1945 – Les Enfants du Paradis

« Les Enfants du paradis et le XIXe siècle de Jacques Prévert », par Danièle Gasiglia-Laster



« Les Enfants du paradis et le XIXe siècle de Jacques Prévert », par Mme Danièle Gasiglia-Laster.

Texte publié dans L’Invention du XIXe siècle II, le XIXe siècle au miroir du XXe,  Librairie Klincksieck, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2002.

avec l’aimable autorisation de Danièle Gasiglia-Laster

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Danièle Gasiglia-Laster : Critique littéraire, ses travaux et publications sont axés sur trois auteurs : Victor Hugo, Marcel Proust et Jacques Prévert ; elle a présenté, établi et annoté, en collaboration avec Arnaud Laster, l’édition dans la Bibliothèque de la Pléiade des Oeuvres complètes de Jacques Prévert ; elle est l’auteur de la biographie Jacques Prévert, « celui qui rouge de cœur », parue chez Séguier.
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Le film Les Enfants du paradis a inscrit dans notre mémoire collective une des représentations les plus spectaculaires du XIXe siècle. La proposer à la réflexion dans un colloque comme celui-ci m’a donc paru s’imposer. La matière est si vaste que j’ai décidé de m’en tenir au scénario original de Jacques Prévert tel qu’il a été récemment publié (1), sans prendre en compte l’apport éventuel du réalisateur, des décorateurs, du créateur des costumes mais sans m’interdire néanmoins de recourir au film tourné, les dialogues y présentant des variantes significatives par rapport à ce scénario original (2).

Celui-ci commence ainsi : « Un rideau de théâtre rapiécé, sali, usé, abîmé par le temps. On entend frapper « les trois coups » et le rideau se lève, découvrant un coin du ciel de Paris avec ses nuages calmes et gris… Nous sommes en 1827 ou 1828, peu importe » (3). Voilà, d’emblée, indiquées la thématique — théâtrale —, et la localisation — parisienne. Quant à l’époque, à peine vient-elle d’être précisée, non sans un léger flottement, que cette précision toute relative est présentée comme négligeable.

Signe que le scénariste ne prétend pas proposer une reconstitution historique : si l’on tente d’ailleurs de relever des repères, on s’aperçoit que la chronologie réelle n’est pas rigoureusement respectée. Deburau est encore un inconnu quand il apparaît. Nous sommes devant le théâtre des Funambules où Anselme Deburau, son père, harangue la foule pour l’inviter à entrer. Puis Anselme se moque publiquement du jeune homme, déverse sur lui nombre d’insultes et le frappe. Selon Jules Janin, premier biographe de Deburau, le père brutalisait bien son fils, maladroit faire-valoir de ses frères à ses débuts (4). Mais si nous étions en 1827-1828, Jean-Gaspard Deburau, dit Baptiste (5), serait déjà célèbre et ne se ferait plus houspiller ainsi par son père… C’est à se demander si 1827-1828 n’est pas une mauvaise lecture d’une dactylographe ou des éditeurs et si Prévert n’avait pas en réalité indiqué 1817-1818, ce qui correspondrait davantage à la date où commence cette première partie (6).

Quelque temps après, on assiste à une bagarre entre deux familles rivales de mimes : les Deburau et les Barrigni (en réalité les Chiarigny)(7). Cette bagarre, mémorable, eut lieu au théâtre des Funambules en 1819. C’est à ce moment-là que Frédérick Lemaître, dans le scénario, y fait son entrée et demande à y être engagé. Le vrai Frédérick a débuté sur les planches d’un petit théâtre, Les Variétés amusantes, ouvert en 1815 sur le boulevard du Temple, dans un rôle de lion (8). Il fut engagé aux Funambules l’année suivante. Jules Janin ayant écrit que Frédérick y avait « commencé », le scénariste imagine, lui, que c’est à la faveur de la démission des Barrigni en plein spectacle, en remplaçant au pied levé l’un d’eux dans le rôle du lion. Ce départ de la famille Barrigni est présenté également comme l’occasion pour Baptiste de courir sa chance, en remplaçant de son côté le Pierrot.

