Suzanne Cloutier

Biographie + Filmographie de Suzanne Cloutier (1923-2003)

Suzanne Cloutier (1923-2003)

 

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Cette page a été mise en ligne à l’occasion du 90°anniversaire de la naissance de
Suzanne Cloutier.

Biographie de Suzanne Cloutier

Qui était vraiment Suzanne Cloutier ?

Elle traversa le ciel cinématographique comme une étoile filante le temps de quatre petites années qui lui assurèrent pourtant l’éternité chez les cinéphiles avertis.

Quatre années et trois grands films, n’en déplaise à certains : « Au Royaume des Cieux » de Julien Duvivier en 1949, « Juliette ou la clef des songes » de Marcel Carné en 1951 et bien sur le fameux « Othello » d’Orson Welles en 1952.

Les critiques ne la ménagèrent pas et elle disparaîtra comme elle était venue une fois mariée au grand acteur anglais Peter Ustinov en 1954.

Suzanne Cloutier décèdera finalement le 02 décembre 2003 d’un cancer du foie.

Difficile de trouver des informations sur sa vie en dehors d’une page Wikipédia française bien tenue (malgré une erreur sur sa date de naissance).

En effet, commençons par le commencement, Suzanne Cloutier elle-aussi fait face au problème de sa date de naissance tout comme Marcel Carné.

Wikipédia et IMDB annoncent tous les deux comme date de naissance : le 10 juillet 1923 à Ottawa au Canada.

Or si Suzanne Cloutier est bien née à Ottawa au Canada un 10 juillet, c’est de 1927 qu’il s’agit ! En effet, voir les sites canadiens qui ont rétablit l’erreur : Northern Stars, Mémoire du Québec (notons que la page sur son ascendance d’après le site de la famille Proulx qui aurait pu nous renseigner est vide). De plus sa nécrologie parue dans Le Guardian, le grand hebdomadaire anglais, annonce également cette date du 10 juillet 1927.

L’histoire ne serait pas complète si le site Geni.com ne venait pas brouiller les pistes en confirmant l’année 1927 tout en annonçant le 15 février comme date de naissance, c’est le seul à le faire.

Avouez que si Suzanne Cloutier était née en 1923, elle aurait 28 ans sur cette photographie (tirée « Othello » d’Orson Welles) au lieu de 23 ans…

Suzanne Cloutier dans Othello d’Orson Welles (1952)

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  • MIS A JOUR 26 MAI 2017 –

Merci à Daniel Doyon pour nous avoir transmis l’acte de baptême de Suzanne Cloutier (cf le message laissé ci-dessous) qui confirme que, contrairement à ce que nous affirmions ci-dessus, elle est bien né le 10 juillet 1923.

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Toujours est-il que les parents de Suzanne Cloutier s’appelaient Hélène St-Denis et Edmond Cloutier (cf ce site sur la généalogie de la famille Richer-dit-LaFleche ).

Certains articles d’époque écrivaient qu’Edmond Cloutier était soit ministre canadien de l’Intérieur ou ministre de l’In­formation. Or c’est Suzanne Cloutier qui donne la bonne réponse dans un entretien à l’Ecran Français : « Mon père est éditeur-imprimeur du roi, à Ottawa, quelque chose comme votre directeur de l’Impri­merie Nationale. » (cf ici). Et effectivement une recherche rapide sur Google nous confirme qu’un certain Edmond Cloutier a par exemple en 1951 imprimé un « rapport de la commission royale d’enquête sur l’avancement des Arts, Lettres et Sciences au Canada 1949-1951 » en qualité de « imprimeur de sa très excellente Majesté le Roi ».

Nous n’avons pas réussi à connaître le métier d’Hélène St-Denis (d’origine semi-irlandaise) mais peut-être était-elle mère au foyer car elle avait 6 enfants à élever dont Suzanne Cloutier était l’aînée.

Elle fut élevée dans un couvent au Canada au Trois-Rivières. Sa soeur Monique est devenue religieuse (cf l’Ecran Français). A Trois-Rivières on trouve effectivement une école de quartier, Saint-Louis-de-Gonzague, dirigée par la Communauté des Ursulines entre 1891 et 1967. Plus de renseignements sur le site du musée virtuel des Ursulines de Trois-Rivières et ici.

