Louis Jouvet

1951 – Louis Jouvet raconté par 30 témoins de sa vie – part2 (Cinemonde)


« LOUIS JOUVET RACONTE PAR TRENTE TÉMOINS DE SA VIE »

Une enquête d’HERVE LE BOTERF ET GERALD TILLY parue en quatre parties dans Cinémonde.

SECONDE PARTIE – N°896 daté du 06 octobre 1951

Nous évoquions, la semaine dernière les débuts difficiles de Jouvet.

C’est aujourd’hui à l’animateur, à l’acteur de théâtre célèbre que vont les hommages de ses familiers.

Appelé à la direction de la Comédie des Champs-Elysées, en 1923,  Jouvet y monte des pièces de Jules Romains, Marcel Achard, Jean Cocteau, Steve Passeur, Bernard Zimmer… Puis, c’est la rencontre décisive avec Jean Giraudoux, dont il révèle : Siegfried, Amphytrion 38, Intermezzo
En 1934, Jouvet s’installe à l’Athénée. Il monte L’Ecole des femmes de Molière, interprète le rôle d’Arnolphe, lance Madeleine Ozeray.

Pendant l’occupation, il part pour l’étranger avec sa troupe.

A son retour, en 1945, Jouvet retrouve son théâtre et monte La Folle de Chaillot. Il présente ensuite Don Juan et Tartuffe, de Molière.

Jean COCTEAU : « De l’entêtement à la plus grande ouverture… »

Lorsque Jouvet me demanda La Machine infernale, je lui parlai de Christian Bérard. Bérard venait, du premier coup, de prouver sa maîtrise à la Comédie-Française avec La Voix humaine. Jouvet ne voulut rien entendre, sous prétexte que Bérard ne présentait aucune maquette, qu’il se contentait de griffonner sur des nappes.
Mais Jouvet n’était pas long à comprendre. Il passait de l’entêtement à la plus grande ouverture. Je ne lui imposai pas Bérard. Je l’emmenais avec moi. Jouvet l’écoutait parler, raconter décors et costumes.
L’entreprise de séduction passa mes espérances. Après une semaine, Jouvet ne quittait plus Bérard, l’appelait par son surnom, le consultait pour toute chose, grande ou petite. Et cela dura jusqu’à ce que les deux hommes se séparassent et se rejoignissent par les secrètes machineries de la mort.



Bernard ZIMMER : « Ça ne fera pas un rond… »

Jouvet ? Je l’ai connu après l’autre guerre. Nous habitions alors la même maison. Enroulé dans un ample manteau, le chapeau rabattu sur les yeux, la cigarette aux lèvres, il partait tous les matins, à grands pas, vers la Comédie des Champs-Elysées. Je l’accompagnais parfois. Sorti depuis peu du Vieux-Colombier, Jouvet ne cachait pas sa joie, acteur, de ne plus fouler le ciment inerte, mais un plancher qui répondait au pied. Son premier soin avait été de rétablir la rampe, « barrière nécessaire », disait-il.
Il optait pour le théâtre sans doctrine. Il allait devenir son maitre. Les difficultés commençaient. Les premières années — il y a trente ans, presque — furent pour lui souvent saumâtres. Enfin Siegfried vint.
Un souvenir ? Giraudoux avait d’abord pensé à tirer un film, pour Charles Boyer, de son roman. Il m’en parla. Et il en fit une pièce. J’en portai le manuscrit, un après-midi, à Jouvet, au théâtre. Jouvet et Giraudoux ne se connaissaient pas. Je les réunis, à déjeuner au parc Montsouris. Les répé­titions commencèrent. La veille de la générale. Jouvet me dit : « Ça ne fera pas un rond, mais ce sera un honneur pour moi d’avoir monté c’te pièce !… »



Julien BERTHEAU de la Comédie-Française : « Nous sommes des orphe­lins… »

