1942 – Les Visiteurs du soir

Les souvenirs de tournage de l’équipe des VISITEURS DU SOIR (1942)


Les souvenirs de tournage de l’équipe des VISITEURS DU SOIR (1942)

Nous avons décidé de réunir dans un même article les souvenirs des acteurs et des membres de l’équipe de tournage de ce grand classique du cinéma français sous l’Occupation. Ces souvenirs proviennent principalement de livres épuisés ou non dont vous trouverez à chaque fois les références complètes par artiste.

Bien évidemment, nous attirons votre attention sur le fait que chacun des extraits proposés est sous copyright des éditeurs respectifs et nous vous encourageons à vous procurer ces ouvrages indispensables.

1 – ARLETTY
2 – ALAIN CUNY
3 – MARIE DÉA
4 – FERNAND LEDOUX
5 – SIMONE SIGNORET
6 – PIÉRAL
7 – ROGER HUBERT
8 – JEANNE WITTA


– l’équipe de tournage en juillet 1942 –
Copyright pauledean.blogspot.com

(Il s’agit du blog de Paule Déan, la maquilleuse du film, remarquablement tenu par son petit-fils, Roudy Lemaire).

Nous en profitons pour lancer un appel à tous ceux et celles qui ont des membres de leur famille qui ont participé au film (techniciens, figurants). Si vous avez des témoignages (écrits/photographiques) à apporter concernant Les Visiteurs du soir, n’hésitez pas à nous contacter. Bien sûr cet appel est valable pour tous les autres films de Marcel Carné.

Tous les photogrammes suivants sont copyright © 2009 SND/M6 Vidéo

1 – ARLETTY


Étape mémorable de votre collaboration avec Carné et Prévert : Les Visiteurs du soir. Un film au climat surprenant.
– Oui, avec des personnages énigmatiques. C’était un climat unique, étrange, où régnait le mystère. Dans aucun autre film on ne retrouve une telle ambiance.

Votre propre personnage n’était pas le moins énigmatique, et même ambigu.
– C’était un rôle qui répondait à ma nature, Jacques l’avait remarqué. Il a eu en outre le génie de m’appeler Dominique, un prénom à double face. Je devais aussi jouer dans un film un autre rôle équivoque, celui du chevalier d’Éon. Raimu devait être mon précepteur. Mais c’était la guerre et c’était la Continental, société de production allemande qui se chargeait de financer le film. Raimu avait déjà joué chez eux Les Inconnus dans la maison. Moi, je ne voulais pas.

Au départ ce rôle des Visiteurs vous a-t-il inquiétée ?
– Non ! Avec un poète comme Prévert pour vous écrire un aussi beau rôle, on s’incline. Et puis c’est le propre du métier de comédien que de changer de peau, d’identité…

Les restrictions, en cette période d’Occupation, n’ont pas nuit apparemment au film…
– Il n’y avait pas de restrictions qui tiennent pour engager de grands acteurs, qui à ce moment-là n’étaient d’ailleurs pas payés des fortunes… Ne serait-ce que vis-à-vis de l’occupant, il fallait répondre en faisant de grands films, montrer que nous en étions capables.

De grands décors, de riches costumes laissent en tout cas supposer que le film a coûté cher.
– Oui, mais chacun se débrouillait. Et puis les capitaux que nécessitait le film, les dépenses qu’il a occasionnées, ont dû être largement récupérés : la production a bien vendu son film, à l’étranger, partout.

Y a-t-il une scène du film qui vous séduise plus particulièrement ?
– Non, toutes les images sont belles, l’imagerie par elle-même est belle. Le tout orchestré par un grand chef : Carné.

Vous aviez des partenaires extraordinaires. Ainsi, Marcel Herrand…
– C’était un complice, ainsi qu’un grand camarade. Et à l’écran nous étions aussi complices dans notre jeu. Lui était de Puteaux, moi de Courbevoie – des régions distinguées ! On ne pouvait que bien s’entendre.

