Articles de presse sur Suzanne Cloutier

1950 – « Desdémone d’Othello » (Cinémonde)

 

« Paris – Venise – Rome – Mogador, étapes de la jeune gloire de Suzanne Cloutier : Maria du « Royaume », Desdémone d’« Othello », vedette en deux films »

par Robert Chazal

Article paru dans le numéro 806 de Cinémonde daté du 16 janvier 1950

 

SUZANNE CLOUTIER, fille de famille, cana­dienne, brune, jeune comédienne et puis inter­prète principale de Au Royaume des Cieux, le film de Jeanson et Duvivier. Voilà le sou­venir que nous avions gardé d’elle. Nous nous rappelions aussi sa timidité (plutôt, sa réserve), cet air un peu inquiet, ce sourire vite effacé, cette tension de tous les instants qui troublait un peu et sans raison apparente — les bavardages les plus anodins. Suzanne Cloutier, une jeune fille lancée, par sa seule volonté dans la grande bagarre de la vie d’artiste ; une bourgeoise acceptant les risques de l’étran­ger, d’un métier difficile; une actrice commençant par jouer Shakespeare, en Amérique et puis, vivant la vie dure des tournées avec Jean Dasté.

Passant par Paris, d’où elle va partir pour achever le tournage d’Othello, le nouveau film d’Orson Welles, elle nous est apparue blonde (Desdémone oblige) mais toujours aussi secrète. Davantage peut-être. La pièce où elle habite près des Champs-Elysées est encore imperson­nelle; elle y a séjourné trop peu de temps pour être vraiment chez elle. Pourtant dans une petite bibliothèque, tout contre le divan bas, des livres trahissent ses préoc­cupations en même temps que ses préférences tout Molière, tout Anouilh, Giraudoux, Sartre et puis Gide, Camus, La Condition humaine de Malraux.

Sur la cheminée, un parfum : « Coeur de Feu ». Sur le petit bureau, des lettres étalées en désordre, des lettres du Canada et, aussi, quelques feuilles noircies d’une écriture très haute. Une réponse à ses parents.

Mes parents vont venir me voir ici dans quelques mois.

Suzanne m’a dit cela parce qu’elle a vu mon regard tourné indiscrètement sans doute – vers les lettres. Elle l’a dit de cette voix qui, elle non plus, ne se livre jamais tout à fait. Mais elle continue à chercher, dans la chambre, cette fameuse ceinture qui doit rompre la ligne de sa robe et en compléter l’harmonie. Et je peux ainsi remarquer encore des valises entassées les unes sur les au­tres, ainsi qu’un grand carton à dessin.

Ouvrez le carton si vous voulez, ce sont des photos qu’Allegri a faites de moi pendant le tournage d’Othello en Italie. Je les aime beaucoup mais ne les prenez pas, elles ont été faites pour moi, uniquement pour moi.

Le ton est gentil… gentiment impérieux et je regarde les photos puisque Suzanne cherche toujours sa ceinture et que, certainement, elle ne bavardera pas tant que la ceinture ne sera pas autour de sa taille extrêmement fine. Un autre changement à noter dans cette nouvelle Suzanne. Sans que la mode y soit pour beaucoup, son allure s’est modifiée. Elle est habillée de façon moins neutre et ses formes jeunes, belles, sont mieux soulignées, mises en en valeur. La Canadienne Suzanne Cloutier est devenue Parisienne, ce qui est charmant et paradoxal puisqu’elle vient de séjourner si longtemps en Italie.

Dans le carton aux photos il y a la page que Lucie Derain consacra, en mai dernier, à Suzanne. Cette page mérite bien d’être ainsi mise à l’honneur puisque c’est grâce à elle que Suzanne est Desdémone. On connaît l’his­toire : Orson Welles, ayant commencé Othello en Italie en était à sa quatrième Desdémone et pas plus que la première, la quatrième ne donnait satisfaction. C’est à ce moment que notre directeur, Maurice Bessy, arracha cette page d’un numéro de Cinémonde et l’envoya à son ami Orson Welles avec ces simples mots : « Voici votre Desdémone ! »

Et Orson Welles enchaîne Suzanne, à qui je rappelle l’anecdote, et Orson Welles était le lendemain à Paris pour vingt-quatre heures. Juste le temps de me parler, de voir une bobine d’Au Royaume des cieux et il m’emmenait en Italie pour faire un essai. Ce fut terrible. Songez, j’étais la cinquième ! Et il fallut me faire décolorer les cheveux sans savoir si je serais choisie. Pensez, à ce qu’au­rait été mon retour à Paris, blonde… et évincée. Ce n’est pas le trac que j’avais, j’étais en proie à une véritable panique. Je fus acceptée quand même.