A qui, maintenant, allons-nous demander conseil ? Qui nous expliquera le théâtre et ses mystères, comme, seul, Louis Jouvet savait le faire ? Nous sommes tous des orphelins…
C’est au début de la saison 1927 que je fus présenté à Louis Jouvet. Il allait monter Le coup du 2 décembre, de Bernard Zimmer : la distribution de cette pièce comportait un rôle de jeune homme. Par malheur pour moi, je ne fus pas engagé.
Au concours du Conservatoire de la même année, nous sortions de la salle survoltée de la rue du Conservatoire. Louis Jouvet était là. Il me regarda de son oeil bleu irrem­plaçable et me dit : « Que fais-tu cet été ? — Rien hélas ! — Veux-tu partir en tourner avec moi pour jouer dans Léo­pold le Bien-Aimé ? » Ma joie n’avait pas de limites.
Le soir de la première représentation, au premier entracte (je n’étais que du premier acte) le Patron me fait appeler. Avec patience il m’expliqua une fois encore, une fois de plus le personnage, joua la scène. La sonnette de la fin de l’en­tracte mit fin à cette « leçon particulière ».
Ce fut ainsi pendant un mois. Un soir, c’était le trentième jour de tournée, nous étions à Vichy. Entracte, je m’attendais, inquiet, à être appelé. Rien. Je frappe timidement à la porte de sa loge. « Que veux-tu ? » me dit-il. en s’épongeant le front. (Jouvet, en scène, ruisselait littéralement.) « C’est moi », fis-je penaud. Il éclata de rire. « Eh bien ! non, ce soir ce n’était pas trop mal. Va te promener. » Je ne deman­dai pas mon reste. Sur la porte, il me rattrapa. « Nous en reparlerons demain ! »



Pierre RENOIR : «angoissé… »

On sait mal à quel point il était anxieux, perpétuellement angoissé, peu confiant en lui-même : état général qui se traduisait par un besoin de travail incessant, une constante recherche inquiète…
Louis ne savait pas se reposer. Rentré chez lui après le théâtre, il lisait jusqu’à des heures impossibles, annotant les ouvrages. Lorsque je lui montrai un très beau Balzac que je venais de recevoir, il fit la moue… Un peu déçu, j’interrogeais :
– Tu ne le trouves pas beau ?
– Euh… oui… mais, les marges…
– Les marges ?…
– Oui… Les pages sont imprimés de bout en bout. Comment travailler avec ça ?…

Gabrielle DORZIAT : « On se serait fait  » crever  » pour lui ! »

La puissance de travail de Jouvet était extraordinaire : son désir de perfection en avait fait cet être anxieux, jamais satisfait, cherchant, cherchant toujours.
Il épuisait de travail ses camarades, ses collaborateurs « toujours sur le métier remettant son ouvrage », mais tous et toutes, de grand cceur. se seraient fait « crever » pour « le Patron » ! Avec quelle angoisse il me demandait au soir de Electre : « Crois-tu que cela marchera ? Crois-tu qu’ils aimeront cela ? » Et pour Tartuffe : « Tu sais, je puis d’avance te dire les critiques que nous aurons, toi et moi. » Et, devant cette salle de répétition générale – bien décidée à ne pas sortir des vieilles routines déjà vues et des sentiers battus -­ il livra bataille, bien fatigué déjà, mais bien décidé à la gagner. Hélas ! ce fut sa dernière bataille, et elle fut consacrée par le triomphe qu’il remporta auprès du public qui lui, avait compris.



Georges NEVEUX : « Le Patron était timide. »

On s’étonnerait d’entendre parler d’un Jouvet timide. Et pourtant, timide, il l’était. Il avait une idée si haute de son métier qu’il appréhendait toujours d’entreprendre un nouveau spectacle, et qu’il estimait n’avoir jamais réussi. Et, comme acteur (peu l’ont remarqué, tant il se maîtrisait) il a toujours eu, avant d’entrer en scène ce qu’on appelle le « trac ».
Je me rappelle qu’un soir, il y a juste vingt ans, il apprit, au cours du premier acte (il était en scène) que Copeau était dans la salle. Et, toute la soirée, Jouvet fit un effort prodi­gieux pour se surpasser. La représentation finie, Copeau vint le voir. Et j’entends encore Jouvet, pourtant célèbre déjà demander craintivement à Copeau : « Patron, est-ce que j’ai fait des progrès ? »


Haut de page

Leave a Reply