Puis à 17 ans en 1946 elle se marie avec un certain François Richer-dit-Laflèche, qui aurait été docteur. C’est cette même année qu’elle aurait quitté le Canada pour devenir mannequin à New York. Sa nécrologie paru dans Le Guardian nous apprend qu’elle se serait enfuie le jour de son mariage pour les Etats-Unis, à prendre avec réserve bien entendu. Le mariage fut annulé plus tard comme il n’avait pas été « consommé ».

Toujours est-il qu’elle devint mannequin (cover-girl) pour le magazine Vogue et l’agence d’Harry Conover. La chance lui sourit car elle fut rapidement remarquée par le réalisateur Georges Stevens (Géant) qui l’emmène à Hollywood pour le compte de sa compagnie Liberty Films (qu’il avait créé entre autre avec William Wyler et Frank Capra). Elle enchaine avec un petit rôle dans le film Temptation de Irving Pichel en 1946. Elle se retrouve au coté de l’actrice Merle Oberon (Les Hauts de Hurlevent), femme du producteur Alexandre Korda.

Suzanne Cloutier dans Temptation d’Irvin Pichel (1946)

Puis elle fait partie de la troupe de théâtre de l’acteur et réalisateur Charles Laughton où elle jouera notamment le rôle d’Ophélia dans Hamlet de Shakespeare au Coronet Theater.

Mais Liberty Films est vendu à la Paramount en mai 1947 et on lui conseille de partir pour la France. Elle arrive à Paris en 1948. Elle rencontre Louis Jouvet qui lui conseille de s’adresser à l’acteur et metteur en scène Jean Dasté (L’Atalante). Celui-ci venait de créer une troupe de théâtre à Saint-Etienne qui était l’un des tous premiers Centres dramatiques nationaux : La Comédie de Saint-Étienne qui dépendait de la Comédie Française. Avec la troupe de Jean Dasté elle va écumer pendant plusieurs mois les salles de province du centre et du sud-est de la France et y jouer les héroïnes de Musset (Les Caprices de Marianne) et de Molière (cf l’article de 1949 paru dans Cinémonde).

Puis tout s’enchaine très vite pour elle, elle se présente au casting pour le film Au Royaume des cieux que prépare Julien Duvivier. Elle l’avait déjà croisé à Hollywood lors de son séjour dans la troupe de Charles Laughton et il s’en souvenait.

Elle est prise pour le rôle principal où elle a comme partenaire le déjà célèbre Serge Reggiani. Mais Julien Duvivier lui demande de changer son nom pour celui d’Anne Saint-Jean (ce qu’elle fera avant de revenir dès son film suivant à son véritable nom).

Le générique de fin d’Au Royaume des cieux de Julien Duvivier (1949)

 

Le tournage commence le 07 mars 1949 dans la région de Nantes. C’est une histoire d’amour qui se déroule dans une maison de correction pour jeunes femmes dirigée de main de fer par une directrice jouée par Suzy Prim. Suzanne Cloutier joue le rôle de Maria Lambert, une nouvelle venue qui « détonne parmi ses compagnes, peut-être parce qu’elle est sincèrement aimée par Pierre, jeune ouvrier venu travailler aux abords de l’établissement afin de se rapprocher de l’adolescente. Le jour de Noël, une inondation providentielle permet aux deux jeunes gens de prendre le large, tandis qu’à l’institution, un vent de révolte souffle contre la directrice. » (cf la critique du film sur le film de l’@ide-Mémoire).

Le film fut présenté au Festival de Venise en septembre 1949 avant de sortir en France le 30 septembre 1949. Malheureusement le film passa un peu inaperçu à Venise ce qui n’augura rien de bon pour la suite de sa carrière et de fait le film est toujours inédit en DVD en France (une version est sortie en 2003 au Japon par la compagnie IVC).

