Roland Lesaffre

1963 – « 15 ans de Cinéma par Georges Lange » (Jeunesse et Cinéma)

 

– article paru dans le magazine Jeunesse Cinéma – (hors série du 1° trimestre 1963) –

Un vif remerciement à Christine Leteux qui m’a transmis cet article

Roland Lesaffre : 15 ans de Cinéma par Georges Lange

La vie de Roland Lesaffre mériterait d’inspirer le scénario d’un film. Il a connu mille aventures dans divers pays du monde. Il a cotoyé tout ce qui compte dans le cinéma. il a tourné dans plus de 50 productions. Aussi ses confidences sont-elles pleines d’intérêt. Notre envoyé spécial Georges Lange les a recueillies pour vous. Vous verrez, c’est du vrai cinéma… A vous de juger.

 

Plantons le décor

Roland LESAFFRE occupe deux appartements ; dans l’un il vit ; dans l’autre il a installé ses bureaux. Ils sont situés tous les deux au dernier étage de maisons mitoyennes de la rue Caulaincourt, sur les pentes de Montmartre. De là-haut, on découvre tout PARIS.
Dans le salon, on remarque une porte monumentale, en bois sculpté, sur laquelle est gravée une curieuse inscription : « Ni moy sen toy, ni toy sen moy ».
– Cette porte, je l’ai achetée à TAORMINA, dans un couvent de Sicile. Je n’ai pas l’explication de cette curieuse orthographe, dit Roland LESAFFRE.
Une imposante bibliothèque munie de portes massives dépassant soixante kilos chacune, monte jusqu’au plafond.
– Elle a été construite par Eugène FASQUELLE, l’éditeur de ZOLA, pour y ranger les oeuvres du célèbre romancier.
Bien d’autres objets sollicitent l’attention : une torche du Palais des Doges de VENISE, des tableaux modernes, un piano, un aquarium immense contenant les poissons les plus rares, une très grande volière où chantent des oiseaux extraordinaires… des poupées et une quantité incroyable de menus objets ravissants.
– J’ai rapporté beaucoup de souvenirs du JAPON et de tous les autres pays où j’ai eu l’occasion d’aller.
Les bureaux se trouvent dans la maison voisine. Il faut descendre dans la rue et reprendre l’ascenseur pour s’y rendre. Pourquoi des bureaux? Parce que Roland LESAFFRE n’est pas uniquement comédien ; il vend également des films dans tous les pays du monde.

 