– Le plus dur était fait !

Je n’en suis pas si sûre.

Suzanne a pour dire cela, un ton quelque peu effrayé. Ses yeux fuient les miens, pour mieux revoir ce passé récent.

J’étais seule au milieu de très grands artistes, de spécialistes de Shakespeare; je ne connaissais personne et mes débuts furent mauvais. J’en avais conscience et le soir, je pleurais dans ma chambre. La journée même je pleurais dans ma loge. Je savais que j’avais la plus grande chance de ma vie et je craignais de n’en pas profiter. Et puis, peu à peu, j’ai repris confiance en moi, grâce à la bonté de tous, à l’intelligence d’Orson Welles.

Toute à ses souvenirs, Suzanne parle maintenant, plus naturelle, plus détendue. Pour oublier que notre conversa­tion ressemble à une interview, assise bien sagement devant son bureau, elle commence à se vernir les ongles, puis elle range ses papiers, met des lettres sous enveloppe, commence une adresse, sans jamais terminer sa tâche. Pas pour se donner une contenance; c’est plutôt, pour elle, une façon de rester seule avec elle-même. Mais, soudain, ses souvenirs ont suffisamment d’intensité, son enthousiasme enfin est assez fort pour qu’elle me regarde en continuant :

Vous savez que c’est une merveilleuse aventure. Oh ! pas seulement le fait d’être Desdémone dans un film d’Orson Welles, mais bien de revivre ainsi dans un siècle passé. Car nous tournions dans des décors vrais, que ce soit à Rome,Venise, ou Viterbe. Je suis arrivée là-bas, alors que le film se tournait déjà depuis plusieurs semaines. Les costumes avaient perdu leur mauvais clinquant;- ils étaient vrai­ment les costumes des acteurs. Et souvent de me voir moi-même, en Desdémone, au milieu d’êtres parfaitement adaptés à leur rôle, et leurs costumes dans des décors authentiques, je me surprenais à vivre dans un autre âge. Et c’est sans doute cette impression qui domine tous mes souvenirs… C’est merveilleux… Tenez, à Viterbe, au coeur de la civilisation, étrusque, je me suis surprise à ne plus visiter les monuments en touriste, mais avec la mentalité, les réactions de quelqu’un d’autrefois.

– Un véritable rêve éveillé.

J’ai eu sans doute tort d’interrompre Suzanne. L’en­chantement est rompu et c’est maintenant d’un ton plus neutre, plus impersonnel, qu’elle m’annonce son départ pour Mogador où seront tournées les dernières scènes d’Othello. Pourtant elle retrouve une joyeuse spontanéité pour dire qu’elle a eu beaucoup de joie à présenter à Saint-Etienne Au Royaume des Cieux, au moment des fêtes.

A Saint-Etienne, vous pensez, là où j’ai commencé à jouer des pièces de théâtre, en France !

– Et après Othello ?

Je n’en sais rien du tout. Quand je joue un rôle (elle devrait dire : quand je vis un personnage)  je ne puis penser à aucun autre. J’ai, vous le savez, signé avec Orson Welles un contrat pour plusieurs films. Si les dates de tournage avaient concordé, j’aurais tourné avec Jean Renoir, aux Indes, mais ça n’a pas été possible. C’est dommage, car cela aurait été une expérience passionnante.

– D’autres vous attendent…

– Je le pense… mais pour le moment je suis Desdé­mone et c’est magnifique.

Ce qui domine chez Suzanne Cloutier, c’est décidé­ment un amour presque têtu de son métier de comédienne, une soumission totale à son art. Tout le reste, on le sent, a bien peu d’importance. Sa réussite n’est pas miraculeuse. Son histoire n’est pas un conte de fées. Si elle est devenue Suzanne Cloutier vedette, c’est parce qu’elle sait ce qu’elle veut, qu’elle ne veut que cela et qu’elle le veut bien.

Et la poignée de main qu’elle échange avec l’interviewer, à la fin de la conversation, est un point final amicalement énergique. Mais avant que la porte ne se ferme elle vous lance :

Surtout, soyez gentil, envoyez-moi votre article dès sa parution. Cela me fera tellement plaisir!

Et l’on se surprend à penser que tant de réserve est un jeu, derrière lequel se cachent la timidité, peut-être, mais à coup sûr beaucoup de malice.

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