Il a interprété souvent des rôles assez durs à l’écran alors que dans la vie il était, semble-t-il, d’une grande sensibilité…
– Marcel Herrand était surtout un intellectuel. Du théâtre et du cinéma. Et ses personnages dans Les Visiteurs et dans Les Enfants du paradis en ont été marqués… Il y avait aussi Fernand Ledoux, pour qui j’ai une grande admiration. C’est un artiste aux multiples activités. Ne serait-ce que son professorat au Conservatoire, qu’il a toujours exercé avec toute son âme. Ce qu’on connaît moins bien de lui ce sont ses talents réels de peintre. Quant à Alain Cuny, j’ai le souvenir d’excellentes promenades en sa compagnie. Il a gardé sa belle allure, sa taille, sa voix. Et une personnalité bien à lui.

Dans Les Visiteurs, Marie Déa s’opposait au diable qu’incarnait Jules Berry.
– Marie est la plus discrète des comédiennes. Elle est d’une grande pudeur. Et pour moi une grande amie. Son grand film a été Pièges avec Maurice Chevalier…

On dit que Jules Berry n’apprenait jamais son texte…
– C’est une légende ! On ne l’aurait pas engagé, sinon…

Comment était-il dans la vie ?
– Il jouait banco. Il aimait le jeu, quelquefois même il perdait beaucoup, parfois tout. Il adorait le risque.

Source : Arletty ou la liberté d’être, Christian Gilles, Librairie Séguier, 1988.

***

Les Visiteurs du soir : un long poème, 800 numéros ; toutes les images suggérées. Paulvé le monte dans cette période dramatique.
Tournant de ma carrière. Je passe du personnage léger à l’énigmatique. Tout m’enchante dans ce film : le poème, la musique, les sites où on allait tourner : le Midi, Vence, Gourdo, Tourette-sur-loup. Là dans la maison où je loge, un cochon clandestin (à quatre pattes) manifeste un goût dévorant pour mon maillot. Je m’en tire de justesse. Images : Roger Hubert. Je n’ai aimé qu’un château : celui des
Visiteurs, le château neuf, brillant comme un miroir, planté par Trauner. Nous travaillons et vivons en équipe : Carné, Marie Déa, Alain Cuny, Marcel Herrand, Jules Berry, Fernand Ledoux. C’est aussi une compétition d’acteurs, chacun veut donner son maximum. Jacques Prévert fait des apparitions discrètes.
À la présentation au cinéma de la Madeleine, Marcel Carné me dit : « Vous êtes du prochain film de Jacques. » Ce sera
Les Enfants du paradis.

Source : La Défense, Arletty, éditions La Table ronde, 1971.

***

On a souvent parlé du caractère de Carné…
– Il faudrait savoir à qui cela s’adresse… Je n’ai eu ni bagarres, ni « discussions » avec lui. J’étais là pour faire mon travail et le reste je m’en tapais complètement. Je peux même dire que je n’ai eu qu’à me louer de son humeur. Comme Karajan, Marcel est un grand chef d’orchestre qui sait parfaitement ce qu’il faut faire avec ses artistes.

Parlons de Jacques Prévert.
– Je souhaite à toutes les femmes, à toutes les actrices de pouvoir rencontrer un Prévert, un jour, dans leur vie. Il est « le grand poète » de l’écran, reconnu d’ailleurs à l’échelle internationale… Le mot qui me vient tout de suite à l’esprit pour qualifier Jacques, c’est authentique. Il n’était pas fabriqué, ni salonnard, mais vrai, tout simplement.

Pourquoi n’a-t-il jamais été lui-même metteur en scène ?
– Ce n’était pas dans sa nature et de toute façon il n’aimait pas voir tourner. Il était d’une discrétion formidable et jamais il n’aurait voulu gêner les acteurs… À travers chaque personnage, chaque phrase, on sent que Prévert aimait les acteurs. Et s’il lui arrivait d’écrire en fonction de quelqu’un, c’était aussi parce qu’il savait très bien ce que l’acteur en question allait en faire. Voilà son génie.

(propos recueillis en août 1988)

Source : Le cinéma des années trente par ceux qui l’ont fait, l’avant-guerre : 1935-1939, Christian Gilles, éditions L’Harmattan, 2000.