Une Enfance malheureuse

Apprenons maintenant à connaître le personnage… Roland LESAFFRE, où et quand êtes-vous né?
– A Clermont-Ferrand, le 26 Juin 1927. Père belge et mère française.
– Portez-vous votre véritable nom ?
— Oui, c’est tellement plus commode !
LESAFFRE mesure 1 m 75, et pèse 68 kgs. Il a les cheveux châtain foncé et les yeux marron clair. Ses signes particuliers sont très nombreux mais on peut se contenter de citer un tatouage représentant une tête de mort, sur une jambe.
— Parlez-nous de votre famille.
— C’est une famille très simple. J’ai perdu mon père qui servait dans l’armée. Ma mère, une blanchisseuse, était de famille très modeste.
Il n’est pas possible d’en savoir davantage… Disons que ses parents se sont désintéressés de lui, de bonne heure, pour des raisons qu’il ne nous appartient pas de juger. Presque aussitôt après sa naissance, Roland fut mis en nourrice.
— Avez-vous des souvenirs de votre petite enfance ?
— Non. Mes souvenirs d’enfance partent de ma douzième année. Quand la guerre de 1939 éclata, j’avais douze ans, j’ai été placé dans un camp de Jeunesse. Il y avait là des garçons de tous les rangs de la société… Moi, je voulais apprendre un métier et l’on me faisait faire surtout du jardinage. J’avais horreur de cela. Alors, un jour, pour me venger, j’ai planté des poireaux à l’envers. J’ai fait plusieurs camps, dont ceux de FETIA et BRIVE-la-GAILLARDE. A FETIA, je me suis révolté parce qu’on me faisait caler les roues des avions Allemands (c’était un camp d’aviation.) Considéré comme un insurgé, j’ai été envoyé dans un camp disciplinaire où il y avait beaucoup de gars comme moi, abandonnés dans la vie ou dont la famille avait été déportée en ALLEMAGNE. Ensuite, j’ai été envoyé à BRIVE-la-GAILLARDE. Nous commencions à huit heures du matin, nous apprenions le dessin industriel, la forge, la menuiserie. J’ai travaillé avec enthousiasme pendant un an et demi et j’allais passer mon C.A.P. (j’avais choisi la menuiserie) lorsque les Allemands sont arrivés…
— Comment viviez-vous ?
— Oh, à la dure. Nous avions un sac de couchage et une couverture. Réveillés à six heures nous allions casser la glace à la rivière pour nous laver. Ensuite, il y avait la montée des couleurs. Le drapeau français était hissé en haut d’un mat et l’un de nous criait : « A moi, compagnons ! » Et nous répondions : « FRANCE »! Au moment de la soupe, il y avait une chanson qui disait : « Si la soupe a du bon, le travail aussi. Merci ». Aussitôt après ce « merci » chacun enfournait sa soupe.
— Quel genre de blagues faisiez-vous avec vos camarades ?
— Nous allions surtout dévaliser les vergers et nous rentrions les vêtements bourrés de pommes.
— Et le sport ?
— Nous faisions du Cross. Dans les Minimes, j’avais été sélectionné pour les championnats de la Haute-Vienne et j’étais arrivé troisième. Puis, ce furent les championnats inter-régionaux et enfin ma sélection pour le National. J’avais demandé et obtenu une permission pour aller à PARIS, mais l’argent du voyage me manquait ! Arrivé à la gare, j’ai acheté seulement un ticket de quai et montai dans le train. Dans le compartiment. j’ai expliqué ma situation à mes voisins et me suis caché sous la banquette quand le contrôleur est passé. A la gare de Lyon, j’ai pris mes jambes à mon cou et je suis passé dans la cohue. Le lendemain, j’étais au départ du National. Je suis arrivé dans les premiers et mon nom a été imprimé dans les journaux !
— Comment êtes-vous revenu au Camp ?
— En voyageant de la même façon. Comme je n’avais pas les moyens de coucher à l’hôtel, j’avais passé la nuit dans un square. Quand on connut les circonstances de mon voyage, on me punit en m’envoyant ramasser les blés dans une ferme. Mais à mon retour de la ferme, on me donna un poste à mon goût, celui d’aide-moniteur d’éducation physique.
— Par la suite, vous deviez vous distinguer dans divers sports… Voulez-vous citer quelques-uns de vos titres ?
— J’ai été finaliste d’Europe de boxe, champion et recordman de la marine des 100 et 400 m plats. Je suis allé aux Jeux Olympiques pour les 400 m plats, j’ai été classé 5ème dans les militaires en 1948, aux Jeux du Monde, toujours sur les 400 m plats… Mais c’est surtout la boxe, qui m’a apporté les plus grandes joies et qui a eu une importance décisive sur ma carrière.

 

Je prends le maquis

Roland LESAFFRE n’avait que treize ans lorsqu’il connut, après les camps de jeunesse, le dramatique épisode du maquis.
— Les Allemands étaient venus au camp, un matin de bonne heure, pour nous chercher mais nous étions déjà partis ! Lorsque nous avons rejoint les combattants maquisards, en raison de mon âge, on m’a affecté au ravitaillement en munitions, c’est-à-dire que je portais les munitions destinées aux fusils-mitrailleurs.
— Vous avez dû connaitre des heures… mouvementées ?
— Oui. Je me rappelle notamment ma première mission : 11 s’agissait d’attaquer un convoi allemand d’une quinzaine de camions. La guerre me faisait jusqu’alors un peu l’effet d’une série d’aventures comparables à celles que je lisais dans les journaux illustrés. Bref, voilà que ça pétarade dans tous les coins et que je vois des gars tomber. Les Allemands cherchaient à se protéger en sautant dans les fossés. Soudain le garçon pour lequel je portais des munitions ouvrit la bouche et se mit à crier. Puis, il ne cria plus. Il était mort. A un autre moment, je vis un Allemand debout comme moi. Il me mit en joue et à l’instant où il allait tirer, il tomba, mort. Je me suis sauvé mais dans une mauvaise direction et je me suis trouvé nez à nez avec un Allemand qui, me voyant soudain, me montra son brassard de la Croix Rouge en bredouillant des mots qui, dans sa langue, devaient signifier « Non, non pas moi ! Il faut que je soigne les blessés ». Or je n’avais aucune arme et je n’étais qu’un gamin de treize ans. Je me suis agenouillé à côté de lui et il m’a pris dans ses bras pour me protéger. Quand ce fut terminé, il a été fait prisonnier par mes compagnons et, avant de partir, il m’a embrassé. Je ne l’ai jamais revu.
Le jeune Roland LESAFFRE avait quinze ans quand il réussit à rejoindre, en ALGERIE, les forces du Général LECLERC. Il voulut s’engager mais on commença par lui faire passer des examens…
– Il y eut des épreuves de dissertations, de géographie, d’algèbre… et l’on refoulait sur les fusiliers-marins ceux qui avaient les notes les plus basses, tandis que les autres devenaient matelots d’équipage. Ces examens se déroulèrent dans des conditions que je n’oublierai jamais ! On m’avait placé à côté d’un grand garçon très maigre qui avait ses deux bachots et préparait une licence. Comme ma page restait blanche et que je regardais machinalement ce que mon voisin faisait, il me passa sa copie. C’était la dissertation ; mais il me passa aussi les problèmes et tout le reste. Au moment de l’oral, je me débrouillai tant bien que mal et j’obtins la moyenne ! Et j’entendis appeler « LESAFFRE, Instruction 6, Ecole des Pilotes » .. Après trois mois dans cette école, on s’est aperçu que j’étais assez cancre et l’on n’a pas insisté. On m’a dirigé sur l’Ecole des Fusiliers-Marins, à SIROCO où régnait une discipline de fer. C’est là qu’il m’arriva de faire une fameuse connaissance.