La deuxième époque est moins linéaire temporellement. Sur le rideau de théâtre qui, comme celui de la première partie, se lève, on peut lire « Des années ont passé.. » ou, formule définitive du film : « Quelques années ont passé. » Nathalie, qui a épousé Baptiste, évoquera, dans un dialogue absent des avant-textes, « six années » de vie commune. Nous pourrions donc bien être en 1823, date à laquelle Frédérick commence à répéter L’Auberge des Adrets au théâtre de l’Ambigu. Mais peu de temps après, nous nous retrouvons aux Funambules où est jouée la pantomime du Marchand d’habits, créée, elle, en 1842 et saluée par l’article de Théophile Gautier « Shakespeare aux Funambules », dans La Revue de Paris, article auquel il est fait allusion dans le dialogue (9). Puis on assiste à une représentation d’Othello, avec Frédérick dans le rôle-titre, que l’acteur a joué à l’Odéon en 1830. D’autre part, le scénario original s’achève sur le meurtre par Deburau du marchand d’habits, inspiré par un fait réel : au cours d’une promenade avec sa femme, Deburau et sa compagne furent insultés par un jeune homme ; le mime rossa le voyou à coups de canne et le tua. Cela se passait le 18 avril 1836 et ce serait l’idée de départ des Enfants du paradis (10) : Jean-Louis Barrault, qui rêvait d’incarner le mime, ayant raconté à Prévert et Carné le meurtre involontaire commis par Deburau, le procès retentissant qui s’ensuivit, la curiosité de l’entendre pour la première fois, son acquittement. Ce fait-divers et ses conséquences ne seront pourtant finalement pas représentés dans le film. Seul Lacenaire y commet un meurtre. Après une première agression, inspirée des tentatives attestées de tuer des garçons de recette des banques au retour de leur tournée et qui échouèrent, il tue le comte de Montray et se laisse arrêter ; en réalité, cette arrestation se situe en février 1835 et sanctionne l’assassinat de la veuve Chardon. La seconde époque du film concentre donc des faits qui se sont produits entre 1823 et 1842.

Somme toute, les sources auxquelles Prévert et Carné ont puisé sont nombreuses. Pour Lacenaire, Prévert s’est servi des mémoires du célèbre assassin, ainsi que de divers documents publiés sur son procès, ses conversations en prison et ses œuvres (11). Le personnage semble l’avoir intéressé, bien avant la rédaction du scénario. Un texte, d’abord publié en 1937 puis repris dans Paroles, « Le Retour au pays » (12), en témoigne : il prend pour point de départ la prédiction funeste faite à Lacenaire par son père – « Tu périras sur l’échafaud » – qui aurait, selon le criminel lui-même, conditionné toute sa vie.

L’intrusion de Lacenaire dans la loge de Frédérick est inspirée par une de ses conversations en prison rapportée dès 1836. Lacenaire demande à Frédérick de lui prêter de l’argent, en lui disant que « c’est une question de vie ou de mort ». L’acteur, endetté mais prodigue, partage avec cet inconnu une somme qu’il a gagnée à la loterie. Frédérick veut alors en savoir un peu plus sur l’étrange personnage à qui il vient de rendre ce service : « … entre nous, lui demande-t-il, cette histoire d’argent, c’était vraiment une question de vie ou de mort ? » Lacenaire répond : « Oui, pour vous. » Or, le vrai Lacenaire raconte être allé trouver Scribe et lui avoir dit : « – Je n’ai pas le sou, voulez-vous me prêter un peu d’argent ? M. Scribe prêta, commente Lacenaire. […] Si Monsieur Scribe m’avait refusé Monsieur Scribe ne ferait plus aujourd’hui ni opéras ni comédies. »(13)
Les circonstances de l’assassinat du comte de Montray, inventé par Prévert, sont, elles, puisées dans une déclaration du criminel. Interrogé par la police sur ce qu’il avait fait le jour de la tentative d’assassinat d’un caissier, le vrai Lacenaire avait dit avoir été aux bains turcs. C’est dans ce décor pittoresque que le personnage du film trucide le comte.