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2 – ALAIN CUNY


– […] Dans Les Visiteurs du soir, on m’a mis d’emblée, moi le presque inconnu, au même niveau que quatre vedettes confirmées, Arletty, Marie Déa, Fernand Ledoux, Jules Berry. Pourtant, il faut dire que ce film, dans la réalité, ne représentait pas grand-chose pour moi. Il me permettait tout juste de vivre mieux, matériellement. Je n’y voyais pas un vrai départ. Le vrai départ n’est d’ailleurs jamais venu…
Les Visiteurs du soir
ne représentent pas grand-chose, tout au moins dans le seul lieu qui ait pour moi de l’importance. Pourtant je reconnais que, comparé à d’autres films de cette époque, celui-là porte en lui un élément fructueux et peut-être inaltérable. J’ai pu le vérifier en le revoyant il y a quelques années au cinéma Le Ranelagh. On a dit qu’il avait beaucoup vieilli, on lui a reproché son style troubadour. Le tournage s’était mal passé. Carné voulait lâcher le film. Il n’y comprenait rien. Il m’avait envoyé son représentant qui me dit qu’il ne savait comment s’y prendre avec moi, qu’il était sur le point de tout arrêter. On s’attendait à un désastre. Ce fut un triomphe.
En parlant d’élément inaltérable, je veux dire que par mon absence de complaisance, par l’extrême conviction que j’avais de ma disgrâce (alors que je n’étais nullement disgracié), il se peut que ma présence ait communiqué au film un plus que les autres acteurs, satisfaits d’eux-mêmes, ne possédaient pas
.

Source : Le Désir de parole, Alain Cuny et Alfred Simon, éditions La Manufacture, 1989.

***

Comment Marcel Carné vous a-t-il choisi pour être Gilles, l’envoyé du diable, dans Les Visiteurs du soir ?
– La pièce de Jean Giono Le Bout de la route m’avait apporté un certain succès et, malgré l’exiguïté de la salle, de nombreux spectateurs ont vu ce spectacle – dont Marcel Carné. Il m’a demandé de faire un essai pour Les Visiteurs du soir et j’ai été engagé…
La popularité qui a découlé des
Visiteurs du soir fut immédiate. J’avais la chance et le privilège d’avoir pour camarades des acteurs confirmés qui à aucun moment ne se sont moqués du petit comédien que j’étais. Dans le cas, par exemple, de Jules Berry, Les Visiteurs se plaçait à un moment où il avait acquis une expérience fabuleuse… Ce que je peux dire sur lui, c’est que sans être distant, il n’était pas très liant. Jules Berry était certainement un inquiet.

Parmi de si grands professionnels, ne vous sentiez-vous pas en retrait ?
– Essayant de faire de mon mieux, j’avais le constant désir de dire mon texte de la façon la plus méritoire. Peut-être étais-je un peu replié sur moi-même ? Mais tous, que ce soit Arletty, Fernand Ledoux ou Marie Déa, se sont très gentiment comportés. Jamais ils n’ont usé de leur renommée et souvent même ils m’ont conseillé avec beaucoup de volonté. Il m’est arrivé de fréquenter certains d’entre eux ; j’ai de merveilleux souvenirs de promenades avec Arletty. Et Marie Déa est une amie.

N’était-il pas difficile de tourner un tel film en pleine Occupation ?
– Marcel Carné avait dû demander au préalable toutes les autorisations nécessaires. Je ne crois pas que ce film ait coûté très cher. En fait, derrière ce luxe apparent, il faut savoir que les étoffes de nos costumes n’étaient pas de bonne qualité, et que les poulets du banquet étaient en carton. Par contre, Carné a eu bien du mal à obtenir des chevaux (surtout pour la partie de chasse). L’équipe était donc très peu secondée au niveau de la matière – tout était tributaire de tickets –mais les talents confondus de l’opérateur, et de Carné, ont joué de façon prépondérante.

(propos recueillis en mai 1991)

Source : Le cinéma des années quarante par ceux qui l’ont fait, le cinéma de l’Occupation : 1940-1944, Christian Gilles, éditions L’Harmattan, 2000.

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3 – MARIE DÉA


NDLR : Nous avons décidé de retranscrire de larges extraits de cet entretien de Christian Gilles avec Marie Déa, car c’est le seul dans lequel elle parle des Visiteurs du soir à notre connaissance.