 

Je rencontre Gabin

Le quartier-maître de la chambrée où était le jeune LESAFFRE s’appelait MONCORGE. Et ce MONCORGE n’était autre que Jean GABIN.
— D’abord, explique LESAFFRE, je ne savais pas qui était ce MONCORGE. Alors les copains m’ont dit : « GABIN, voyons ! Pépé-le-Moko ».
— Etait-il sévère ?
— Oui, mais pas méchant. Un jour, comme je ne marchais pas au pas, il me l’a fait remarquer :  » Et le pas, alors ? ». Je me suis insurgé, bêtement : « Ah ! ce qu’il peut être embêtant, le Pépé ! ». « Qu’est-ce que vous dites ? Je vais vous mettre sur le rapport, moi. Vous aurez de mes nouvelles ! ». Mais les mois ont passé et GABIN ne mit jamais sa menace à exécution. L’entraînement continuait avec des marches de nuit, des parachutages, etc… C’était exténuant. Je ne pesais plus que quarante kilos. Puis, un jour, on s’est aperçu que j’étais doué pour la boxe. Toute les compagnies avaient leurs championnats de boxe, de natation, de course. Je me suis engagé dans diverses épreuves et j’ai gagné une course, le saut en hauteur, le décathlon, un match de boxe.
— Etiez-vous, de ce fait, exempt de corvées ?
– Oui. Pour moi, plus de marches épuisantes de nuit, plus d’exercices de tir… Et, à la salle de boxe, j’ai retrouvé…
— GABIN !
— Parfaitement. Mais quelqu’un d’autre aussi : Marcel CERDAN, le fameux bombardier marocain, l’homme qui devait devenir un très grand champion et finir de façon si dramatique… Et plus tard, nous devions être réunis, GABIN et moi, grâce à la boxe, dans le film « L’AIR de PARIS ».
— Citez-nous des anecdotes concernant GABIN et CERDAN.
— Le vrai GABIN, pour moi, c’était le monsieur qui était debout à six heures et qui, en short et chandail, courait et sautait pendant des heures, qui mangeait avec les hommes de troupe, qui s’entraînait chaque jour à la salle de boxe.
— Quel écart d’âge aviez-vous ?
– J’avais dix-sept ans et il devait en avoir dans les quarante… Quel chic bonhomme ! Quand je n’avais pas le sou, à la cantine, il me payait un casse-croûte. Pourtant, il avait un caractère bougon, renfrogné et voulait se faire respecter. Par exemple, si on se baignait dans un endroit interdit, il arrivait furieux et criait « Espèces de vauriens, je vous mets sur la peau de bouc ! ». La peau de bouc, c’était le rapport. Mais les jours passaient et l’on ne voyait rien venir. Quant à CERDAN, qui était matelot d’équipage, il s’entrainait souvent dans une salle d’ALGER où j’allais aussi. Un jour, on me dit de boxer contre un Américain appartenant à l’équipage d’un bateau arrivé la veille. Le gars fort de son avantage au poids, me sonne, me balance dans les cordes et m’ouvre l’arcade sourcilière. CERDAN avait assisté au combat. « Tu es fatigué ? » me demanda-t-il. « Oui, dis-je, j’ai l’arcade et la lèvre fendue et je combats après-demain ». « Ne t’inquiète pas, reprit-il, je vais lui régler son compte ». Il prend mon adversaire et pan ! en l’air. Un deuxième arrive… pan ! en l’air. Et un troisième arrive et fonce sur CERDAN en fermant sa garde. Or, CERDAN était un gars très gentil ; si vous vouliez boxer, il boxait mais si vous vouliez jouer au tueur sur un ring, il ne l’admettait pas. Alors, il a frappé et allongé l’américain qui est resté plusieurs minutes inconscient.
Ensuite, pendant six mois, le matelot LESAFFRE suivit les cours de moniteur d’éducation physique. GABIN était rentré en FRANCE, CERDAN était parti pour les championnats d’EUROPE. La FRANCE était libérée.
— Alors, je participai à la libération d’ALGER, aux opérations des Hauts-Plateaux, de SETIF, KERATA, BOUGIE. Il me restait encore cinq ans à passer dans la marine. Je voulais voyager, embarquer… voir du pays. On formait un détachement de volontaires pour terminer la guerre d’INDOCHINE et du Pacifique. Alors je me suis présenté…

