1942 – Les Visiteurs du soir

Entretien avec Marcel Carné paru dans Nous Deux (1959)


LES VISITEURS DU SOIR (1942)

Article d’Évelyne Marly paru dans le numéro 28 du mensuel Nous Deux le 15.07.59

À Feyder, je dois à peu près tout. Il m’a appris ce qu’était un film et de quoi était faite sa pré­paration. Il m’a enseigné la mise en scène et la conduite du jeu des acteurs…

Metteur en scène dont la plupart des films ont pris rang parmi les classiques du cinéma, Marcel Carné évoque, à mon intention, le souvenir du maître qui présida à sa formation artistique et lui facilita l’accès d’une carrière pour laquelle il s’était passionné très jeune. À l’âge où les lycéens se penchent sur les théorèmes et les versions latines, Marcel Carné fréquentait assidûment les salles de cinéma, à la recherche de son destin.
Ce destin se présenta sous l’aspect d’une femme charmante. Elle s’appelait Françoise Rosay. En même temps que lui, elle fut, un jour, l’invitée d’amis communs. On parla cinéma. Le jeune Carné exposa ses idées.
C’est extrêmement intéressant ce que vous dites, observa Françoise Rosay. Vos conceptions sont originales, vos critiques, pertinentes. J’aimerais vous présenter à mon mari…
Votre mari ?
Lui-même, Jacques Feyder.
Combien de fois le néophyte n’avait-il pas désiré, souhaité, voulu, rencontrer un grand du cinéma ! Chaque fois, il s’était interrogé sur les moyens d’y parvenir. Et voilà qu’une dame, inconnue de lui deux heures plus tôt, lui laissait espérer cette rencontre ! Il rentra chez lui le cœur ébloui. « C’est donc vrai, pensait-il, qu’on rencontre comme ça, des fées dans la vie ? Et celle-là m’a tout l’air d’être la bonne. » La bonne fée usa de sa baguette magique pour l’entrevue Feyder-Carné. Feyder préparait Les Nouveaux Messieurs. Sa décision fut vite prise. Ayant décelé des dons exceptionnels chez l’aspirant metteur en scène, il l’engagea comme assistant.
Pour son élève, le maître se montra tout de suite encourageant :
Notre collaboration n’en restera pas là, lui dit-il. Nous ferons d’autres films ensemble !
Et ensemble, ils firent Pension Mimosa, Le Grand Jeu, La Kermesse héroïque.
L’expérience vint très vite pour l’assistant qui, à un moment, décida de voler de ses propres ailes.


Quai des Brumes, Hôtel du Nord, Les Enfants du paradis, Les Visiteurs du soir, révélèrent, coup sur coup, sa personnalité et son indiscutable maîtrise. À ces films, au succès consacré par le grand public, d’autres allaient s’ajouter. Thérèse Raquin, La Marie du port, L’Air de Paris, furent autant de réussites. Le dernier en date, Les Tricheurs, vient de valoir à son auteur le Grand Prix du cinéma.


« Maître du clair-obscur » : tel est le surnom qui fut décerné à Marcel Carné, au lendemain de Quai des Brumes. Dans son œuvre marquée de l’empreinte de Prévert, son collaborateur pour une dizaine de films, une réalisation en couleurs jette cependant une clarté insolite : Le Pays d’où je viens, bluette qui consacra les débuts de Gilbert Bécaud à l’écran.
Interrogé au sujet de cette diversion, Marcel Carné me répond :

Le Pays d’où je viens était loin d’être une œuvre absolue. J’ai tourné ce film pour m’amuser. J’étais heureux de faire débuter Bécaud à l’écran. Ce qui m’a tenté, aussi, c’était d’aborder la couleur à l’écran, changer de genre.