– […] J’ai représenté sous l’Occupation la « jeune fille française » qui avait une vision saine de l’amour, à l’image d’Anne, mon personnage des Visiteurs du soir.

Comment avez-vous été choisie pour ce film ?
– André Paulvé, mon producteur de Pièges (réalisé par Robert Siodmak), me l’avait proposé. Marcel Carné souhaitait pourtant une interprète plus féérique, une beauté blonde plus lumineuse. Anne devait symboliser certains sentiments qui correspondaient miraculeusement à mon physique et à ma nature.

Anne c’était donc vous dans la réalité ?
– Je pense qu’au fond nous nous ressemblions beaucoup. Elle était droite, aimait simplement. Sans me lancer des fleurs, je pense pouvoir éprouver ce besoin d’absolu.

Jacques Prévert vous connaissait-il ?
– Nous ne nous étions jamais rencontrés avant ce film… Anne respectait l’autre dans sa façon d’aimer. Avec son merveilleux talent, Prévert avait écrit un personnage proche de la nature, des fleurs, des oiseaux, tout ce qui est symbole de la vie ; à l’inverse, celui joué par Marcel Herrand représentait la dureté, la chasse, la guerre.

Pour un film tourné sous l’Occupation, Les Visiteurs du soir témoigne de certains moyens…
– Nous souffrions du froid et n’avions ni à manger ni de quoi nous vêtir. Les tissus de nos costumes étaient d’ailleurs de médiocre qualité… Face aux dures réalités de la guerre, ce film apporta un vent de fraîcheur : c’était une invitation au rêve. L’amour y était sublimé, entraînant la défaite du diable en personne… L’allusion faite à ce sujet – le démon, incarnation du Mal, par conséquent des Allemands – était sans fondement. Ne cherchons pas de complications, encore moins de messages, là où il n’y en a pas !… Détail cocasse, lorsque toute l’équipe est arrivée devant le château, pour tourner les extérieurs, la vision qui s’offrit à nous déclencha l’étonnement général : il était de couleur beige…! Carné l’a immédiatement fait repeindre en blanc pour lui redonner son aspect d’origine, c’est-à-dire flambant neuf (cette histoire se déroulait au Moyen Âge, sa construction était donc toute récente).

Quels ont été vos rapports avec Marcel Carné ?
– Ce n’était pas le grand amour entre nous. Dans le travail, il est beaucoup plus dur avec les femmes qu’avec les hommes et trop tourné à mon sens sur son ego.

Parlons de vos partenaires dans ce film : Arletty.
– Arletty est une amie. Jacques Prévert a écrit pour elle des rôles merveilleux et Garance des Enfants du paradis est à juste titre entrée dans la légende. De petite femme de revue, elle est devenue désormais cette femme adulée, toute de pudeur, au courage et à la volonté exemplaires…

Marcel Herrand.
– Cultivé, Herrand était un vrai seigneur. Sous son visage carré qui au cinéma exprimait souvent une certaine brutalité, c’était, en fait, un garçon très fin. Tous deux, nous étions passionnés par les animaux, et avions adopté un pauvre chien auquel il ne restait plus que la peau et les os…

Jules Berry.
– Jules Berry avait besoin de beaucoup d’argent pour éponger sa passion du jeu, c’est pourquoi il tournait à ce moment-là trois films en même temps. D’ailleurs, tout était jeu pour lui dans la vie… Il avait une présence incontestable, où se mêlaient l’audace et le charme. Son interprétation était tellement fabuleuse qu’à chaque répétition il nous surprenait davantage…

Alain Cuny.
– Alain a changé l’image de marque du jeune premier. Sa « gueule » tranchait avec le héros à la Henri Garat des années trente. D’où son succès.

(propos recueillis en avril 1983)

Source : Le cinéma des années quarante par ceux qui l’ont fait, le cinéma de l’Occupation : 1940-1944, Christian Gilles, éditions L’Harmattan, 2000.