Pourtant la fraicheur et la pureté de Suzanne Cloutier crève déjà l’écran et éclipse ses partenaires. Elle forme avec Serge Reggiani l’un de ces beaux couples fort devant l’adversité et dont l’amour pur est plus fort que les tracas du quotidien. Ce qui bien sur ne plaira pas aux critiques de cinéma qui sont incapables de s’émouvoir devant une actrice comme Suzanne Cloutier à qui l’on reproche son « angélisme béat » (ce ne sera pas la première fois qu’un tel reproche lui sera fait malheureusement). Le mélo est toujours suspect auprès des critiques…

Suzanne Cloutier dans Au Royaume des cieux de Julien Duvivier (1949)

 

L’ironie est qu’au même moment où elle fut engagée pour jouer dans Au Royaume des cieux, elle dut renoncer à tourner dans La Beauté du diable de René Clair dont le tournage débutera en novembre 1949.

Le tournage à peine terminé, Suzanne Cloutier est repéré par Orson Welles qui a commencé les prises de vues d’Othello. Le réalisateur de Citizen Kane cherche toujours son héroïne principale pour jouer la fameuse Desdémone, il en a déjà essayé quatre ! Léa Padovani, Cecile Aubry, Betsy Blair et une actrice marocaine.

Pour la petite histoire, le directeur de Cinémonde, Maurice Bessy aurait montré à Orson Welles un article consacré à Suzanne Cloutier (serait-ce celui-ci ?) en lui disant : « voici votre Desdémone ». Orson Welles de passage à Paris visionna une partie du film de Duvivier qui n’était pas encore sorti et décida de lui faire faire un essai en Italie pour lequel elle devait se décolorer les cheveux en blonde. Elle eut le rôle et commença les prises de vues dès la fin du mois d’août 1949 à Venise.

 

L’acteur anglais Micheal MacLiammoir qui joue le rôle de Iago dans Othello raconte dans son journal de bord du tournage, Put Money In Thy Purse, les premiers jours de tournage de Suzanne Cloutier sans la ménager.

Sa nature, à nos yeux, a de multiples facettes : candide, rusée, amusante, impitoyable, enjouée, intelligente… ou, au contraire, simple imposteuse ? En vérité, nous sommes dans le noir à son sujet. (…) Pour moi, elle possède une caractéristique primordiale : elle est indestructible. (…) Dans un moment de désespoir, Orson l’a appelée « Schnucks ». Ce surnom semble devoir lui rester. Schnucks l’Indestructible, l’admirable Schnucks qui vous rend fou, Schnucks la bilingue aux yeux graves, une terreur pour les Desdémone du monde entier, une fille de demi-dieux.

Daté du 30 août 1949.

 

Elle même raconte en janvier 1950 à Cinémonde ses premiers mois sur ce tournage qui dura trois ans.

J’étais seule au milieu de très grands artistes, de spécialistes de Shakespeare; je ne connaissais personne et mes débuts furent mauvais. J’en avais conscience et le soir, je pleurais dans ma chambre. La journée même je pleurais dans ma loge. Je savais que j’avais la plus grande chance de ma vie et je craignais de n’en pas profiter. Et puis, peu à peu, j’ai repris confiance en moi, grâce à la bonté de tous, à l’intelligence d’Orson Welles.

Dans cet article on apprend d’ailleurs qu’elle avait signé un contrat avec Orson Welles pour plusieurs films (qui ne sera bien sur jamais honoré) et qu’elle a dû du coup refuser la proposition de Jean Renoir pour jouer dans Le Fleuve dont le tournage débuta en décembre 1949.

Micheal MacLiammoir raconte également comment s’est passé la scène de la claque qu’Othello/Orson Welles assène à Desdémone/Suzanne Cloutier.

Le nombre de prises qu’il fallu et combien elle endura courageusement cet élan de sadisme de la part d’Orson Welles. Au bout de plusieurs heures son visage s’engourdissait, il fallait refaire son maquillage et elle finissait par flancher au moment de la claque. Aussi Orson Welles usa d’un stratagème en la persuadant que la prochaine prise sera coupée avant la claque et qu’on tournerait celle-ci le lendemain. Confiante, Suzanne Cloutier rejoua la scène et évidemment Orson Welles la gifla le plus fort possible ! Ce fut la scène qu’il garda dans le film…

Suzanne Cloutier dans Othello d’Orson Welles (1952)

 