Marcel Herrand qui incarne le personnage dans le film, a bien fait passer la complexité de cet homme étrange, qui soigne son apparence mais qui, malgré son allure posée, distinguée et polie, son air indifférent à tout, peut se jeter soudain sur sa proie et la tuer. Une jeune femme, Garance, est la seule à ne pas avoir peur de lui et à se moquer ouvertement de ses idées sinistres, de sa fatuité. L’orgueil du personnage est tout à fait conforme à ce qu’était celui de l’homme réel. En prison, il dit à un greffier présent : « Monsieur Victor Hugo a fait un beau livre sur le dernier jour d’un condamné. Eh bien ! je suis sûr que si on m’en laissait le temps, je l’enfoncerais… Et cependant quoi qu’on en dise, Monsieur Hugo a bien du talent ! » (14)
Peut-être a-t-on exagéré la part d’identification de Prévert au personnage de Lacenaire (15). Mais on voit aisément dans quelles manifestations de sa révolte il pouvait se retrouver. Les confidences du vrai Lacenaire – « Je n’ai pas cru en Dieu, alors que mes professeurs, ma mère, ma bonne nourrice et les prêtres m’en parlaient tous les jours. À 12 ans j’avais déjà beaucoup pensé ; à 12 ans je me croyais un philosophe, un athée […] ma mère […] me préférait mon frère » (16) – nourrissent les propos du personnage de Prévert : « Quand j’étais enfant, j’étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres… « Ils » ne me l’ont pas pardonné, ils voulaient que je sois comme eux… Levez la tête Pierre-François… regardez-moi… baissez les yeux… Et ils m’ont meublé l’esprit de force, avec des livres… de vieux livres (haussant les épaules)… Pourquoi tant de poussière dans une tête d’enfant ? Quelle belle jeunesse, vraiment ! Mon père qui me détestait… ma mère, ma digne mère, qui préférait mon imbécile de frère et mon directeur de conscience qui me répétait sans cesse : « Vous êtes trop fier, Pierre-François, il faut rentrer en vous-même ! » (Avec un petit rire glacial) Alors je suis rentré en moi-même… mais je n’ai jamais pu en sortir ! Jolie souricière ! (son rire redouble) Les imprudents ! Ils m’ont laissé tout seul avec moi-même… et pourtant ils me défendaient les mauvaises fréquentations… » Prévert se sert donc des déclarations réelles de Lacenaire, les développe, les réécrit, les interprète avec humour. Il fait passer par sa bouche une critique du bourrage de crâne et de la volonté de faire entrer les enfants dans un moule, un rejet de la religion, une insoumission, une ironie qui sont les siens. Mais l’autosatisfaction de Lacenaire, ce ridicule qu’il a de se prendre toujours au sérieux, son mépris et sa haine des autres, des femmes en particulier, sont autant de signes de la distance qui sépare Prévert du personnage. À trop identifier l’un à l’autre on risquerait de se tromper : ainsi, le dédain du drame, qu’affiche celui-ci, et son goût pour le vaudeville, conformes aux goûts exprimés par le véritable Lacenaire, ne sont pas partagés par Prévert. Ses notes préparatoires sur le personnage en apportent la preuve : « Comme tous les assassins, il « retarde » … son esthétique est périmée. »

Les auteurs du film ont d’abord pensé opposer Lacenaire à Deburau, en montrant leurs procès parallèles. Mais c’est moins Lacenaire, finalement, qui est confronté au mime, que Frédérick Lemaître. Incarnés par eux, deux arts, en apparence très différents, se côtoient. Les deux acteurs sont à la fois amis et rivaux, sur scène comme dans la vie, avec un même besoin d’échapper à la réalité, chacun à sa manière : Baptiste rêve et s’invente des bonheurs, Frédérick vit la vie de quantité de personnages. La séquence qui les met pour la première fois en présence montre leur amour commun du théâtre mais aussi la conception différente qu’ils en ont : au long monologue de Frédérick, sûr de son talent, répondent les silences de Baptiste, et ses doutes. Frédérick (incarné par Pierre Brasseur dans le film), joue tout le temps, même quand il ne joue pas : « […] rappelez-vous que ce soir vous avez trinqué avec Jules César ! » dit-il à Baptiste et à quelques clochards invités à leur table. « Jules César ou un autre… Charles le Téméraire, Attila, Henri IV, la poule au pot ! […] Tu ne crois tout de même pas, dit-il à Baptiste, que je vais finir mes jours aux Funambules, dans une peau de lion ! Un lion qui n’a même pas le loisir de rugir… quel supplice quand on a comme moi, là-dedans, (grande claque sur le cœur) tout un orchestre, toute une ménagerie, tout un monde ! » Baptiste paraît plus modeste : « Je ne voudrais pas seulement les faire rire, je voudrais aussi les émouvoir, leur faire peur et les faire pleurer… Ce sont de pauvres gens et moi je suis comme eux, je les aime, je les connais, leur vie est toute petite mais ils ont de grands rêves, et je voudrais raconter leurs rêves, leur petite vie, leurs joies, leurs malheurs, leurs petits ennuis ! » Prévert a pu trouver chez Jules Janin cette idée d’une affinité de Deburau avec le peuple : « … toujours pauvre comme est le peuple, c’est le peuple que Deburau représente dans tous ses drames ; il a surtout le sentiment du peuple… » (17).