 

La Grande aventure

C’était au début de 1945; Roland LESAFFRE avait dix-huit ans. Embarqué sur l’EMILE-BERTIN, comme fusilier marin et moniteur d’éducation physique, il passa quartier-maitre.
— Nous commençâmes par débarquer à SAIGON, puis nous nous enfonçâmes dans la jungle… Et cela a duré sept mois. Nous étions six-cents au débarquement de la baie d’ALONG, en 1944, et, le soir-même, il y eut près de six-cents morts. Le même drame s’est reproduit un an plus tard à la baie de TOURANE.
— Quelle est l’action la plus héroïque à laquelle vous avez participé ?
— Je préfère ne pas répondre à cette question… Pour moi, il n’y eut rien de tellement héroïque… Foncer pour enlever un piton de mitrailleuse, ce n’est pas de l’héroïsme, c’est de la folie… Une fois, oui, j’ai fait un combat de boxe héroïque parce que l’honneur de la Marine Française était en jeu. On m’appelait KID CHAMPION. J’étais opposé à un Anglais pour les championnats du Pacifique. Grand tralala avec drapeaux, Marseillaise et les Hymnes anglais et américain. Et tout-à-coup quelque chose s’est déclenché en moi, je me suis senti Français ! Et quand le combat fut commencé, mes supporters criaient : « Vas-y, FRANCE… vas-y KID ! ». J’ai fini par gagner par abandon et je me suis retrouvé recevant l’accolade des amiraux et de tous les gradés. Oui, ce jour-là, j’ai fait quelque chose d’héroïque pour la FRANCE.
Si l’on demande à Roland LESAFFRE de citer quelques-unes des dix-sept décorations qui constellèrent sa poitrine, il hausse les épaules et admet qu’il en est une qu’il porte discrètement sur ses vestons : La Médaille de Moniteur de JOINVILLE. Mais il a encore : les décorations de la Méditerranée, du CAMBODGE, de l’AFRIQUE du NORD, la fourragére rouge des survivants du commando EMILE-BERTIN etc… Il a reçu la première à dix-sept ans ! Roland LESAFFRE finit par rentrer en FRANCE, en passant par la CHINE et la RUSSIE, rapatrié par le SUFFREN tandis que l’EMILE­BERTIN continuait son tour du monde.

 

Qu’allais-je devenir ?