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4 – FERNAND LEDOUX


Parlons des Visiteurs du soir
– Mon rôle dans ce film était celui d’un veuf perdu dans une atmosphère un peu étrange. Jules Berry était merveilleux dans le rôle du diable et… il se révélait l’Acteur par excellence : en toutes circonstances, il voulait faire preuve d’originalité. Ce rôle d’ailleurs s’y prêtait directement, sans doute même davantage que ceux dont il avait déjà été l’interprète. Inversement, mon jeu apparaissait plutôt rentré et la scène où Berry arrive au château et se fait lécher les mains par les flammes de la cheminée est à ce titre un exemple frappant de nos différences.

Marcel Carné n’était-il pas très exigeant avec ses comédiens ?
– Carné est un cinéaste qui mettait en scène d’excellents scénarios. Il était en effet exigeant envers ses acteurs dans le sens où il était mené par le souci du détail : que ce soit pour l’éclairage, les décors ou un simple geste que vous aviez à faire. Ce perfectionnisme l’a conduit à réaliser de grands films.

Comment vous dirigeait-il ?
– Il n’indiquait presque rien à l’acteur et laissait même une grande marge de liberté. De temps en temps, il piquait des colères, tout le monde le sait, mais son travail était d’une exceptionnelle qualité. Je pourrais le comparer à Claude Autant-Lara qui, par son autorité et sa recherche de perfection, a également donné des chefs d’œuvres au cinéma français. Au-delà de la critique toute personnelle du caractère des gens, il faut voir l’extrême finition qui résulte de leur travail. Cette notion doit être, seule, valable.

(propos recueillis en octobre 1983)

Source : Le cinéma des années quarante par ceux qui l’ont fait, le cinéma de l’Occupation : 1940-1944, Christian Gilles, éditions L’Harmattan, 2000.

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5 – SIMONE SIGNORET


– C’est un miracle de se faire embaucher pour la durée du tournage des Visiteurs du soir parce qu’il y a un type, Pierre Sabas, et qu’il vous a envoyée voir Marcel Carné, qui est l’empereur du cinéma, et que Carné vous retient pour être une des quatre dames du château, ce qui veut dire que vous serez de tous les décors : la danse, le banquet, la chasse, habillée sur mesure, maquillée (enfin), figurante bien sûr, mais avec une espèce d’identité par rapport à l’action qui se déroule sous les yeux des familiers du château…


Pendant trois mois, j’ai été l’une des rares survivantes parmi tous ces figurants. Parce que Carné virait du monde après chaque décor : il nous mettait tous en rang, il passait devant nous comme un colonel et disait : « Vous, fini », « Vous, fini. » Moi, il me gardait. Nous n’avons été que trois à faire tout le film : Arsénio Fregnac, Madeleine Rousset et moi. Carné nous a gardés parce qu’il nous trouvait gentils et qu’on le faisait rigoler. Pendant les extérieurs, même lorsque je ne tournais pas, je me mettais dans un coin et je regardais. Pour la première fois, je côtoyais des stars ! Je n’en perdais pas une !…


On vivait à Vence. Les figurants habitaient la pension Ma Solitude, au bord de la voie ferrée, les stars habitaient le Grand Hôtel de Vence, sur la place, au milieu des platanes, qui a été démoli. Pour gagner un peu plus de sous, j’avais dit que je savais monter à cheval comme personne. À part deux ou trois copains qui avaient pris ce boulot pour passer en zone libre, le gros de la troupe était constitué de figurants de métier, ceux qui ont la garde-robe… Arsénio était vraiment très drôle. Madeleine et moi – nous étions inséparables, tous les trois – profitions beaucoup de ses succès comiques. Arletty, Ledoux et Herrand étaient particulièrement gentils avec nous. Là aussi, le miracle a joué : à Paris de tels rapports n’auraient jamais pu s’établir entre des figurants et des grands acteurs, comme dans cette toute petite ville de province ou dans les gorges du Verdon où l’on risquait sa vie sur le dos des chevaux de gardes mobiles. On mangeait très mal en extérieurs et ce n’était pas la faute de Paulvé, le producteur, mais celle du régisseur d’extérieurs qui faisait des économies qui ne tombaient pas dans nos assiettes en carton, mais dans sa poche…


Jacques Le Breton, l’ingénieur du son, nous invita un dimanche, Arsénio, Madeleine et moi, à faire un tour à Saint-Paul-de-Vence. On a regardé de l’extérieur la cour de La Colombe d’or, on n’a pas osé entrer, on a mangé en face.