Dans ce dialogue, on le comprend, c’est paradoxalement à travers les paroles de Baptiste, le silencieux, que Prévert, plutôt bavard dans la vie, à l’instar de Frédérick, fait entendre sa voix. Alors que Frédérick cherche d’abord, dans le métier d’acteur, un plaisir narcissique, Baptiste veut traduire les émotions des autres, atteindre un public populaire. L’attitude des deux acteurs à l’égard de la femme qu’ils désirent, Garance, est un peu à l’image de leur manière de concevoir le théâtre. Baptiste la regarde, ébloui, sans voix, Frédérick lui lance des tirades de son cru ; une fois de plus, la balance penchera du côté du premier, même si la réussite couronne d’abord le second ; Baptiste aime plus profondément et c’est lui qui sera aimé.

Garance (incarnée à l’écran par l’inoubliable Arletty) réunit en elle plusieurs types de femmes, réelles et imaginaires, du XIXe siècle, ou inventées par des auteurs du XIXe. À 15 ans, Garance s’est retrouvée toute seule et a dû survivre. On devine ce que cela peut signifier. Mais elle a plus d’un Gavroche féminin – du moins dans la « Première époque » du film – que de Fantine. Elle a aussi un côté Esmeralda, amie des truands les plus redoutables, à l’aise dans la rue, désirée par tous les hommes, hommes du peuple comme bourgeois et aristocrates. La scène qui a lieu au Rouge-Gorge, taverne mal famée et repaire de Lacenaire et de ses amis, où un « aveugle » retrouve la vue, a d’ailleurs quelque ressemblance avec celles de la Cour des Miracles (18). Moins naïve et farouche, cependant, que l’héroïne de Notre-Dame de Paris, Garance hérite aussi de Carmen. La première fois qu’elle aperçoit Baptiste, boulevard du Temple, elle lui jette une fleur. Et celui-ci garde précieusement cette fleur, la serre sur son cœur, la respire, pareil à José qui s’enivre de l’odeur de la fleur jetée par Carmen. Or Deburau, l’amour de Garance, est enfant de Bohème, sans métaphore… Garance n’a pas, toutefois, la férocité de l’héroïne de Bizet, mais comme elle, elle entend bien vivre comme il lui plaît. Le scénariste inverse les rôles traditionnellement impartis à l’homme et à la femme, non seulement au XIXe siècle mais au moment où il écrit son scénario : en plein régime de Vichy. Si la mère de Garance semble avoir été une bonne mère, la femme n’est ni réduite à ce rôle ni idéalisée dans cette fonction. Nathalie, qui aura un petit garçon avec Baptiste, utilise à plusieurs reprises son fils comme moyen de chantage. Garance s’offre à Baptiste sans aucun sens de ce que l’on appellerait immoralité ou péché, sans hypocrisie, sans respect des conventions sociales. Et paradoxalement, c’est Baptiste, l’homme, qui est le plus paralysé par ces conventions. Déconcerté par les avances de Garance, il n’ose y répondre et prend la fuite.

Cette femme du peuple devient, dans la seconde époque, ce que l’on appelait au XIXe siècle une demi-mondaine. Mais il ne s’agit pas pour Prévert d’en faire une Marguerite Gautier qui devra ou voudra expier ses fautes. Elle n’a pas choisi le luxe par intérêt mais pour échapper à une erreur judiciaire. Garance, comme Prévert, ne s’empêtre pas dans des notions de faute ou de repentir et elle conserve, d’une certaine manière, sa liberté, refusant de dire au comte qu’elle l’aime, s’offrant une nuit avec Baptiste. Garance est donc très en avance sur son temps. Elle est la femme telle que la rêve Prévert : elle lui ressemble d’ailleurs comme une sœur, avec sa manière de pratiquer l’ironie, de jouer avec les mots, de défendre sa liberté, d’aimer l’amour.