— J’avais vingt ans et j’étais malade ! Je ne pouvais plus boxer à cause de mes blessures, l’une à la jambe, une autre au bras. J’ai eu trois mois de convalescence et ce fut la fin de mon engagement dans la Marine. Alors, que devenir ? Me tourner du côté du Sport ? C’est ce que je fis en entrant au RACING CLUB de FRANCE. Je voulais convertir mon brevet de moniteur à l’armée en un poste équivalent, dans le civil. J’allai donc m’entraîner à JOINVILLE. Là je connus MIMOUN, qui devint un de mes meilleurs amis. Mais j’espérais toujours ma nomination de moniteur et, en attendant je fus détaché à MIMISAN, à ANTIBES puis à TOUSSUS le NOBLE…
— Quelle était alors votre activité ?
— Je faisais passer les épreuves du Brevet à des Marins et à des officiers. J’imposais la discipline du Sport et les officiers comme les autres devaient faire leurs « Performances » sinon ils étaient recalés. C’est à cette époque qu’un jour, dans le métro, je fis une rencontre qui décida de mon avenir.
Dans le métro, en effet, LESAFFRE rencontra un vague camarade qu’il connaissait un peu pour l’avoir vu opérer à JOINVILLE, un photographe qui prenait des clichés des athlètes. Leur conversation peut se résumer ainsi :
— Tu vas à JOINVILLE ?
— Oui. Toi aussi… photographier comme d’habitude ?
— Non, cette fois, je vais dans un studio de Cinéma. On tourne un film : LA MARIE du PORT.
— Ah !
— C’est Marcel CARNE le metteur en scène. Tu connais ?
— Pas du tout.
— Il y a aussi Jean GABIN.
— GABIN ! Sans blague ?
— Oui. Pourquoi, tu l’a déjà vu ?
— Je te crois ! C’est un ami.
Comme rien d’urgent ne m’attendait à JOINVILLE je décidai d’accompagner mon ami au studio. Arrivé sur un plateau, je vis GABIN qui tournait une scène. Comme il ne disait pas un mot, j’ai cru seulement qu’il se préparait. Aussi, n’ai-je pas hésité à l’interpeller « Salut, Jean ! Tu me reconnais ? » Comme il me regardait et toujours sans me répondre, j’ai continué « Alors, tu ne reconnais plus ton copain ? » A ce moment-là, j’ai entendu une voix terrible hurler « Mais, qu’est-ce que c’est ? Mettez-moi ce type dehors ! ».
La voix, on l’a deviné, appartenait au metteur en scène, Marcel CARNE. Voilà comment le jeune LESAFFRE se retrouva de l’autre côté de la lourde porte du Studio. Espérant toujours voir GABIN, il entra dans un bar-restaurant, situé face au Studio et le miracle se produisit. L’acteur y vint avec Marcel CARNE et, avisant Roland LESAFFRE, lui fit un signe amical de la main en lut disant : « Alors, tu ne voyais pas qu’on tournait ? »
Tourner ! Pour l’ancien marin, ce mot n’avait aucune signification. Comme il était visible que son vieux copain de régiment avait besoin de gagner sa vie, GABIN, très gentiment dit à CARNE : « Il était dans la Marine avec moi. Si tu pouvais lui faire faire un peu de figuration ».
– Et c’est ainsi que, par le plus grand des hasards, j’ai fait mon entrée dans le Cinéma, en 1949, avec une simple silhouette. Le tournage dura une quinzaine de jours et l’on me dit que ce que j’avais fait était très bien. On me conseilla de me diriger vers la comédie et de prendre des leçons.
— A quel cours, vous êtes-vous inscrit ?
— A celui de Maurice ESCANDE. Je côtoyais là des élèves bien habillés, ayant leur voiture devant la porte. C’était un autre monde pour moi ! Cependant, comme mon pécule et l’argent que j’avais gagné au studio s’amenuisaient, je me mis à travailler la nuit, déchargeant des colis aux halles.

 

L’inespéré arrive

— Un jour, j’appris qu’ESCANDE allait faire passer des auditions pour Marcel CARNE qui préparait un film : JULIETTE ou la CLEF des SONGES. J’ai dit à ESCANDE : « CARNE, je le connais, j’ai travaillé avec lui et mon ami GABIN ». Il m’a regardé en souriant puis m’a dit : « Alors, tu as peut-être ta chance… Viens aux auditions ». Le lendemain, j’étais sur place de bonne heure, CARNE était dans la Salle, entouré de quelques personnes. Il assistait aux auditions sans mot dire. Quand une vingtaine d’élèves furent passés sur la scène, j’insistai pour auditionner. J’ai donné une tirade de « MITHRIDATE ». Ce fut une catastrophe. Tout le monde jacassait, on ne me prêtait pas la moindre attention. Puis, quand ESCANDE m’eut dit poliment : « Merci, mon petit, c’est très bien » je lui demandai : « Je voudrais passer autre chose ». Pris au dépourvu, il me regarda en soupirant : « Ce n’est pas très long ? ». « Non, non ». Et je récitai un poème de Camille François : Mon Chien. Je le terminai avec des larmes dans les yeux et descendis de la scène. Alors, l’inespéré arriva : Marcel CARNE m’a appelé et m’a tendu une carte de visite en me disant : « Passez au bureau de la production de Sacha GORDINE, pour des essais ».
Deux semaines passèrent… Les essais eurent lieu et, à cette occasion Roland LESAFFRE faisait la connaissance d’une toute jeune fille qui dansait alors dans un ballet de Léonor FINI; elle avait un minois de chat sauvage et s’appelait Leslie CARON. Sur le plateau, il y avait un personnage qu’on ne connaissait pas non plus, qui assistait aux essais. C’était Gene KELLY. Quand il vit les bouts de film de la danseuse, il la demanda à CARNE pour en faire la vedette de son film « Un américain à PARIS »,
— Mais, vos essais ?
— J’attendis en vain des nouvelles de la production. Alors, au bout d’un mois, n’y tenant plus, je téléphonai à Marcel CARNE. Il me répondit alors que je ne jouerais pas le rôle principal du film qui serait tenu par Gérard PHiLIPE, mais un rôle de légionnaire. Ce fut mon premier rôle marquant au cinéma.
1950… Roland LESAFFRE a vingt-trois ans. Il est devenu un acteur. Pendant toute sa carrière i1 tournera avec les plus grands metteurs en scène : CAYATTE, BECKER, CARNE, HITCHCOCK etc… et avec les artistes les plus en vue.