Suzanne Cloutier ne lui en gardera pas rancune puisqu’ils resteront amis jusqu’à la fin. Ainsi dans une interview en 1993 au journal belge Le Soir (à lire ici) elle confie :

Welles était un homme très simple et très gentil. Travailler avec lui fut l’une des plus belles aventures de mon existence. Chaque matin, on avait hâte d’être sur le plateau. Il y avait une extraordinaire excitation. Orson étant acteur lui-même était très sensible aux besoins des comédiens. C’est le metteur en scène qui m’a le plus marquée. Il m’a fait comprendre qu’un acteur doit partir de qui il est et ensuite s’identifier au personnage. Nous sommes restés amis toute la vie.

Othello fut projeté lors du festival de Cannes en 1952 où il remporta la Palme d’Or.

Suzanne Cloutier dans Othello d’Orson Welles (1952)

 

Malheureusement cette première version du film restera inédite encore aujourd’hui en dehors d’une rare diffusion en 1982 sur la BBC.

Cette version est d’autant plus rare que dès la version américaine en 1955, Orson Welles décida de faire doubler la voix de  Suzanne Cloutier par l’actrice Gudrun Ure (alors que c’est bien la voix de Suzanne Cloutier que l’on entend sur la version de 1952).

Sans doute car cette actrice écossaise avait une meilleur diction pour jouer du Shakespeare d’autant plus que c’est Gudrun Ure qui joua la rôle de Desdémone dans l’adaptation théâtrale d’Othello qu’Orson Welles mit sur pied à l’automne 1951 à Londres, donc plusieurs mois avant que la version cinématographique soit présentée à Cannes. (cf la page qui lui est consacrée sur le site Wellesnet.com).

Nouvelle ironie dans la carrière de Suzanne Cloutier car elle retrouvera, cette fois-ci comme partenaire, Gudrun Ure (sous le nom de Ann Gudrun) en 1954 dans le film de Ralph Thomas : Doctor in the House (Toubib or not toubib) avec Dirk Bogarde.

Le tournage d’Othello s’étalant sur quatre ans, Orson Welles en profita pour monter plusieurs projets dont une pièce de théâtre à Paris au Théâtre Edouard VII en juin 1950 :  « The Blessed and the Damned » dans laquelle on retrouve Suzanne Cloutier. En introduction de cette pièce était projeté un petit film tourné à Paris qui s’intitulait « Le miracle de Sainte Anne » ou « Le homard qui ne pense à rien » (The Unthinkable Lobster). Le tournage avait eu lieu à Paris notamment aux Buttes-Chaumont et l’on trouvait parmi les figurants outre Suzanne Cloutier : Maurice Bessy et Boris Vian. Cf la page IMDB ainsi que l’article de Cinémonde que nous avons mis en ligne ici.

En juin 1950 Marcel Carné s’apprête à tourner Juliette ou la clef des songes d’après une pièce de Georges Neveux et cherche sa « Juliette ». Il fait faire des essais à Anouk Aimée, Odile Versois et… Leslie Caron.

Marcel Carné dirigeant les essais de Leslie Caron et Roland Lesaffre
pour son film Juliette ou la clef des songes (1951)

 

Par une indélicatesse d’un membre de l’équipe, la M.G.M voit cet essai et embauche sur le champ la future vedette d’Un Américain à Paris, le film que Vincente Minelli tournera à Hollywood l’hiver 1950.

Du coup Carné choisit Suzanne Cloutier qui était soutenu par plusieurs membres de l’équipe dont son assistant Michel Romanoff. Michel Romanoff que Suzanne Cloutier connaissait bien car c’était l’un des assistants de Duvivier sur le film Au Royaume des cieux. Mais Carné sans doute influencé par l’échec du film en 1951, ne soutenu pas beaucoup son actrice. Ainsi ecrit-il en 1975 dans son autobiographie (La vie à belles dents. ed L’Archipel) qu’il hésitait entre Suzanne Cloutier et Leslie Caron. Mais Leslie Caron « avait une présence, un frémissement intérieur, pour tout dire une sensibilité, que ne possédait qu’imparfaitement la seconde« .