Une représentation de la société de la Restauration et de la monarchie de Juillet ne saurait se passer d’un personnage d’aristocrate et c’est le comte Édouard de Montray (incarné par Louis Salou dans le film) qui en fait figure. L’auteur de « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France » (19), dont la conscience de classe n’est plus à démontrer, concentre sur lui ses traits les plus acérés. Dans son scénario immédiatement précédent (20), il avait déjà dressé le portrait d’un moderne et pervers châtelain, emblématiquement prénommé Patrice. Le comte assiste à plusieurs des spectacles qui se donnent, avec quelques-uns de ses amis, parmi lesquels Georges, particulièrement stupide et borné, ce qui permet à Prévert d’esquisser une symbolique lutte des classes entre les riches spectateurs des avant-scènes et ceux du parterre et du « paradis » et d’opposer l’ignorance distinguée des uns à l’authentique et instinctif amour du théâtre des autres. Cette opposition a pu lui être inspirée par l’article de Gautier. Voici ce qu’écrit Gautier : « … quel théâtre et surtout quels spectateurs ! Voilà un public ! et non pas tous ces ennuyés aux gants plus ou moins jaunes, tous ces feuilletonnistes usés, excédés, blasés, toutes ces marquises de la rue du Helder, occupées seulement de leurs toilettes et de leurs bouquets ; un public en veste, en blouse, en chemise, sans chemise souvent, les bras nus, la casquette sur l’oreille… ». Prévert, lui, fait dire au directeur des Funambules : « … quel public ! il est pauvre bien sûr mais il est en or mon public ! Tenez, regardez-les là-haut au paradis. » Et le scénariste décrit ainsi ce public populaire :
« Entassés les uns contre les autres, ils ont tombé la veste, ils cassent la croûte, ils boivent de la bière, ils s’esclaffent la bouche pleine et se donnent de grandes claques sur l’épaule, ils embrassent les filles… » Enfin, Gautier trouve ce peuple « naïf comme un enfant », ce qui pourrait bien avoir suscité en partie le titre du film : Les Enfants du paradis, le terme de « paradis » pour désigner les spectateurs perchés tout en haut ayant été, selon Marcel Carné, emprunté à Jules Janin (21).

L’opposition sociale se double d’une opposition esthétique. Le début de cette deuxième partie montre donc Frédérick Lemaître répétant L’Auberge des Adrets, mélodrame de messieurs Anthieu (en réalité Benjamin Antier), Saint-Amand et Polygathe (en réalité Polyanthe), et se moquant ouvertement de la pièce face aux auteurs. On sait que le vrai Frédérick Lemaître trouva l’œuvre insipide et qu’il voulut la corser : au lieu de faire de Macaire un personnage sinistre et terrifiant, il décida de le rendre drôle et cynique, de le faire plaisanter en commettant ses crimes, avec la complicité de Firmin (devenu Célestin sous la plume de Prévert), qui devait jouer le rôle de Bertrand, compère de Robert Macaire. Ils réservèrent « leurs principaux effets pour la première, le 2 juillet, mais leur comportement pendant la répétition inspira déjà, explique Robert Baldick, biographe de Frédérick, de sérieuses inquiétudes aux auteurs et autres acteurs » (22).

Au cours de la répétition qui est montrée dans le film, l’acteur, tout en faisant des apartés, suit à peu près le texte de la pièce, pestant cependant contre elle, ce qui provoque la colère des trois auteurs. Leur fureur ne fait que s’amplifier le soir de la première, où Frédérick ne respecte plus du tout leur texte et les ridiculise en public. Ils iront jusqu’à le provoquer en duel. En réalité, il semble qu’ils aient plutôt bien accepté les modifications de Frédérick qui fit de leur œuvre un immense succès. Mais Prévert déverse sur ces malheureux auteurs quelques-unes des impertinences fameuses de l’acteur. Dans son livre sur Frédérick Lemaître, Silvain raconte, par exemple, que Victor Séjour, mécontent de la manière dont Frédérick interprétait une de ses pièces, s’était écrié : « Vous marchez dans ma prose, monsieur ! », « Ça porte bonheur, monsieur ! » (23) aurait riposté l’acteur ; protestation des auteurs et répliques à peu près identiques dans le scénario.

La plupart des réparties canularesques de l’acteur sont cependant inventées par Prévert qui semble s’amuser tout autant que Frédérick Lemaître à ce jeu de massacre. Dans le scénario, Lacenaire applaudit à tout rompre quand Frédérick déclame : « Vraiment, tant d’histoires pour une trentaine d’escroqueries et cinq ou six malheureux assassinats… […] (Désignant les spectateurs amusés) Vous ne croyez pas qu’en cherchant bien, « parmi tout ce monde-là », vous n’en trouveriez pas de plus coupables que nous ? » Cette question et les applaudissements enthousiastes de l’assassin disparaîtront du film où il dit seulement à Frédérick qu’il a trouvé le spectacle « intéressant ». Faut-il y voir l’effet d’une censure ou d’une autocensure qui aurait reculé, pour un film tourné pendant l’Occupation, devant l’humour noir et terriblement allusif de la réplique originale ?

