voit Carné pour la première fois croit difficilement que c’est lui ! Sa jeunesse étonne et on imagine mal qu’un homme de son âge soit ce metteur en scène qui a déjà derrière lui la carrière prestigieuse que l’on sait.

Tout doucement la nuit s’avançait, et un sale petit froid montait du canal. Puis il commença de pleuvoir, et on dut s’interrompre, abriter les caméras. Pendant cette pause forcée, metteur en scène, assistants, opérateurs, machinistes, se réchauffaient dans un bistro réquisitionné pour la nuit à leur intention, et sur les murs duquel les diplômes encadrés attestaient que le patron était membre honoraire de l’Amicale des Pompes funèbres et de celle des Retraités du chemin de fer. Un jeune garçon qui, manifestement, espérait être remarqué par les cinéastes, se mit à chanter, entouré d’un cercle admiratif d’amis et d’habitués…

Puis, quelqu’un vint avertir que la pluie avait cessé et que le travail reprenait. Il était près de 3 heures et presque tous les curieux avaient disparu. Seuls, quelques couples étaient restés, ainsi qu’un négrillon d’une dizaine d’années, qui, un calot de soldat sur le sommet du crâne, les yeux pleins de sommeil, demandait à tout le monde si : « La Marlene, elle allait enfin s’décider à rappliquer ?… ».

L’averse avait mouillé les pavés et leurs reflets brillants ne concordaient plus avec les vues tournées une demi-heure plus tôt. Des machinistes les séchèrent avec des lampes à souder.


Et les lumières réglées pour un nouveau plan, chacun retourna à son poste, sachant qu’il en avait pour jusqu’au lever du jour. Dix-neuf nuits encore, l’équipe de machinistes et de techniciens installera ses échafaudages et ses caméras aux alentours du canal de l’Ourcq, braquant sur les maisons des projecteurs dont la clarté insolite empêchera les honnêtes gens de dormir… Dix-neuf nuits de ce même travail peu spectaculaire qui donnera naissance à des vues magnifiques de ces quartiers chers à Carné et à Prévert, quartiers où vivent :

ceux qui crachent leurs poumons dans le métro,
ceux qui fabriquent dans les caves les stylos,
avec lesquels d’autres écriront en plein air que tout va pour le mieux
.

Jacques SIGURD.

« Sous la direction de Marcel Carné, Carette, Brasseur, Marlene, Gabin, Vilar, Reggiani, Sylvia Bataille, Salou et Bussière seront les interprètes des Portes de la Nuit. » Caricature par Dero.






Encart paru dans L’Écran français n°29 daté du 16 janvier 1946


Carné franchit « LES PORTES DE LA NUIT »

Mains aux poches, cols de canadiennes relevés, un groupe peu rassurant arpente, depuis quinze jours, les bords du canal de l’Ourcq et les rues désertes du quartier de la Chapelle aux alentours de minuit. Les bourgeois attardés serrent leur portefeuille. Pourtant les pseudo-gangsters sont inoffensifs. Ils s’appellent Marcel Carné, Jacques Prévert, Agostini et Bac. Les deux derniers sont respectivement le chef opérateur et le cameraman.

Cette promenade nocturne n’a pas seulement un but hygiénique. Elle est destinée à imposer à l’esprit des promeneurs l’atmosphère du prochain film de Carné : Les Portes de la nuit. On y retrouvera les goûts du metteur en scène de Jenny, et d’Hôtel du Nord, pour le décor que Pierre Mac Orlan donnait à son « fantastique social contemporain ». Le premier tour de manivelle a été donné cette semaine.

Les extérieurs seront, dans la mesure du possible, tournés sur place, sur la berge du canal ou sur les voies ferrées du chemin de fer du Nord. Mais il a fallu prévoir la « reconstruction en studio » de la station de métro Barbès-Rochechouart et les travaux ont commencé sur l’emplacement des anciens ateliers de Joinville et sous la direction du décorateur Trauner. La note va s’élever à plus d’un million et demi. Mais Carné est décidé à ne pas lésiner sur le budget, puisqu’il n’a pas hésité à faire venir de Los Angeles l’écran spécial qui servit à John Ford pour tourner les effets de transparence de Long Voyage (Les Hommes de la mer, aka The Long Voyage Home – 1940).


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