Le tournage débuta en juillet 1950 dans les alpes de Haute-Provence (Peillon, Sisteron notamment) pour les extérieurs puis se poursuivra jusqu’en octobre 1950 au studio Pathé, rue Francoeur. Juliette ou la clef des songes avait d’abord été une pièce de théâtre en 1930 avec dans le rôle titre la grande Falconetti, celle de la Passion de Jeanne d’Arc du film de Dreyer.

Suzanne Cloutier y incarne un rôle que l’on dirait écrit pour elle tant les nombreux pièges du scénario et des dialogues de Georges Neveux semblaient difficile à surmonter sans tomber dans le kitsch le plus ridicule. Loin de la froideur que certains y ont vu son personnage se doit d’être immatériel, pur et hors du temps du coup sa candeur n’en est que plus bouleversante. Parfois elle a cet expression d’un « lapin pris dans les phares d’une voiture » qui peut déplaire à certains.

C’est pourquoi Suzanne Cloutier n’est pas une comédienne si l’on se réfère à la distinction élaborée par Louis Jouvet (cf cette page sur le site du CNDP) mais une actrice. C’est-à-dire qu’elle ne peut pas tout jouer, on la voit mal jouer les femmes fatales ou les pin-ups mais elle joue à la perfection les rôles de jeune fille « éthérée » dont la pureté la place hors du monde matériel. On pense à ces héroïnes de la poésie ou de la littérature , à la Sylvie de Gérard de Nerval, à la Yvonne de Galais du Grand Meaulnes d’Alain Fournier. C’est justement toute la grandeur de Suzanne Cloutier d’avoir eu l’occasion grâce à Duvivier, Carné et Welles d’avoir pu donner chair à ces créatures de roman ou de poésie. Ces personnages dont on se demande si elles sont réelles ou échappées d’un songe qu’on pense ne jamais rencontrer dans la vraie vie.

Suzanne Cloutier dans Juliette ou la clef des songes de Marcel Carné (1951)

 

Suzanne Cloutier racontera en mai 1951 dans Cinémonde à propos de son expérience de tournage avec Marcel Carné :

Marcel Carné a été avec moi d’une extrême gentillesse, malgré tout ce qu’on m’avait dit sur lui. Il n’a pas été pour moi le grand méchant loup. Au contraire, c’est lui qui a guidé mes pas, avec patience et sollicitude.

Malheureusement l’accueil des critiques fut désastreux au festival de Cannes en avril 1951 à la présentation du film (en compagnie d’Edouard et Caroline, le beau film de Jacques Becker). Ils ne comprirent pas ce film dont le merveilleux tenait plus des Visiteurs du soir que des Enfants du paradis. Ainsi ce critique anonyme dans l’Ecran Français qui écrit : « Comment peut-on tomber à ce point dans l’esthétisme inutile, dans la faus­se poésie ? » (à lire ici). Roger Boussinot ira jusqu’à reprocher au film son pessimisme alors qu’il trouve qu’en 1951 les hommes ont des raisons d’espérer et d’aspirer au bonheur, ce qui quand même est un contre-sens total sur ce qu’est un film. En quoi un film devrait-il refléter l’optimisme d’une époque ? (à lire ici)

On ne voit que Pierre Leprohon toujours dans Cinémonde qui semble avoir compris le film :

A travers l’amertume des destins sans bonheur (…) à travers les maléfices du destin ou de Satan (…) Marcel Carné exprime la force invincible de l’amour, son triomphe sur le plan de l’Éternel… Par là, le « climat poétique » dont est baigné chacun de ses films rejoint le charme des légendes immortelles qui ont porté jusqu’à nous les noms de Tristan et d’Yseult, de Juliette et de Roméo…

Juliette ou la clef des songes fut un échec retentissant et le film demeure toujours incompris 60 ans après sa sortie.

Suzanne Cloutier et Gérard Philipe dans Juliette ou la clef des songes de Marcel Carné (1951)

 

Suzanne Cloutier revient sur les personnages phares qu’elle a incarnée dans cet entretien au journal belge Le Soir dont vous avons déjà parlé :

Dans tous les personnages que vous avez incarnés, quelle héroïne vous définit le mieux?