Les scènes qui montrent la désintégration du mélodrame, jusque-là très en vogue, et l’émergence du théâtre de Shakespeare, reflètent les débats esthétiques des années 1820. Mais en dehors des représentations données par des troupes anglaises à Paris, on jouait surtout Shakespeare dans la traduction de Ducis. C’est dans cette adaptation, selon toute vraisemblance, que Frédérick Lemaître interpréta Othello, non pas sur le boulevard du Temple (24), mais à l’Odéon, en 1830. Prévert aime trop Shakespeare pour faire dire à l’acteur un texte aussi infidèle que celui de Ducis, au langage châtié, montrer un Othello sans mouchoir ni oreiller pour étouffer Desdémone et qui, dans l’ultime version de Ducis, se laisse même convaincre de l’innocence de sa douce épouse. Il semble partir du principe que si Frédérick Lemaître avait eu à sa disposition une bonne traduction, c’est celle qu’il aurait jouée. Il lui fera donc interpréter Othello dans la traduction de François-Victor Hugo, revue par Christine et René Lalou en 1939 !

Après la représentation, l’acteur et l’assassin ont une discussion très vive avec Édouard de Montray et ses amis qui défendent la sobriété et le bon goût. Frédérick et Lacenaire vantent Shakespeare, le mélange des genres, et disent que le théâtre ne doit pas donner une vision édulcorée de la vie. Ce que suggère aussi le scénariste, c’est que les partisans du classicisme, qui ne veulent pas voir de meurtre sur scène, ne sont pas nécessairement les moins violents dans la réalité. Édouard de Montray rêve de tuer Frédérick parce qu’il croit que Garance en est éprise, adore les combats de coqs, provoque des gens en duel même – et peut-être surtout – quand il se sait le plus fort. Le comte accuse Shakespeare d’avoir débuté dans les lettres « en découpant de la viande sur l’étal d’un boucher ! […] Ce qui expliquerait, ajoute-t-il, le côté bestial et forcené de son théâtre et pourquoi il obtint, de son vivant, tant de succès auprès des débardeurs, des charretiers… » Or, dans « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France », Prévert avait fait intervenir, au cours d’un repas mondain, un homme, très évidemment son porte-parole, qui venait troubler la réception en parlant de la misère du peuple et en annonçant une révolution. Et cet homme disait : « Je parle ici pour les grabataires, je monologue pour les débardeurs… » Ce public dédaigné par Édouard de Montray est donc le public que revendique Prévert. De même, certains de ses scénarios, tels ceux du Quai des Brumes ou du Jour se lève, ont été qualifiés de nauséeux par une certaine critique. Parce qu’ils donnaient une vision sombre et crue de la réalité sociale. Il s’inscrit ici dans la lignée du combat mené sous l’étendard de Shakespeare, par les romantiques, en particulier Hugo qui rapporte très symboliquement la réputation faite à Shakespeare d’avoir été garçon boucher (25).

La violence et la trivialité de Shakespeare, on les avait déjà rencontrées quelques séquences auparavant, dans la pantomime Marchand d’habits, jouée par Baptiste, et comparée par Gautier à du Shakespeare. Il semble qu’en réalité Deburau n’ait pas interprété cette œuvre. Mais la légende le soutint quelque temps et le scénariste choisit la légende, car elle lui permet une fois encore de défendre un théâtre où les personnages sont en proie aux passions les plus exacerbées et qui transpose la réalité sociale dans toute sa cruauté. Marchand d’habits interprété par Baptiste peut-être ainsi mis en parallèle avec Othello interprété par Frédérick, comme si chacun des deux acteurs, à sa manière, avait évolué dans le même sens.

