1945 – Les Enfants du Paradis

Entretiens avec Marcel Carné et Jacques Prévert (in L’Avant-Scène Cinéma, 1967)


LES ENFANTS DU PARADIS (1945)

Interviews de Marcel Carné et Jacques Prévert reprises dans L’ Avant-Scène Cinéma n° 72-73, paru en juillet/septembre 1967

MARCEL CARNÉ (Interview par Marie Portal, parue dans L’Homme libéré le 3 octobre 1944)

— Alors ? De quoi voulez-vous que je vous parle ?

Devant nous, des fauteuils profonds ; par la grande baie ouverte, on découvre tous les toits de Paris. II nous semble que nous sommes venus pour bavarder, seulement pour bavarder. Mais non, quelle drôle de question ! de votre film !
Marcel Carné, l’auteur des Visiteurs du soir, hésite un peu.

Eh bien ! Les Enfants du paradis sont un hommage au théâtre ; on dirait aujourd’hui les enfants du poulailler, ce sont les acteurs, les fils chéris du public.
Nous avons tenté de retracer la vie de Frédérick Lemaître et de Baptiste Debureau à leurs débuts, celle aussi d’un dandy de l’époque, célèbre sur le boulevard du Crime : Lacenaire ; mais si les personnages ont réellement existé, l’action, elle, est imaginaire…
Cette action se situe aux environs de 1840, sur le boulevard du Temple, le boulevard du Crime, parce qu’on s’y tuait beaucoup… sur les planches !
J’estime la distribution excellente. En tout cas j’ai rarement été aussi satisfait de mes interprètes : Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Pierre Renoir, Marcel Herrand, Louis Salou, la merveilleuse Arletty…

Vous avez eu à vaincre mille difficultés, m’a-t-on dit, pour réaliser votre film ?
— Certes, oui ! et la première venant de ce que, sous le doux régime de Vichy, il était interdit de tourner des longs métrages excédant 2 750 mètres, sauf dérogation spéciale. Or, Les Enfants du paradis en comptent 5 000 !
Nous avons réalisé, je crois, un effort matériel considérable, le plus important, sans nul doute, depuis la guerre : trois heures de projection. Nous avons eu jusqu’à 1 800 figurants sous les feux des projecteurs !
Mais
, poursuit Carné, je vais vous conter un incident… significatif. Nous tournions, à Nice, les extérieurs de notre grand décor, lorsque les troupes alliées débarquèrent dans le Sud italien. La direction du cinéma nous intima aussitôt l’ordre de rentrer à Paris. Au ministère de l’Information, où j’étais allé protester, il me fut répondu qu’on avait eu connaissance, de source sûre, d’un débarquement à Gênes. Inimaginable, mais vrai ! Le seul résultat de cette histoire fut un arrêt du travail de deux mois, qui nous coûta la bagatelle de 9 millions.

Et maintenant, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez des mesures prises, ou du moins… qu’on parle beaucoup de prendre dans le domaine du cinéma ?
Marcel Carné se tient la tête à deux mains. Désespoir ou lassitude d’une question trop souvent posée ?
— Non, je ne peux pas, vraiment ! Je tiens à affirmer que les techniciens du cinéma ont fait preuve, durant quatre ans, d’une persévérance, d’une ténacité, d’une endurance devant lesquelles on doit s’incliner, quoi qu’on pense.

Et maintenant, quels sont vos projets ?
— J’ai dit, il y a six mois, que Les Enfants du paradis serait mon dernier film en noir et blanc. Les procédés français ne sont pas encore au point, les techniciens de la couleur peu nombreux. Peut-être faudra-t-il faire développer à Londres. J’espère, cependant, tenir parole.

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JACQUES PRÉVERT (Interview par Cécile Agay, parue dans Action en avril 1945)

Nous allons bientôt avoir la joie de voir enfin le dernier film de Marcel Carné, Les Enfants du paradis, dont nous attendions depuis longtemps la présentation, et comme nous avons rencontré Jacques Prévert, qui a écrit le scénario et les dialogues de ce film, nous lui avons posé quelques questions.
D’abord, pour commencer, ce paradis, qu’est-ce que c’est ?
— C’est le poulailler !

Le poulailler ?
— Oui, enfin, les places les moins chères au théâtre, les plus mauvaises, les plus loin, les « populaires », c’est comme cela qu’on les appelait à cette époque… l’époque du boulevard du Crime… le paradis !

Et les enfants, les enfants du paradis ?
— Ce sont les acteurs… et le public aussi, le public populaire et bon enfant !