Un jour, on a vu débarquer un nouvel assistant, il était très doux, très timide, très poli avec les figurants, et nous très grossiers et très insolents avec lui. Il était italien et représentait la participation de la Scalera, coproductrice du film. Il s’appelait Michelangelo Antonioni
Au retour à Paris, pour le décor du banquet et du bal, dans la figuration parmi les pages, j’ai retrouvé Alain Resnais, Chaumette – qui était un « page parlant » – et Jean Carmet, un copain d’adolescence. Carmet était pensionnaire chez Herrand et Marchat et c’est comme ça que je me suis retrouvée engagée au théâtre des Mathurins…

Source : La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, Simone Signoret, éditions du Seuil, 1976.

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6 – PIÉRAL


– La première scène où je devais apparaître se situait dans l’écurie du château moyenâgeux où les baladins se reposaient. Nous devions faire semblant de dormir dans la paille. Je le fis si bien que je faillis m’endormir… Marcel Carné m’impressionnait. Sa personnalité était envahissante, sa volonté ne se discutait pas, mais quelles crises je l’ai vu piquer quand ses interprètes, les machinistes ou le chef électricien ne faisaient pas ce qu’il avait ordonné : à se rouler par terre, et ce n’est pas une figure de style ! Les autres restaient impassibles, ils étaient habitués. Moi, cela me suffoquait…
L’inimitable, le merveilleux et regretté Jules Berry, il me fascinait par son intelligence, sa faconde, sa fantaisie et son extraordinaire gentillesse. Mais les autres acteurs avaient beaucoup de mal avec lui : il ne disait jamais le texte du script, il improvisait, génialement d’ailleurs, en faisant preuve d’une imagination qui frôlait la contrepèterie. Lui répondre n’était pas à la portée de tout le monde.
Roger Blin était silencieux et grave. Il sortait brusquement de son mutisme pour vous lancer, en bégayant, des réflexions pas tellement agréables
.

Ensuite Piéral parle de la fatigue que lui causaient les transports en commun pour aller aux studios de Joinville (il habitait Paris chez ses parents). Il évoque aussi la salle à manger particulière réservée aux vedettes du film qui avaient accès à la nourriture du marché noir alors que le reste de la distribution « bouffait ce qu’on voulait bien lui abandonner, à prix d’or comme il se doit ». Puis c’est le départ de la gare de Lyon (son premier voyage en train) pour Nice et les studios de La Victorine où une chambre avait été retenue pour lui au célèbre Negresco. « Hélas ! fort triste et placée au-dessus des cuisines, sur cour. »

– Je n’étais là que pour quelques jours, juste une scène, mais casse-gueule, avec Alain Cuny. Qu’on en juge : il me fallait sauter de sa hauteur, et il est grand, la tête enveloppée dans une cagoule ! De quoi se casser les jambes, même si elles sont de format réduit. Je dus recommencer trois fois. J’étais au bord de la crise de nerfs, mais notre metteur en scène étant passé maître en la matière, je n’osais lui faire concurrence. Après je ne me sentis pas peu fier de ma performance…
Marcel Carné avait monté son film au fur et à mesure du tournage. C’était courant à l’époque… Le film me parut beau, mais glacé. Et je me découvrais, pour la première fois, tel que me regardaient les autres. De toute façon, se voir sur un écran est une expérience terrible. Moi, d’un coup je revenais dix ans en arrière, à l’école, j’entendais de nouveau les moqueries de mes condisciples…

Source : Vu d’en bas, Piéral, éditions Robert Laffont, 1976.

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7 – ROGER HUBERT


Cette photographie est très rare.
Elle se trouve dans le livre de Christian Gilles Les Directeurs de la photo et leur image aux éditions Dujarric, 1989. Tous droits réservés.

NDLR : C’est Arletty qui parle ici de Roger Hubert, le chef opérateur des Visiteurs du soir.