En fait, j’ai souvent joué les mêmes emplois. Regardez attentivement mes rôles et vous y trouverez une grande similitude. Chaque personnage représente un aspect de ma personnalité. Un acteur ne peut donner que ce qu’il a en lui. Je ne suis pas complètement une Desdémone puisque je suis encore là. Je ne suis pas entièrement une Juliette puisque j’ai de la mémoire. J’ai interprété Desdémone sur une période tellement longue que c’est sans doute le personnage qui m’a le plus marqué.

par Fabienne Bradfer paru le 31 mars 1993. A lire ici.

Puis entre mai 1951 et mai 1952 pour la présentation d’Othello au Festival de Cannes, nous apprenons par la presse que Suzanne Cloutier a failli tourner dans « Nez de cuir » d’Yves Allégret, dans « Golfe Persique (Paradise Island) » avec Alan Ladd et Humphrey Bogart.

Par contre elle tournera bien aux côtés de Anna Neagle et Michael Wilding dans « Derby Day » réalisé par Herbert Wilcox qui sortit en Angleterre le 09 mai 1952.

 

Deux jours plus tard après près de quatre ans de tournage et de péripéties Orson Welles présente à Cannes son Othello qui remportera le Grand Prix du Festival (l’ancienne Palme d’Or) … aux côtés de Deux sous d’espoir de Renato Castelani. Ainsi commence la vie tumultueuse de ce chef d’oeuvre maudit car comme nous le rappelions précédemment, plus personne n’a vu la version projetée à Cannes en 1952 en dehors de cette diffusion sur la BBC en 1982. Aux dernières nouvelles nous avons appris qu’une édition DVD avec les trois versions du film à l’image de celle de Macbeth (Wild Side) serait envisagée par les héritiers d’Orson Welles (cf le post sur le Facebook de Wellesnet).

Cette année 1952 marque la fin des trois années phares dans la carrière de Suzanne Cloutier, il faut dire que les critiques ne l’ont pas ménagée incapable de comprendre en quoi elle était unique à l’époque. Par la suite, elle ne retrouvera plus de rôles équivalents à cette trilogie « éthérée » que sont Au Royaume des cieux, Juliette ou la clef des songes et Othello et se contentera (mais avait-elle le choix ?) de tourner des rôles plus « légers » dans quelques comédies.

On la retrouve en 1953 à Londres où elle joue au Piccadilly Theatre dans la pièce No Sign Of The Dove de Sir Peter Ustinov. Il était tombé amoureux d’elle en la voyant en couverture de la revue américaine Life.

Le numéro du 01 décembre 1952 de Life.

Ils se marièrent le 15 février 1954.

Dans son autobiographie, Cher Moi (ed.Stock), Peter Ustinov écrit que « les gens étaient enchantés par sa fraicheur, son extraordinaire capacité inventive et son flair, sa perspicacité à atteindre ses buts. Je dois admettre que je faisais partie de ceux là. »

Ils eurent trois enfants, deux filles, Pavla Ustinov et Andrea Ustinov, et un fils Igor Ustinov.

Avant de se consacrer à sa famille et à ses enfants, Suzanne Cloutier tourna dans l’un des grands succès britannique de l’année 1954 : Doctor in the house / Toubib or not toubib de Ralph Thomas avec Dirk Bogarde.

Son premier film couleur !

Suzanne Cloutier dans Doctor in the house / Toubib or not toubib
de Ralph Thomas (1954)

 

Puis il faudra attendre sept ans en 1961 pour la retrouver au cinéma, encore une fois dans une comédie mais cette fois-ci réalisée par son mari : Romanoff et Juliette tiré de la pièce du même nom.

Mais c’est par ce petit rôle anecdotique qu’elle termine sa carrière devant la caméra.

Suzanne Cloutier dans Romanoff et Juliette de Peter Ustinov (1961)

 

Par la suite, elle restera dans le milieu du cinéma en tant que productrice ou conseillère artistique.