 

Comment je travaille mes rôles

Dans « L’ETRANGE MADAME X », Roland LESAFFRE joua le rôle d’un barman. Il était entouré de Michèle MORGAN, Henri VIDAL et Roland ALEXANDRE, Le metteur en scène GREMILLON voulait faire vrai et, comme une scène du film se déroulait dans un petit café restaurant du Faubourg saint Antoine…
— Pour bien entrer dans la peau de mon personnage, j’ai pensé que je devais effectuer un stage de garçon de café. En effet, je ne voulais pas risquer d’être critiqué parce que je n’aurais pas su porter un plateau ou verser un apéritif. J’allai chez MANIERE, rue Caulaincourt, tout à côté de mon domicile et expliquai au patron de quoi il s’agissait. Comme je n’étais pas encore connu comme acteur, je ne risquai pas d’être découvert ! Or, il arriva une aventure amusante en ce sens que le chef des garçons du bar fut jaloux de moi. Pour hériter de mes pourboires, il m’envoyait toujours à la cuisine ou à la cave. Le dernier jour, j’ai offert le champagne à tout le monde et le garçon en question a donc appris pour quelle raison j’étais là. Il n’a rien dit mais il m’a adressé une lettre merveilleuse pour s’excuser de son attitude et me remercier de la leçon que je lui avais donnée.
— Avez-vous fait d’autres stages pour la préparation de certains rôles ?
– Oui, dès l’année suivante, en 1951. Aux côtés de Raymond PELLEGRIN et MOULOUDJI, je tournai, sous la direction d’André CAYATTE dans NOUS SOMMES TOUS DES ASSASSINS, qui devait obtenir le Grand Prix à VENISE. Mon rôle était celui du coiffeur de la prison. Donc, il fallait que je sache tenir ciseaux, peigne et tondeuse… Je travaillai pendant trois semaines dans une école de coiffure. Je mangeais à la cantine avec les autres et le soir j’étais de corvée pour balayer.
CASQUE D’OR de Jacques BECKER a permis également à Roland LESAFFRE de faire une apparition marquante, en compagnie d’artistes exceptionnels : Simone SIGNORET, Serge REGGIANI, Claude DAUPHIN.
— Puis, ce fut l’année 1952 et je tournai L’AMOUR d’une FEMME de GREMILLON, avec Massimo SERATO, Micheline PRESLES, Gaby MORLAY et CARETTE, Marc CASSOT… J’étais un gardien de phare, ancien marin. Pendant trois mois, nous avons vécu à OUESSANT, mais je suis parti avant les autres car j’étais attendu pour un autre film qui devait faire parler de lui et de moi : Thérèse Raquin. GREMILLON est venu m’accompagner sous la pluie battante, jusqu’à l’un des bateaux qui n’avaient pu accoster de la journée entière à cause de la tempéte. Et il m’a dit : « Tu vas tourner avec CARNE… Pars confiant. Je te souhaite d’être meilleur encore qu’avec moi ».

 