– Roger Hubert a été l’opérateur avec lequel j’ai le plus travaillé. J’ai dû être dans huit films avec lui. C’était un très bel homme, avec un très beau visage. D’une certaine élégance. C’était un homme secret, je ne dirais pas mystérieux, car ce serait prétentieux, mais réservé, discret. C’était une âme, et mon cœur est allé vers lui.

Comment travaillait-il ?
– Il se servait de petits papiers d’environ dix centimètres sur dix, c’était sa science, sa base à lui. Son système de petits papiers était d’ailleurs réputé dans le cinéma. Son travail était très préparé, très élaboré. C’était un opérateur particulièrement minutieux. Pour moi, c’est un des plus grands, le plus grand peut-être, parmi les chefs opérateurs. Roger Hubert, c’était comme une sorte de saint, je n’aime pas employer ce terme-là d’habitude, mais il y avait quelque chose de mystique en lui…

Comment Roger Hubert s’entendait-il avec Carné ?
– Carné savait la valeur d’Hubert, qui était déjà sur le plateau de Pension Mimosas de Feyder, où Carné avait été assistant metteur en scène. De plus, Carné avait été opérateur lui-même. Il connaissait donc parfaitement la difficulté que représentaient certaines scènes et leur valeur à l’écran. D’ailleurs, avec Roger Hubert, il n’y avait d’histoires avec personne. Il voyait ses images, il les pensait à l’avance.

Pour vous, c’est un poète ?
– Sûrement. Il avait au niveau pictural ce que possédait Jacques Prévert au niveau du verbe. Et si j’ai dit que Carné était le Karajan de l’écran, Roger Hubert en est alors le Léonard de Vinci.

Pour quels plans par exemple ?
– Celui, sans doute, où Dominique (dans Les Visiteurs du soir) passe une robe, et d’homme devient femme, est pour moi le plan qui se rapprocherait le plus d’un tableau de Léonard. Le style et l’imagerie des Visiteurs s’y prêtaient, bien sûr, davantage. Mais je crois que Roger Hubert devait lui porter une admiration…

Source : Les Directeurs de la photo et leur image, Christian Gilles, éditions Dujarric, 1989.

***

NDLR : Les propos suivants ont été recueillis en avril 1987 auprès du directeur de la photographie Marcel Grignon qui a été assistant de Roger Hubert (on le retrouve également opérateur sur Souvenirs de Paris/Paris la belle de Pierre Prévert en 1928, cf. BIFI).

– J’ai été l’assistant, le cadreur de Roger Hubert sur plusieurs films. C’était un opérateur qui travaillait dans la douceur : sa photographie était très limbée. Sa méthode des petits papiers est restée célèbre : il découpait de grands cadres qu’il trouait à certains endroits pour diffuser la lumière (Alekan, je crois, a également employé ce moyen). Hubert était un grand seigneur. Il avait beaucoup de classe.

Source : Le cinéma des années quarante par ceux qui l’ont fait, le cinéma d’après-guerre : 1945-1950, Christian Gilles, éditions L’Harmattan, 2000.

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8 – JEANNE WITTA (scripte)


– Dans le train qui me ramène à Marseille, le hasard me fait rencontrer Marcel Carné… En avril 1942, je quitte la radio pour revenir à mon véritable métier…
Lorsqu’il écrit le scénario des
Visiteurs du soir, Jacques Prévert vit à Tourrettes-sur-Loup, dans une maison paysanne dominant la vallée et la mer, en compagnie de son amie Claudie Carter et de son chien Dragon, un berger des Flandres noir. Il prend ses repas à l’auberge du village et, à sa table, je retrouve Trauner, Joseph Kosma et son épouse, Niko – futur animateur de la Rose Rouge –, Margot Capelier et Pierre Laroche, venu travailler avec Jacques au scénario du film. Les propos sont libres et désinvoltes à cette table. On discute et on rit. Mais à l’extérieur, les contraintes du régime de Vichy se font sentir…