Sa page Wikipédia française est alors l’une des seules sources d’informations (viable ?) sur la seconde partie de carrière de Suzanne Cloutier (avec cette page Yahoo plutôt succincte). Nous apprenons qu’elle participa en 1968 à la production de la fameuse comédie musicale Hair au côté de Michael Butler. On la retrouve en 1970 à Paris au théâtre des Bouffes du Nord à la production d’un documentaire musical sur l’extase mystique : Djarahi, également intitulé Sufi Dervishes. On note à la même époque la production d’un autre documentaire musical Jammin’ in Africa de Jean Luc Mazignon. Elle aurait travaillée également en tant qu’impresario avec Nina Carlweiss pour Peter Brook et Robert Wilson notamment. Ces informations sont à prendre au conditionnel car nous n’avons trouvé aucune autre mention de ces documentaires sur internet.

photographie promotionnelle de Suzanne Cloutier D.R

 

De même il semble qu’elle ait participé au financement de deux films inachevés d’Orson Welles The Other Side of the Wind et surtout Don Quixote. A propos de Don Quixote, Suzanne Cloutier aurait confié (avec d’autres) au réalisateur Jesús Franco des éléments du négatif qu’elle avait en sa possession pour qu’il tente d’achever ce film. Cette version sera montrée au festival de Cannes en 1992 et sortira en DVD distribué par Image Entertainment (cf l’article du New York Sun à lire ici et l’article du Los Angeles Times à lire ).

 

En 1993 elle s’en explique dans le documentaire de Gianfranco Giagni et Ciro Giorgini, Rosabella réalisé sur les années d’Orson Welles en Italie durant vingt ans. Elle parle de ce négatif qu’Orson Welles lui aurait confié et qu’elle ramena à Paris où elle habitait à l’époque. Puis les choses ont trainé et Orson Welles devint très malade. Elle raconte qu’en 1985 lors de son déménagement elle retrouva ce négatif et lui demanda ce qu’elle devait en faire. Il lui conseilla alors de le lui envoyer pour qu’il le donne à Mauro Bonanni, le monteur qui travaillait avec lui.

Elle raconte alors :

J’ai vendu mon appartement et quitté Paris. J’ai expédié le négatif par bateau et un soir (pendant le transport) j’ai regardé les informations à la télévision avec Trauner qui avait travaillé sur les décors du film et nous avons alors appris qu’Orson était mort…

Suzanne Cloutier dans Rosabella de Gianfranco Giagni et Ciro Giorgini (1993)

 

Dans ce même documentaire elle est interrogée sur ses souvenirs lors du tournage d’Othello.

Il faut noter que ce rôle de Desdémone la poursuivra toute sa vie au point qu’un documentaire lui sera entièrement consacré en 1995 : Souvenirs d’Othello de Francois Girard qui fut présenté lors du Festival International du Film sur l’art à Montreal dans lequel elle se raconte sur les lieux du tournage d’Othello à Venise et Essaouira au Maroc.

Puis en 2002, un an avant sa mort elle produit le documentaire de sa fille Pavla Ustinov : All or nothing, un portrait de l’actrice Rosanna Seaborn.

Sur le plan personnel, Suzanne Cloutier avait divorcée de Peter Ustinov en 1971 et perdu la garde de ses trois enfants.

En 2004 sa fille Pavla Ustinov racontera quelques souvenirs au quotidien anglais The Telegraph à l’occasion de la mort de son père Peter Ustinov, des souvenirs qui nous éclairent sur les relations entre ses parents.

Ma mère a mis sa carrière en suspens pour le bien de sa famille. Elle était très maternelle et avait un grand coeur. Mes parents nous protégeaient tellement qu’ils ne prenaient jamais l’avion ensemble pour être sûrs que nous aurions au moins l’un de nos parents en cas de crash ! […] Elle aidait à la promotion d’un festival de film à Montreal lorsqu’elle est tombée malade en 2003. Ma mère n’a pas voulu nous dire qu’elle était mourante. Cela faisait une semaine qu’elle était à l’hôpital et elle agissait comme si elle allait rentrer rapidement à la maison. Mais c’était trop tard.