Et l’histoire ?
— Une histoire comme une autre…

Pourquoi cette histoire plutôt qu’une autre ?
— Parce que cela s’est trouvé comme cela… par hasard. Nous devions faire une autre histoire : La Lanterne magique. Les producteurs étaient d’accord, et puis, tout d’un coup, ils ont eu un tout petit peu peur…

Et pourquoi donc ?
— Parce que souvent les producteurs ont un petit peu peur. Le sujet les effraie brusquement. Si c’était un mauvais sujet…, rendez-vous compte…, dépenser tant d’argent pour « un mauvais sujet ».

Évidemment, mettez-vous à leur place.
— Difficile. On a souvent vu des producteurs se mettre à la place des metteurs en scène ou des scénaristes, mais le contraire est assez rare. Simple question d’argent, bien sûr… Mais revenons à nos moutons, à notre ours, à notre sujet.

Oui, « au bon sujet » qu’il fallait trouver !
— Ouais !

Et comment l’avez-vous trouvé ?
— Par hasard, comme toujours. C’est Jean-Louis Barrault, dans un café, à Nice, qui nous a dit, à Carné et à moi : « Pourquoi ne feriez-vous pas un film sur les Funambules… la pantomime… le boulevard du Crime… Debureau… etc. ? »

Et alors ?
— Alors nous sommes allés voir les producteurs et nous leur avons dit aussi : « Pourquoi ne ferions-nous pas un film sur les Funambules, la pantomime, Debureau, etc. ? » Et comme il y avait déjà eu une pièce de théâtre sur ce sujet-là, ils ont été tout de suite enthousiasmés et rassurés. Debureau, parfait, excellent sujet, bon sujet, d’accord… Vous voyez, c’est tout simple, il suffit de rassurer les gens et de commencer le travail, écrire l’histoire.

Vous avez mis longtemps à écrire cette histoire ?
— Six mois. C’est long, mais le film est long aussi.

Et comment avez-vous travaillé ?
— Ensemble… comme d’habitude.

Ensemble ?
— Oui, avec les autres, dans la même maison… Ensemble avec le metteur en scène, Marcel Carné ; avec Mayo. qui dessinait les costumes ; avec les décorateurs Barsacq et Trauner qui, lui, n’avait pas le droit de travailler ; avec Joseph Kosma, le musicien, qui n’avait pas non plus le droit de travailler et qui travaillait tout de même, comme Trauner, et parce qu’ils aiment bien ça, et qu’ils savent le faire.

Comment travaillez-vous avec le musicien ?
— C’est tout simple : quand nous pouvons être ensemble. j’écris l’histoire et il compose la musique en même temps ; nous discutons tous les deux, et quelquefois même il joue un petit air, le musicien, cela peut aussi changer le cours de l’histoire.

Combien de musiciens ont travaillé à ce film ?
— Trois : Georges Mouqué, Maurice Thiriet et Joseph Kosma. Mais moi,  personnellement, je n’ai travaillé qu’avec Kosma. Il y avait aussi Hubert, l’opérateur, et les acteurs : J.-L. Barrault, Pierre Brasseur, Marcel Herrand, Fabien Loris, etc., qui venaient discuter de leur rôle et qui déjà fredonnaient les airs que Kosma leur jouait au piano.

Alors tout le monde s’entendait très bien ?
— Merveilleusement bien. Et puis quand le scénario, la préparation du film ont été terminés, Carné en a commencé la réalisation et il a fait un travail terrible, effroyablement difficile et certainement le plus beau travail qu’il ait jamais fait. C’est un prodigieux metteur en scène et un homme d’une extraordinaire modestie. Je l’aime beaucoup, et j’ai déjà fait sept films avec lui.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?
— Encore un film avec Carné et un film avec mon frère avec la musique de Kosma. Je travaille aussi avec Paul Grimault au scénario d’un dessin animé d’un long métrage. Paul Grimault devra mettre au moins deux ans pour le terminer. Ce scénario est tiré d’un conte d’Andersen : La Bergère et le Ramoneur. C’est l’histoire d’un roi très mauvais qui a des ennuis avec un oiseau très malin et plein d’expérience ; il y a aussi des animaux qui sont très gentils, deux amoureux et beaucoup de gens épouvantables.

Racontez-moi l’histoire.
— On ne peut pas, comme ça, raconter un dessin animé ; c’est comme une orange, on ne peut pas raconter une orange… on peut l’éplucher, la manger, et c’est tout.

Et vous aimez ce travail ?
— Beaucoup, c’est un travail merveilleux !

Naturellement, car vous êtes aussi poète.
— Ouais. D’ailleurs, le cinéma et la poésie, c’est quelquefois la même chose.

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