Plus tard, dans un décor de chambre dont il jugera le sol (en papier) insuffisamment brillant et imparfaitement collé, Carné fera appeler le producteur et obtiendra de lui la suspension du tournage jusqu’à la réfection du sol. Notre producteur, André Paulvé, présente cette qualité exceptionnelle de se plier aux conceptions des artistes auxquels il a confié la réalisation d’un film…
Malgré les exigences de Carné et la grisaille de l’époque, le souvenir que je conserve des Visiteurs du soir se teinte des couleurs vives des Riches Heures du duc de Berry
Nous filmons le cortège de la chasse passant le pont-levis et descendant à cheval la rampe du château, tandis qu’arrive à la poterne un montreur d’ours. Derrière la caméra, Dédé Bac, toujours prompt à saisir la meilleure expression, fût-ce celle d’un ours dressé sur ses pattes de derrière. Les chiens de la meute sont maigres et efflanqués mais les chevaux dodus et luisants : ils appartiennent à la Garde, non plus républicaine mais nationale, pour le présent. En bonne place dans le cortège, une jeune cavalière exubérante : Simone Signoret, heureuse de travailler pour aider ses deux petits frères à vivre…
Cette chasse nous laissera un regret. D’un geste, Alain Cuny devait arrêter en plein ciel un faucon poursuivant d’autres oiseaux. Malgré de longues recherches, le régisseur n’a jamais pu trouver un rapace dressé à suspendre son vol…
En contrebas de Tourrettes-sur-Loup, nous filmons la fontaine où les deux amants échangent leur dernier baiser. La fontaine est un décor de staff planté au milieu d’une oliveraie à l’herbe desséchée par le soleil de Provence. Et toute l’équipe se retrouve à genoux, parsemant la prairie de pâquerettes artificielles.
Pour la dernière scène du film, lorsque le diable change en statue les deux amants, Carné veut une lumière vive et un ciel transparent. Or, comme souvent dans le Midi, le soleil est voilé d’une légère brume. Carné ne tourne pas. Il attend toute la journée que le ciel se dégage. Le lendemain, il fait venir groupes électrogènes et projecteurs pour obtenir l’éclairage désiré…
Le tournage du film se poursuit aux studios de Joinville et de Saint-Maurice. Après deux ans de « zone libre », je vais vivre en « zone occupée ». Le train met plus de vingt heures pour aller de Nice à Paris. L’attente est longue à Chalon-sur-Saône, au passage de la ligne de démarcation… À Paris, le couvre-feu interdit les déplacements de minuit à six heures du matin… À Joinville, les autobus de banlieue roulent au gazogène et cessent leur service à vingt heures…
À Saint-Maurice, nous tournons la scène du bal puis celle du repas : les accessoiristes déposent les mets sur la table et ces mets sont engloutis par des figurants affamés. Il faut beaucoup de ténacité au régisseur pour retrouver des plats comparables et beaucoup d’abnégation aux comédiens pour n’y plus toucher…
Nous étions au studio depuis quelques jours seulement lorsqu’un jeune homme long, mince et distingué, parlant un excellent français, nous fut présenté par notre directeur de production. Très bien vêtu comme le sont parfois les Italiens, il nous dit que les producteurs italiens qui finançaient en partie le film l’avaient envoyé à Paris pour servir de coréalisateur à Carné. Chacun de nous l’en dissuada, expliquant que s’il en exprimait seulement le désir, cela ferait des étincelles : Carné tenait essentiellement à ses prérogatives. On lui confia donc quelques tâches d’assistant, et le jeune homme resta sur le plateau, rongeant son frein. Il s’appelait Michelangelo Antonioni
J’eus quelques difficultés à faire apprendre ses chansons à Alain Cuny : il avait peu d’oreille. Auparavant, je croyais que la première qualité d’un comédien était la souplesse, la faculté de glisser dans la peau d’un personnage quel qu’il fût. Or, je me trompais. Ce comédien, doué d’une forte personnalité, n’écoutait que lui-même.
En revanche, Arletty, l’antivedette par excellence, prenait métro et autobus afin de ne pas retarder le coiffeur et la maquilleuse qui devaient l’apprêter, lorsque la voiture de la production ne se trouvait pas à l’heure convenue en bas de chez elle. Je la vois encore débarquer au studio, son carton à chapeau au bout du bras…

Source : La Lanterne magique, Jeanne Witta-Montrobert, éditions Calmann-Lévy, 1980.

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6 Responses to “Les souvenirs de tournage de l’équipe des VISITEURS DU SOIR (1942)”

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