Quatre mois plus tard, le 28 mars 2004, ce fut le tour de son mari Peter Ustinov de décéder rapidement en Suisse où il résidait. Pavla Ustinov raconte que le divorce entre Suzanne Cloutier et Peter Ustinov s’était mal passé et qu’ils s’étaient quittés en mauvais termes, Suzanne Cloutier perdant la garde de ses trois enfants. « Ils ne se sont pas parlés pendant 30 ans » raconte Pavla Ustinov étonnée d’apprendre après sa mort que Peter Ustinov adressait des messages à Suzanne Cloutier en passant par son frère Igor. « Ils n’ont jamais vraiment arrêté de s’aimer. Je pense que ce long silence entre eux était la preuve de la force de leur amour. Un amour comme celui-là amène à ces extrémités. »

Suzanne Cloutier est morte le 2 décembre 2003 à l’âge de 80 ans à Montréal, Canada, d’un cancer du foie.

 

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Filmographie de Suzanne Cloutier

sources : imdb + wikipédia + cinéartistes + cinémemorial

1943 Tentation ( Temptation ) de Irving Pichel avec George Brent

1950 Le miracle de Sainte Anne ( La langouste qui ne pense à rien ) d’Orson Welles

1949 Au royaume des cieux – de Julien Duvivier avec Serge Reggiani

1951 Juliette ou la clé des songes – de Marcel Carné avec Gérard Philipe

1952 Othello ( the tragedy of Othello : The moor of Venice ) d’Orson Welles avec Micheál MacLiammóir

1952 Derby day / Four against fate – de Herbert Wilcox avec Michael Wilding

1954 Toubib or not toubib ( doctor in the house ) de Ralph Thomas avec Dirk Bogarde

1961 Romanoff et Juliette ( Romanoff and Juliet) de Peter Ustinov avec John Gavin

1964 Reportage  de Pierre Prévert avec Peter Ustinov (Seulement apparition)

1985 Concerto grosso modo de François Aubry (Seulement voix)

1993 Rosabella de Gianfranco Giagni et Ciro Giorgini (documentaire)

1995 Souvenirs d’Othello de François Girard (documentaire sur Suzanne Cloutier)

1997 Moustaches (Whiskers) de Jim Kaufman (voix)

1998 La comtesse de Bâton Rouge (The Countess of Baton Rouge) d’André Forcier avec Robin Aubert

2002 – All or nothing de Pavla Ustinov avec Rosanna Seaborn (Documentaire – productrice exécutive)

 

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Videos

[youtube width= »425″ height= »349″]http://www.youtube.com/watch?v=7pjIkdJmK2k[/youtube]

Suzanne Cloutier et Gérard Philipe dans Juliette ou la clef des songes de Marcel Carné

La scène de la gifle dans Othello d’Orson Welles avec Suzanne Cloutier

[youtube width= »425″ height= »349″]http://www.youtube.com/watch?v=hugVNsxCiyw&feature=related[/youtube]

La mort de Desdémone (Suzanne Cloutier) dans Othello d’Orson Welles

 

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Liens

Notice biographique sur le site CinéArtistes.com.

Celle sur le site Cinémemorial.

Nécrologie parue dans le quotidien anglais The Guardian.

Celle parue sur le site canadien Northern Stars.

Celle parue dans le quotidien québécois Le Devoir.

Courte notice avec quelques photographies rares sur le blog d’Ann Laurén.

Article « L’Étoile noire »: Suzanne Cloutier chez Orson Welles sur le site Erudit.org (à télécharger en pdf).

Une interview émouvante de Pavla Ustinov, la fille de Suzanne Cloutier et Peter Ustinov à l’occasion de la mort de celui-ci en 2004 pour le quotidien anglais The Telegraph.

 

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4 Responses to “Biographie + Filmographie de Suzanne Cloutier (1923-2003)”

  • Carroll Richer La Fleche

    Le premier mari de Suzanne Cloutier était mon père. Ils se sont mariés et mon père a tout d’abord permis à cette dame d’étudier à Los Angeles, où il a pu continuer ses études de médecine. Il l’a ensuite envoyée à Paris pour qu’elle puisse devenir actrice. Après quelque temps elle l’a appelé pour divorcer. Voilà ce que j’ai appris de ma tante qui était très proche de mon père.

  • webmaster

    Merci Monsieur. Mais comme je l’ai souligné au début de mon article. Les sources divergent à propos de sa date de naissance. Il me faudrait une copie du registre d’Ottawa ou à défaut une photo de sa tombe avec sa date de naissance. Cordialement.

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