Par la voix de Frédérick Lemaître, et par celle de Lacenaire, qui semble, cette fois, avoir dépassé son goût pour le vaudeville, Prévert clame l’absurdité des classifications par genres. Il ne rend pas seulement hommage à Shakespeare, il poursuit aussi l’apologie, déjà explicite à travers les propos de Baptiste, d’un théâtre populaire, prenant comme personnages principaux des gens du peuple et pas systématiquement, comme dans les tragédies classiques, ceux qui détiennent le pouvoir ; un théâtre non seulement écrit pour le peuple mais par des hommes du peuple, comme ce nommé Shakespeare à qui l’aristocrate reproche implicitement d’avoir été garçon boucher. Bien sûr, expliquer la bestialité et la fureur qui règnent dans les drames de Shakespeare par ses origines sociales est dérisoire car il n’est pas besoin d’aller chercher dans les abattoirs le modèle des sanglantes boucheries humaines auxquelles se livrent les tyrans. Mais si Shakespeare a été boucher, c’est une preuve que les bouchers peuvent être géniaux. Tout en faisant écho (si nous sommes en 1830), à travers la joute verbale entre Frédérick et Lacenaire, d’un côté, Édouard de Montray et ses amis, de l’autre, au combat qui oppose romantiques et classiques, dans la bataille d’Hernani, par exemple, le scénariste évoque sa propre expérience. Rappelons que de 1932 à 1936, il a écrit des pièces, sketches et chœurs parlés pour le groupe Octobre, troupe d’acteurs amateurs qui allait sur les lieux de travail des ouvriers, dans leurs fêtes et jusque dans les rues, pour encourager les revendications, mettre en scène et ridiculiser les exploiteurs et leurs complices. Ce combat, il n’y a pas renoncé dans les années 1940 mais il le transpose autant que possible sur les écrans de cinéma. Le projet d’un art pour le peuple et miroir du peuple reste le sien, que ce soit dans Lumière d’été ou Les Enfants du paradis et toujours ce peuple trouve en face de lui une caste ou une classe, imbue de ses préjugés comme de ses privilèges.

Le scénariste montre donc le XIXe siècle, qu’à l’évidence, il aime, comme un moment d’intense bouillonnement esthétique, où l’art se libère des carcans du passé et ne s’adresse plus seulement à une élite mais aussi – et même surtout – à un public populaire. Que la fiction l’emporte totalement sur l’Histoire ou qu’elle emprunte à l’histoire sans vraiment s’y soumettre, le scénario des Enfants du paradis porte la trace du temps de son écriture. Une des preuves de ce que j’avance n’a jamais, à ma connaissance, été remarquée. Dans un passage disparu du film, mais connu depuis sa publication dans le numéro de L’Avant-Scène consacré en 1967 aux Enfants du paradis, Lacenaire déclare avoir entendu en rêve au lieu de « Marchand d’habits… avez-vous des habits à vend’ ? », « Marchand d’amis… avez-vous des amis à vendre ? » et il demande à l’intéressé s’il est vrai qu’il a ses « petites entrées rue de Jérusalem », autrement dit à la préfecture de police ; « calomnie », répond le marchand d’habits, « aussi vrai qu’on m’appelle… » et Lacenaire de compléter : « qu’on t’appelle Mouton-blanc, dit le Frisé, dit Vend-la-mèche, dit Treize-à-table ». L’allusion était transparente et se doublait d’une troublante mise en cause, si l’on prend conscience que ce rôle d’indicateur présumé était destiné à Robert Le Vigan, qui abandonna le tournage pour suivre Céline à Sigmaringen… Et quand le paisible Baptiste, jeté à travers le vitrage d’un bistrot par Avril, complice et ami de Lacenaire, se relève et décoche un coup de talon dans le ventre à son agresseur, peut-être représente-t-il allégoriquement le coup de poing qu’il est arrivé à Prévert, pacifiste, de donner aux plus arrogants des collaborationnistes (sans parler des coups de main qu’il donna à ses amis résistants) (26). Quant à Garance, nous avons vu à quel point elle est à la fois de son siècle et en avance sur lui. Dans ce XIXe siècle mythique, qui s’est forgé à la lecture des romans de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas et d’Eugène Sue, la pantomime préfigure le cinéma muet ; le mélodrame subverti et le drame de Shakespeare, le cinéma parlant et ses potentialités. Prévert rend en même temps hommage aux grands interprètes que sont Deburau – ses silences et sa gestuelle –, Frédérick Lemaître – son goût des mots et sa verve – et aux acteurs de cinéma dont ils sont les modèles, comme Chaplin, Barrault, Gabin ou Pierre Brasseur.

De même que la scène se fait miroir de la vie et que la vie imite la scène, le XIXe siècle des Enfants du paradis se reflète au miroir du XXe, et inversement.