— Ayant tenté l’expérience « couleur », y a-t-il d’autres films, parmi ceux que vous avez tournés, que vous aimeriez reprendre en couleurs ?
Oui, Les Visiteurs du soir.
— Réalisé pendant la guerre, ce film a dû vous causer pas mal de difficultés ?
C’est-à-dire qu’on manquait de tout. Un exemple. J’avais besoin de staff. On le fabrique avec du plâtre et du crin. Le crin étant introuvable, on le remplace par de l’herbe. Résultat : les acteurs emportaient le dallage du décor à leurs semelles. Les costumes de mes personnages exigeaient des velours, des satins. De ces précieuses matières, je parvins à habiller mes principaux acteurs. Les autres durent se contenter de rayonne. Tous participaient à un banquet. Je m’aperçus qu’en approchant ma caméra trop près de la table, la rayonne crevait les yeux. À ce propos, il m’a été reproché d’avoir filmé mon banquet de trop loin. On le trouvait terne. Ceux qui ont parlé et écrit ainsi n’ont certes pas tenu compte des difficultés que j’avais rencontrées en cours de réalisation.
Autre incident, consécutif aux restrictions. Sur la table du banquet, des miches de pain, des vasques de fruits étaient disposées. Or au moment des prises de vues, je ne retrouvais jamais mon compte de fruits et de miches. Affamés, mes figurants piquaient tout ce qui les tentait. En déplaçant un jour une miche, je la trouvai légère, légère… La retournant, je constatai que toute la mie avait été retirée. Quant aux fruits, afin qu’on ne les touchât plus, je décidai de les piquer au phénol.
D’une fenêtre du beau château blanc que j’avais fait édifier, un nain devait se jeter dans le vide, d’une hauteur de plusieurs mètres. Or, ce nain tremblait de frayeur à l’idée de sauter. Pour lui faciliter le saut, je décidai de l’installer sur une balançoire d’où il devait s’élancer dans le vide. Je ne sais ce qui arriva. Malgré toutes les précautions prises, le nain buta de la tête contre le sol, cria « maman » et s’évanouit. On le transporta à l’hôpital. À ceux qui l’y avaient accompagné, je demandai : Alors, comment va-t-il ?
— Il s’est fracturé la cheville, me fut-il répondu.
Je n’ai jamais compris comment, étant tombé sur la tête, mon nain avait pu se fracturer la cheville !
De cet accident, résulta une panique parmi mes nains. Ils prirent la fuite. Je dus partir à la recherche d’autres. Tous ceux qu’on me proposait étaient ou trop grands ou trop petits ou trop gros. Ils devaient aussi savoir chanter. Enfin, je parvins à en rassembler un choix. Je leur distribuai des cagoules, car on ne devait pas voir leur visage. Un jour, en dirigeant les chœurs, je m’aperçus qu’un des choristes chantait faux. Je lui demandai de simplement mimer les paroles. Il ne voulut rien entendre. Vexé, il continua de chanter…
Mes nains m’ont causé bien des soucis. Ils étaient d’une incroyable susceptibilité. Pour un rien, ils en venaient aux mains. Parmi eux, un Arménien et un Turc se flanquaient régulièrement des raclées…
Autre chose, à un moment, j’eus besoin de chevaux. Savez-vous ce que l’on m’envoya ?… Trente chevaux de la garde mobile de Pétain…

— Vous étiez gâté !
Oh ! mais non ! Car ces chevaux étaient de « vieilles vaches ». Ils avaient peur de tout. Peur des armures que portaient les acteurs, peur de l’ours apprivoisé que nous promenions en laisse. Un jour, à sa vue, l’un des chevaux fut pris d’une telle frayeur que nous le retrouvâmes à cinq kilomètres du lieu des prises de vues.
— La présence du « diable », Jules Berry, était certainement pour quelque chose dans vos tribulations ?…
Jules Berry était ravi de jouer le diable. Lui qui n’apprenait jamais son texte sut le sien un mois d’avance. Ce fut un sujet d’étonnement pour Prévert et moi. Seulement, à la minute du tournage, il avait tout oublié ! Et je dus m’y reprendre à vingt fois pour qu’il retrouvât son texte…
Évoquer les incidents qui émaillèrent la réalisation des Visiteurs du soir est visiblement pour Carné un amusement. II rit de bon cœur. On a souvent dit du metteur en scène de Quai des Brumes qu’il avait gardé une prodigieuse jeunesse de cœur et d’esprit. C’est tellement vrai que je n’ai pu m’empêcher de le lui rappeler.
— Ces deux qualités, lui dis-je, sont mieux que la preuve, la garantie de cette sensibilité qui se reflète dans tous vos films.
Carné de répondre :
Tout ce que j’ai pu réaliser à l’écran, tout ce que j’ai pu tenter d’exprimer, c’est ce que je ressens et rien que cela.

Une affirmation qui, en toute certitude, va se vérifier dans Les Fauves et École communale, les deux prochaines réalisations d’un des maîtres incontestés du cinéma français.


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