J’emprunte un smoking pour le festival

Dans Thérèse RAQUIN, Roland LESAFFRE retrouvait Marcel CARNE. Il faisait connaissance de deux merveilleux acteurs : Simone SIGNORET et Raf VALLONE. Le film gagna les récompenses suivantes : Grand Prix d’Amérique, Grand Prix au JAPON, Grand Prix à VENISE. Roland LESAFFRE, obtint le Médaille d’or à BRUXELLES, fut classé meilleur acteur en Allemagne et admis parmi les révélations de l’année. Ce fut vraiment son grand départ.
— Invité à VENISE, pour le Festival, il me fallut emprunter un smoking à un maître d’hôtel, pour pouvoir assister à la projection des films. Pour la première fois, je fus photographié par les reporters. Le film remporta le Grand Prix. CARNE me dit : « Je l’ai mais c’est toi qui le méritais ! ». Pour la première fois j’avais touché un gros cachet : quatre-cent-mille francs. Je m’achetai un beau costume et je mis le reste de l’argent en banque. Puis je fis connaissance de Luciano EMER, un metteur en scène Italien. Je tournai pour lui : PARIS est toujours PARIS et je touchai un cachet impressionnant pour l’époque : près d’un million.
– Qu’en fîtes-vous cette fois ?
– Je m’achetai une motocyclette ! Et je ne tardai pas à échanger cette moto contre une quatre chevaux… dès que j’eus commencé mon film suivant.
Ce film, qui réunissait deux lions CARNE et GABIN, et un lionceau mais en vedette cette fois, Roland LESAFFRE, avec ARLETTY et Marie DAEMS, ce fut L’AIR de PARIS.
— Cette fois, je n’eus pas besoin de faire un stage, mais j’allai m’entraîner pendant un mois avec des finalistes des Championnats d’Europe, tels que Seraphin FERRER, Chérif HAMIA et Robert LEGENDRE. Dans la boxe, je m’y connaissais, mais ce n’était pas une raison pour me reposer sur mes lauriers… défraîchis. On ne mime pas un combat de boxe, il faut réellement le vivre… D’autres acteurs que moi le disent, par exemple Alain DELON qui dut s’entrainer durement pour ROCCO et ses FRERES.
Après avoir refusé quatre films, Roland LESAFFRE signa un contrat pour LA MAIN AU COLLET d’HITCHCOCK, avec Grace KELLY, Cary GRANT, Charles VANEL, Brigitte AUBER… – HITCHCOCK me téléphona lui-méme et me demanda de venir le voir. Nous avons parlé… Je lui ai fait remarquer que mon anglais était très défectueux et il m’a dit : « C’est sans importance. Je vous ai vu à l’écran, vous avez du talent ». J’ai signé un contrat magnifique, se montant à plusieurs millions. Alors, j’ai peut-étre perdu un peu la tète. J’ai invité quantité de gens à dîner, j’ai habillé des copains, je croyais que je tenais la fortune et qu’elle était inépuisable. Mais il faut bien comprendre que c’était pour moi une revanche contre toute la vie que j’avais eue jusqu’alors, surtout pendant ma jeunesse… J’ai été jalousé, je me suis découvert des ennemis… N’en parlons plus, puisque tout cela c’est du passé.
– Alors, parlez-nous de l’Amérique et d’HITCHCOCK.
– J’ai dépensé beaucoup d’argent à HOLLYWOOD car je voulais tout connaître… De ce fait, je ne dormais guère, j’allais au Dancing, à la boxe, et je me couchais à des heures impossibles. De ce fait, j’arrivais en retard au Studio. Alors, un jour, HITCHCOCK m’interpella : « Hé ! la Butte Montmartre, quand on dit huit heures-et-demi, ce n’est pas neuf heures ! Comment dit-on en Français ? » Je lui répondis « L’heure c’est l’heure. Avant l’heure c’est pas l’heure et après l’heure, c’est plus l’heure non plus ! ». Le lendemain je trouvais dans ma loge un grand écriteau portant cette phrase. HITCHCOCK l’y avait fait placer bien en évidence.
– Grace KELLY ?
– C’est une très grande dame. La grande Américaine, très mince, très belle. Je suis sorti deux ou trois fois avec elle.
Rentré d’HOLLYWOOD, Roland LESAFFRE avait signé pour un film très important avec FELLINI, IL BIDONE. Mais l’affaire ne se fit pas et il avoue qu’il le regrette énormément. Un an passa et, après un séjour en ITALIE, il revint en FRANCE. C’est là, en 1955, à CANNES qu’il fit la connaissance de celle qui devait devenir sa femme : la japonaise Yoko TANI.
— Ensuite, sous la direction de Clément DUHOUR, je tournai un rôle dans le film de Sacha GUITRY Si PARIS m’étais conté. J’étais très content de travailler auprès de grands acteurs tels que : Michèle MORGAN, Jean MARAIS, Sophie DESMARETS etc…
Par la suite, la carrière de Roland LESAFFRE se mit à bifurquer. Le stade de jeune premier était dépassé ; il fallait recommencer à zéro ou presque. En 1958, sous la direction de Georges LAMPIN, il tourna dans CRIME et CHATIMENT, avec GABIN, Marina VLADY et Robert HOSSEIN. Puis ce fut le départ pour le JAPON, avec Yoko TANI, car il devait être son partenaire dans LA JEUNESSE AUX PIEDS NUS.
— Ce film LA JEUNESSE aux PIEDS NUS n’a pas été projeté en FRANCE et je le regrette. C’était un peu ROMEO et JULIETTE à la manière japonaise. Lorsque nous sommes rentrés, nous avons ramené avec nous Masako SATO, notre petite habilleuse qui est devenue ma gouvernante depuis six ans et qui vient de débuter au cinéma, en somme dans son propre rôle… dans DU MOURON pour les PETITS OISEAUX.