Danièle GASIGLIA-LASTER

(1) Par les éditions Jean-Pierre de Monza avec des présentations et analyses de Bernard Chardère, 1999.
(2) Prévert ayant signé le scénario et les dialogues du film tourné, on peut considérer ceux-ci comme le dernier état du texte.
(3) Les Enfants du paradis, éditions Jean-Pierre de Monza, 2000, p.  53.
(4) Jules Janin, Deburau, Histoire du Théâtre à quatre sous pour faire suite à l’Histoire du Théâtre français, Librairie des bibliophiles, 1881, p. 22-24.
(5) Il fut probablement surnommé ainsi à cause des rôles de brigands qu’il jouait à ses débuts sous le nom de Baptiste avant d’incarner Pierrot.
(6) Mais seules deux pages manuscrites du scénario sont reproduites par les éditions Jean-Pierre de Monza. Il nous est donc impossible de vérifier cette hypothèse. Le scénario publié en 1967 par L’Avant-Scène Cinéma (n° 72-73), donnait aussi les dates 1827-1828, à partir d’un « découpage technique » dactylographié.
(7) Au départ, Prévert avait donné à Deburau, Lemaître et Lacenaire des noms fictifs : Taburau, Leprince et Mécenaire. Cette déformation de Chiarigny en Barrigni est sans doute un reliquat.
(8) Rôle qui figurait dans une pantomime à trois personnages, Pyrame et Thisbé.
(9) La Revue de Paris, Nouvelle Série, année 1842, t. IX, Bruxelles. Cette pantomime de Cot d’Ordan, selon toute probabilité, n’a pas, en réalité, été jouée par Deburau (voir Tristan Rémy, Jean-Gaspard Deburau, Paris, 1954, p. 174-175.) Elle eut un tel succès qu’elle fut adaptée par Catulle Mendès à la fin du siècle.
(10) À Nice, en janvier 1943.
(11) Entre autres Lacenaire après sa condamnation. Ses conversations intimes. Ses poésies. Sa correspondance. Un drame en 3 actes, Marchant éditeur, 1836, et Lacenaire, ses crimes, son procès et sa mort, suivis de ses poésies et chansons et de documents authentiques et inédits, recueillis par Victor Cochinat, Paris, Jules Laisné, 1857.
(12) Voir Jacques Prévert, Oeuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », t. I, 1992, p. 45. Édition présentée, établie et annotée par Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster.
(13) Lacenaire après sa condamnation, p. 133.
(14) Lacenaire, ses crimes, p. 326.
(15) J’ai dit moi-même qu’il était une sorte de négatif de Prévert (voir Danièle Gasiglia-Laster, Jacques Prévert, « celui qui rouge de cœur », Séguier, 1994, p. 165).
(16) Lacenaire après sa condamnation, p. 6-8.
(17) Jules Janin, Deburau, p. 75-76.
(18) Jacques Prévert adaptera en 1956 Notre-Dame de Paris de Victor Hugo pour Jean Delannoy.
(19) Voir Jacques Prévert, Paroles, dans Oeuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, t. I, p. 3.
(20) Lumière d’été, réalisation de Jean Grémillon, tourné d’août 1942 à janvier 1943.
(21) Janin indique en effet : « Vous n’aurez à payer que […] 1 franc aux avant-scènes, si vous êtes riche ; / Et 4 sous au paradis, si vous êtes avare ou pauvre » (Deburau, p. 176) ; et le Cassandre de Prévert : « Un franc aux avant-scènes si vous êtes fortuné et quatre sous au paradis si vous êtes pauvre ou momentanément gêné » (Les Enfants du paradis, p. 61).
(22) Robert Baldick, la Vie de Frédérick Lemaître, Denoël, 1961, p. 41.
(23) Voir Silvain, Frédérick Lemaître, Librairie Félix Alcan, 1930, p. 153.
(24) Dans son « étude critique » — si souvent contestable — des Enfants du paradis (Nathan, 1992, p. 29), Geneviève Sellier pense que cette transposition de lieu par Prévert et Carné leur « permet d’accréditer l’idée que la vraie culture s’était tout entière réfugiée dans ce lieu synonyme de culture populaire ».
(25) Victor Hugo, William Shakespeare, Première partie, livre I, III, dans Oeuvres complètes, critique, coll. « Bouquins », Laffont, 2002, p. 248.
(26) Peut-être aussi la scène transpose-t-elle un énigmatique « radio-défenestrage », que Prévert situe en 1942 et ce qui s’ensuivit (voir Oeuvres complètes, t. II, p. 951-952).

LIENS :

La page du site : Presses de la Sorbonne nouvelle
Une critique de l’ouvrage sur le site : La Revue d’histoire du XIXe siècle.


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2 Responses to “« Les Enfants du paradis et le XIXe siècle de Jacques Prévert », par Danièle Gasiglia-Laster”

  • Mireille Rouvier

    Pourrais-je avoir le texte « des adieux » dans les enfants du paradis SVP pour ma fille qui est à Paris et doit répéter ce texte pour le jouer avec son école Merci d’avance

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