 

La nouvelle vague naît grâce aux « Tricheurs »

Dans sa carrière en dents de scie, les films se succèdent avec des chances et des destins divers… SOUPÇON de Pierre BILLON, la LOI des RUES de Ralph HABIB, MEFIEZ-vous FILLETTES de Yves ALLEGRET, La BONNE TISANE de Bromberger. Puis…
– Puis, un jour, je réunis SPAAK et CARNE pour essayer de faire un film : LES MAINS VIDES. Comme le titre ne leur plaisait pas, ils en ont trouvé un autre : LES TRICHEURS.
LESAFFRE mit quatre mois à monter l’affaire. Aucun producteur n’en voulait. Un seul accepta, celui de CASQUE d’OR, Robert DORFMAN.
— C’est alors que la nouvelle vague a pris son essor, affirme LESAFFRE. Sans LES TRICHEURS elle n’existait pas. Pascale PETIT, TERZIEFF. BELMONDO, BRIALY, Andréa PARISY, CHARRIER, sont sortis de là ; et l’on sait ce qu’ils sont devenus !
— Une anecdote concernant LES TRICHEURS…
— Au premier tour de manivelle, en présence de la Presse, c’était à moi de commencer avec Pascale PETIT. On tournait la scène au cours de laquelle elle vient apprendre son amour à son grand frère. Et le grand frère — moi — lui disait : « Qu’est-ce que tu racontes ?… L’amour, c’est beaucoup plus simple ; quand on s’aime, il n’y a pas d’histoires. Alors, tu prends l’appareil et tu le lui dis ! ». Nous avons donc commencé et soudain CARNE s’est exclamé : « LESAFFRE ! vous parlez faux ! Mais ce n’est pas possible… Il faut retourner au cours, Monsieur ! » Et moi, abasourdi : « Mais Marcel… ». « Il n’y a pas de Marcel ! ». « Mais voyons, CARNE… ». « Il n’y a pas de CARNE ! ». « Mais enfin Monsieur ». « Il n’y a pas de Monsieur ». Et cela a duré pendant vingt minutes. Je ne comprenais pas pourquoi CARNE était si méchant avec moi. Et devant tout le monde ! Il y a eu un cocktail de Presse, mais moi, je suis resté dans ma loge et je me suis écroulé. Seule, Denise VERNAC, qui faisait le rôle de ma mère, m’a consolé. Puis j’ai croisé CARNE et SIGURD dans un couloir. Alors, j’ai dit : « Marcel, pourquoi as-tu été si violent ? ». Il m’a regardé en souriant et il m’a dit : « Merci ». SIGURD m’a fait un clin d’oeil et, par la suite j’ai appris la vérité : CARNE tenait à sa réputation de metteur en scène épouvantable sur le plateau ; il lui fallait ce subterfuge pour pouvoir tenir tête pendant trois semaines à de jeunes débutants. Et j’avais servi de tète de turc !
1958 avait vu l’avènement de la nouvelle vague. Les anciens, acteurs et metteurs en scène ne travaillaient plus… Comme tant d’autres, Roland LESAFFRE dut tenir tête à cette marée. Quelques rôles se succédèrent dans : PARIS, c’est l’AMOUR, Le SEPTIEME JOUR de SAINT MALO. Puis, brusquement, sans transition, en 1959, ce fut pour lui un des sommets de sa carrière avec l’un de ses meilleurs rôles, celui de BIG CHIEF de TERRAIN VAGUE (Marcel CARNE).

 

— En 1960, je tournai quelques films sans intérêt, puis enfin l’un de mes rôles préférés dans un film de Jean-Jacques VIERNE LA FETE ESPAGNOLE ! Ce furent ensuite LES MENTEURS de Ed. T. Greville, puis LA FILLE TARTARE dans un rôle pour lequel je dus apprendre à jouer de la guitare, à danser les pas russes, à chanter et à galoper à cheval. Et nous voici arrivés au présent avec L’ACCIDENT mis en scène par Ed. T. GREVILLE d’après le roman de Frédéric DARD… avec Magali NOEL, Georges RIVIERE, et Danik PATISSON… J’interprète le rôle d’un ancien marin un peu dérangé d’esprit. Et je viens d’achever LE MOURON pour les PETITS OISEAUX de Marcel CARNE. Dans ce film, je suis LE SIPHONE, petit tailleur en chambre.

 

— Il nous reste à vous poser une question à propos de ce rôle. Vous devinez peut-être laquelle ?
— Naturellement. Oui, je suis allé faire un stage chez de petits tailleurs pour apprendre à m’asseoir comme eux et à couper le tissu.

Saluons sans réserve une telle conscience professionnelle. Elle est le signe distinctif des grands acteurs et cette honnêteté semble un gage de succès. Encore beaucoup de succès et de bons rôles, voilà ce que Jeunesse Cinéma souhaite à Roland LESAFFRE l’homme aux mille aventures, l’acteur aux cinquante films.

 

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